VII

Pendant plus de trois heures Zélima était restée étendue sur le lit, inerte, raide. On aurait pu croire qu’elle avait cessé de vivre.

La désolation était autour d’elle. Allait-elle donc mourir ?

Un certain nombre de personnes restaient devant l’auberge ; ces personnes donnaient des nouvelles de la jeune femme à ceux qui, à chaque instant, venaient en demander, car la population, très émue, s’intéressait vivement à la jeune femme inconnue. Son malheur était si grand, si épouvantable !… C’était une pitié sympathique, profonde, qu’elle avait inspirée à tout le monde.

Quand le médecin entra dans la chambre, il y avait quinze ou vingt minutes environ que Zélima était sortie de sa léthargie. Par quelques mouvements, d’abord, elle avait rassuré Marie Rose et les autres femmes qui étaient près d’elle ; car pendant tout le temps écoulé elles avaient eu l’horrible crainte de ne pas la voir revenir à la vie.

Après avoir remué les bras, la jeune femme eut plusieurs tressaillements successifs, sortes de crispations nerveuses, puis ses yeux s’ouvrirent largement et prirent peu à peu un éclat fiévreux. Mais les paupières restaient immobiles et le regard fixe ; pas un mouvement des prunelles. Cependant les principaux organes reprenaient leur fonctionnement : elle respirait, son corps et ses membres n’avaient plus la même rigidité ; elle était moins froide ; un peu de rose, se montrant sur ses lèvres et ses joues, annonçait que la circulation du sang commençait à se rétablir. Toutefois, sa bouche restait muette : pas une plainte, pas un gémissement, pas un cri ; aucun son ne sortait de sa gorge. Rien ne venait indiquer qu’elle eût repris connaissance.

En voyant paraître le médecin, les femmes éprouvèrent aussitôt un immense soulagement. La malade leur ayant été confiée, le médecin leur enlevait une sorte de responsabilité qui, jusque-là, avait pesé sur elles comme. un poids énorme.

Le médecin, amené par le juge de paix, était, en même temps qu’un vieux praticien, un homme d’un grand savoir. Depuis quarante ans qu’il exerçait dans le pays, il avait rendu de très grands services aux populations ; il était très estimé, très aimé et tout le monde avait en sa science la plus entière confiance.

Maintes fois, d’ailleurs, il avait donné des preuves de sa valeur ; on ne comptait plus le nombre des moribonds sauvés par lui dans des cas désespérés.

Le docteur Cornevin était une célébrité départementale. Dans des cas particuliers on l’appelait de fort loin, soit pour une consultation, soit pour donner lui-même des soins à un malade.

Le docteur Cornevin s’approcha du lit de Zélima et resta un instant immobile, les yeux fixés sur le visage de la jeune femme, comme s’il s’oubliait à la contempler. Mais aux mouvements de sa physionomie, à l’expression de son regard, au froncement de ses épais sourcils, on aurait pu deviner la tristesse de ses pensées.

Cependant, ayant tiré de sa poche un instrument d’acier, il le fit passer sur les yeux de la jeune femme, les touchant presque. Le regard resta fixe, comme si l’organe de la vue eût été paralysé. Du bout du doigt il toucha légèrement les paupières ; elles n’eurent pas un frémissement, elles étaient raidies sous l’os frontal.

– Hum, hum ! fit le docteur.

Il se redressa et lentement sa tête s’inclina sur sa poitrine.

Quelques minutes s’écoulèrent au milieu d’un profond silence.

À la fin, Marie-Rose, dévorée d’inquiétude et perdant patience, s’approcha du médecin.

– Eh bien, monsieur Cornevin, lui demanda-t-elle, que pensez-vous ?

Arraché à sa méditation, le docteur hocha la tête.

– J’observe, j’examine, j’attends, murmura-t-il : je suis en présence d’un phénomène singulier ; la situation de cette jeune femme est grave, très grave.

– Alors vous croyez qu’elle va mourir ?

– Je ne veux pas dire cela. Il y a eu au cerveau un ébranlement terrible, qui me paraît avoir amené la paralysie de plusieurs organes.

– Je comprends, dit Marie-Rose en pleurant, vous n’avez pas d’espoir.

Après un court silence, le docteur reprit :

– Elle respire ; tant qu’elle aura un souffle de vie, il faut espérer.

Alors il donna différents ordres, demandant diverses choses qu’on s’empressa de lui apporter.

Il s’inclina au chevet de la malade et employa successivement les moyens les plus énergiques pour rendre la sensibilité aux organes. Il y réussit en partie. Mais, vers midi, une complication inattendue vint aggraver la situation : La jeune femme fut prise par les douleurs de l’enfantement. Elle poussait de longs gémissements, des plaintes sourdes, et se tordait sur sa couche dans d’horribles convulsions.

– N’ayant pas été prévenu, le docteur n’avait pas apporté les instruments de chirurgie qui pouvaient lui être nécessaires.

Il se fit donner une feuille de papier sur laquelle il écrivit rapidement quelques lignes.

– Qu’on porte ceci immédiatement au juge de paix, dit-il ; un gendarme montera à cheval, ira chez moi prendre ce que je demande et reviendra aussitôt.

On courut à la mairie et de là chez le maire où le juge de paix déjeunait. Mais celui-ci n’avait plus ses gendarmes ; il avait renvoyé l’un à Verzéville et fait partir le second dans une autre direction, afin que, le jour même, toutes les brigades de gendarmerie de l’arrondissement prévenues, elles puissent se mettre à la recherche des assassins. Heureusement le maire avait un cheval à l’écurie. Faute de selle, un domestique lui attacha une couverture sur le dos au moyen d’une sangle, l’enfourcha et partit au galop. À une heure et demie il était de retour.

– Enfin ! s’écria le docteur, qui attendait avec impatience et dans une angoisse inexprimable.

Une heure après, Zélima mettait au monde une petite fille.

Marie-Rose la reçut dans ses bras.

– Seigneur Dieu, est-elle petite ! exclama-t-elle ; mais comme elle est mignonne, comme elle est gentille ; Ah ! pourvu qu’elle vive !

– Elle vivra, répondit le docteur, et c’est bien un miracle.

– Maintenant, monsieur Cornevin, c’est sa maman qu’il faut sauver.

Le docteur garda un morne silence. Deux grosses larmes roulaient dans ses yeux.

Il pensait, le bon docteur, aux terribles fatalités de la vie, à la destinée qui attendait cette frêle créature qui venait de naître pour ainsi dire entre deux cercueils ; car il ne se faisait aucune illusion ; il voyait que la jeune mère était perdue ; il savait que sa science, que toutes les ressources de son art ne pouvaient lutter, cette fois, contre la mort.

La malade était retombée dans son immobilité : elle était étendue de nouveau comme une masse inerte. Nul n’aurait pu dire si elle avait eu conscience de ce qui venait de se passer, si quelque chose en elle lui avait fait sentir sa maternité. Elle avait toujours les pupilles dilatées, mais la lumière de ses yeux s’était éteinte. Maintenant, sa respiration seule indiquait qu’elle vivait encore.

Sa figure livide avec des tons jaunes, ses lèvres décolorées, ses narines serrées, ses grands yeux ouverts, sans regard, et l’aspect général de son corps, tout semblait appartenir à un cadavre.

– Dès demain, Marie-Rose, il faudra une nourrice à cette enfant, dit le docteur.

– Il ne me sera pas difficile de la trouver.

– Tant mieux !

– La mère Rigaud, notre voisine, se dispose à sevrer son petit garçon.

– C’est juste, Marie-Rose ; le petit, si j’ai bonne mémoire, aura bientôt un an.

– À Noël, monsieur Cornevin.

– Eh bien, ma brave Marie-Rose, j’approuve votre choix : Angélique Rigaud sera une excellente nourrice. Il faudra la voir ce soir.

– Tout à l’heure, monsieur Cornevin.

– Si elle consent, dès ce soir nous lui confierons l’enfant.

– Mais la mère, monsieur Cornevin, la mère ?

– C’est du haut du ciel qu’elle veillera sur la pauvre créature, répondit tristement le docteur.

– Oh ! oh ! perdue ! soupira Marie-Rose.

Le docteur Cornevin ne s’était pas trompé. À quatre heures, Zélima rendit le dernier soupir.

À deux pas du lit de mort, le nouveau-né dormait dans un grand panier dont on avait fait provisoirement un berceau.

Le docteur, très ému, ferma les yeux de la morte et se retira silencieusement.

Marie-Rose alluma un cierge et mit dans un vase, qu’elle plaça sur la table de nuit, de l’eau bénite et une petite branche de buis également bénit.

Quelques minutes après le départ du médecin, une femme entra sans bruit dans la chambre. Elle s’approcha du lit en faisant le signe de la croix, puis elle prit le rameau vert et fit tomber quelques gouttes d’eau bénite sur le corps, en disant tout bas le premier verset du De profundis.

Cela fait, elle tendit la main à Marie-Rose, qui avait les yeux rouges.

– Quel malheur ! murmura-t-elle ; c’est épouvantable !

Marie-Rose poussa un long soupir et montra le panier à Angélique. Celle-ci avança, et, pendant quelques secondes, les yeux humides, elle regarda la tête de l’enfant. Ensuite elle prit le panier et l’emporta.

Le juge de paix n’avait pas perdu son temps ; il avait poussé son enquête aussi loin que possible. Certes, ce n’était pas sa faute s’il n’avait pas obtenu tout ce qu’il désirait.

À peu près certain que l’homme inconnu avait été jeté dans la rivière plus haut que le moulin, il fit appeler le meunier et ses deux garçons Tous trois avaient passé la nuit ; mais ils déclarèrent n’avoir rien vu et rien entendu. Cela s’expliquait par le bruit de l’eau et des machines en mouvement.

Claude Royer fut également entendu. Mais nous savons qu’il ne pouvait fournir aucun autre renseignement que ceux qu’il avait précédemment donnés.

Sa femme, appelée à son tour, avait apporté un commencement de clarté, en racontant sa courte conversation avec le voyageur, qui l’interrogeait au sujet de Jules Cornefer. Elle était convaincue que l’homme et la femme venaient de Verzéville, où ils avaient été amenés parle courrier de Varnejols. C’était donc entre Verzéville et Blaincourt, ou peut-être même dans la voiture du courrier, que le voyageur avait rencontré Jules Cornefer ou l’individu qui avait pris son nom.

Ceci obligeait le juge de paix à interroger le courrier de Verzéville. C’est après la déposition de Marie-Rose qu’il avait fait partir les gendarmes ; celui qu’il avait renvoyé à Verzéville devait aller trouver le courrier pour le prier de se rendre immédiatement à la mairie de Blaincourt.

Instruit de la chose grave qui le faisait appeler, le courrier ne perdit pas une minute. Quand il arriva à Blaincourt, le juge de paix et le maire ayant déjeuné étaient revenus à la mairie.

– La nuit dernière un crime a été commis à Blaincourt, dit le juge de paix au courrier ; un voyageur, dont jusqu’à présent nous ne savons pas le nom, a été jeté dans la rivière. Est-ce vous qui avez amené hier matin ce voyageur et sa jeune femme à Verzéville ?

– Une jeune femme enceinte ?

– Parfaitement.

– C’est moi, monsieur le juge de paix.

– D’où venaient-ils ?

– Probablement de Remiremont, car ils sont descendus de la voiture du courrier de Varnejols pour monter dans la mienne.

– Vous n’aviez que ces deux voyageurs ?

– Et deux autres, deux hommes, monsieur le juge de paix.

– Ah !

– Ils avaient retenu leurs places d’avance ; mais l’un d’eux a cédé sa place au voyageur, qui était avec son épouse, et s’est placé à côté de moi sur mon siège.

– Ces deux hommes venaient-ils aussi de Remiremont ?

– Je ne sais pas : ils étaient à Varnejols longtemps avant l’arrivée du courrier.

– Ils étaient ensemble ?

– Ils n’en avaient pas l’air ; mais j’ai bien vu tout de même qu’ils se connaissaient.

– Ensemble ou séparément, ces deux hommes prennent-ils quelquefois votre voiture ?

– Jamais, monsieur le juge de paix ; je les ai vus hier pour la première fois.

– Alors, vous ne les connaissez pas ?

– Je ne les connais pas.

– Les avez-vous revus hier, dans la nuit ou ce matin ?

– Je ne les ai pas revus, monsieur le juge de paix.

– Écoutez, mon garçon, nous avons plusieurs raisons, non pas seulement de supposer, mais de croire que ces individus sont les auteurs du crime.

– Ah ! les brigands ! exclama Lucot avec un mouvement de fureur.

– Il paraît évident que les deux misérables attendaient leur victime à Varnejols. Quand ils sont descendus de votre voiture à Verzéville, avez-vous vu la direction qu’ils ont prise ?

– Je n’ai pas fait bien attention et je ne saurais dire de quel côté s’en est allé celui qui était près de moi. Quant à l’autre, c’est différent ; il a pris avec le monsieur et la dame le chemin de Blaincourt ; ils ont dû passer par la sapinière. J’ai même remarqué que les voyageurs avaient fait connaissance en voiture, car ils paraissaient être au mieux ensemble.

Le juge de paix et le maire échangèrent un regard rapide.

– Maintenant, mon garçon, reprit le magistrat, donnez-moi aussi exactement que possible le signalement des deux hommes.

– Je n’ai pas bien vu leurs figures ; ils avaient des chapeaux de feutre gris à larges bords, un long cache-nez de laine enroulé autour du cou, des blouses bleues à peu près pareilles à la mienne, et de grandes guêtres de cuir bouclées jusque sous les genoux. Il m’a semblé que c’étaient deux maquignons.

– Les misérables s’étaient déguisés, pensa le juge de paix.

– Avez-vous autre chose à me dire ? demanda-t-il à Lucot.

– Non, monsieur le juge de paix.

– Alors, mon garçon, je vous remercie ; vous pouvez retourner à Verzéville.

On avait fait apporter à la mairie la valise de Charles Chevry et, on en avait fait l’inventaire. On y avait trouvé deux billets de banque de cinq cents francs et, dans une petite bourse de soie verte, douze pièces d’or de vingt francs, puis du linge non marqué ; mais pas un seul papier qui aurait pu donner un renseignement, fournir un indice quelconque.

Le mystère restait impénétrable.

Quel avait été le mobile du crime ?

Comment le découvrir, si l’on ne parvenait pas à savoir le nom de la victime ?

Ce nom était la clef de tout.

C’est avec ce nom que la justice pouvait diriger ses recherches, et, remontant aux causes, dissiper les ténèbres et enfin mettre la main sur les meurtriers.

À la fin de cette laborieuse journée, le juge de paix était fort découragé ; il voyait les nombreuses et insurmontables difficultés qui allaient se dresser devant la justice.

Sa mission, à lui, était terminée. Il avait averti le parquet. Le procureur impérial ou un substitut et un juge d’instruction allaient arriver à Blaincourt dans la nuit ou au plus tard le lendemain, matin.

Share on Twitter Share on Facebook