IV Amis et rivaux

Edmond avait laissé son cigare s’éteindre entre ses lèvres.

Philippe, dès le commencement de la conversation, avait écrasé le sien dans une assiette. Pendant quelques instants les deux amis restèrent silencieux. Philippe paraissait absorbé en lui-même.

– À quoi pensez-vous ? lui demanda Edmond.

– À bien des choses, entre autres à cette mutuelle sympathie qui nous a attirés l’un vers l’autre et a fait de nous deux amis.

– Et nous ne nous connaissions pas il y a un an.

– C’est vrai, mais Mme Clavière était entre nous comme le trait d’union entre deux mots. Vous m’avez franchement donné votre amitié. Et elle est sincère.

– J’en suis sûr, et la mienne l’est également. Certes, mon cher Edmond, vous venez de m’en donner un témoignage auquel je suis extrêmement sensible ; et votre confiance en moi m’impose le devoir de vous accorder également la mienne. Eh bien, je vais vous parler à mon tour d’un autre amour sans espoir dont Mme Clavière est aussi l’objet.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire, Edmond, que j’aime aussi Mme Clavière, et que mon amour, non moins grand et non moins dévoué que le vôtre, n’a rien à attendre, rien à espérer.

– Oh !

– Vous aimez Mme Clavière depuis près de deux ans ; je l’ai aimée, moi, lorsqu’elle était encore jeune fille, avant qu’elle devînt la femme d’André Clavière, mon ami ; mon amour est né devant le lit d’un mourant, au bord d’une tombe qui allait s’ouvrir.

Mon affection pour André Clavière était profonde, et au milieu des préoccupations douloureuses qui précédèrent son mariage, sitôt suivi de sa mort, je n’avais pu me rendre exactement compte de l’impression que Marie Sorel avait faite en moi ; ce ne fut que lorsque les derniers devoirs eurent été rendus au malheureux André, que je fis l’analyse des sentiments que j’éprouvais pour la jeune veuve ; alors je découvris que c’était l’amour, un amour ardent qui s’était emparé de mon cœur.

Tout d’abord, je m’étais dit : – « Elle a de l’amitié pour moi, elle m’accorde sa confiance, elle ne me repoussera pas lorsque, arrivée à la fin de son deuil, je lui offrirai mon nom ; André Clavière l’a épousée pour légitimer son enfant, moi je l’épouserai pour l’aider à élever cet enfant et en être aussi le père.

– Elle n’a pas accueilli votre demande ?

– Je ne lui ai jamais dit que je l’aimais et j’ai fait tout ce qui dépendait de moi afin qu’elle ne le soupçonnât point.

– De sorte qu’aujourd’hui elle ignore encore que vous l’aimez ?

– Oui.

– Et vous dites, Philippe, que votre amour est sans espoir ?

– Comme le vôtre.

– Non, non, vous vous trompez, elle vous aime !

L’ingénieur secoua la tête.

– Vous êtes aimé, vous dis-je. Ah ! je comprends maintenant !… La voilà donc cette raison pour laquelle elle se retranche derrière ces paroles : Je ne veux pas me remarier. Elle vous aime, Philippe, elle vous aime, et comme elle ne soupçonne pas vos sentiments à son égard, grâce au silence que vous avez gardé, elle aussi croit son amour sans espoir et garde le secret de ses pensées.

– Oui, Edmond, elle garde le secret de ses pensées ; mais, dans son cœur, il n’y a pour moi qu’une simple amitié.

– Mais rien ne prouve qu’elle n’éprouve pas un sentiment plus tendre.

– Rien ne le prouve, en effet ; mais il y a des choses que l’on devine d’instinct : quelque chose me dit qu’elle a fermé son cœur à l’amour, et que dès le jour de la mort d’André Clavière elle a pris la résolution de rester veuve.

– Pourquoi aurait-elle pris une pareille résolution ?

– Hé, je ne le sais pas… là est, précisément, ce secret qu’elle ne confie à personne.

– Mais, encore une fois, je l’ai découvert, ce secret, il est dans ces trois mots : elle vous aime ! Assurément, ne se doutant pas de votre amour, elle ne peut dire à personne : J’aime M. Philippe Beaugrand.

L’ingénieur ébaucha un sourire.

– Ainsi vous ne croyez pas que je sois dans le vrai ?

– Non, non, j’ai ma conviction.

– Est-ce donc parce que vous avez cette conviction, née d’un scepticisme étrange, que vous ne lui avez jamais parlé de votre amour ?

– Oui, ce fut une des raisons qui me forcèrent à garder le silence ; mais cette raison ne s’est présentée qu’en second lieu, comme nouvel obstacle, et n’a donné que plus de force à une autre également importante et sérieuse.

– Ah !

– J’avais appris, par Me Mabillon, qu’André Clavière laissait à sa veuve une fortune de huit millions. Or, à côté de Mme Clavière, je n’étais et ne suis encore qu’un pauvre diable. J’ai à peine huit mille francs de rente et mon traitement d’ingénieur attaché au cabinet du ministre ; qu’est-ce que cela ? Quelque chose peut-être pour la fille d’un commerçant ou d’un petit bourgeois, mais rien pour Mme Clavière. L’adorable jeune femme m’attirait, mais les millions me repoussaient.

Je suis bien certain que Mme Clavière, si je lui avais demandé sa main, n’aurait pas eu la pensée qu’il pouvait y avoir dans ma démarche un misérable calcul d’intérêt ; mais d’autres n’auraient-ils pas eu le droit de me soupçonner de vénalité ?

Le monde a la critique facile et est souvent méchant ; on ne peut pas dire toujours : je me moque du qu’en-dira-t-on ; dans certaines circonstances, celui qui a souci de sa dignité et de son honneur doit redouter le jugement du monde. Et, d’ailleurs, moi-même je me disais : « Non, c’est impossible, tu ne peux pas l’épouser, elle est trop riche. »

C’est que l’amour n’exclut pas l’amour-propre, il augmente au contraire ses susceptibilités. Il est des sentiments de délicatesse avec lesquels on ne transige pas.

On peut accepter, sans se sentir trop humilié, la supériorité intellectuelle de celle à qui l’on s’est uni ; mais il répugne à un homme de cœur d’être enrichi par sa femme.

– Ceci, mon cher Philippe, est l’exposé d’une théorie que vous pourriez défendre avec vos sentiments personnels ; mais elle est facilement controversable, et la théorie contraire peut être également défendue.

– Oh ! nous n’avons pas à chicaner sur ce point, chacun a le droit de traiter une thèse à sa manière.

Enfin, avant même d’avoir compris que je ne parviendrais pas à me faire aimer et que Mme Clavière était résolue à ne pas se remarier, la fortune de la jeune femme s’était placée en travers de mes espérances et je laissais mes illusions s’échapper.

Les millions m’écrasaient.

Vous, mon cher Edmond, vous espériez vous faire aimer et épouser Mme Clavière en lui offrant votre fortune ; moi, je m’imposai le devoir cruel de m’éloigner d’elle à cause de ses millions.

Convaincu, je vous le répète, qu’elle ne se remarierait jamais, que son cœur était fermé à tout autre sentiment que celui de l’amitié, je voulus, non pas l’oublier, mais forcer l’amour à sortir de mon cœur.

– Et l’amour a été plus fort que votre volonté.

– Oui, puisque je l’aime toujours.

– Ah ! vous voyez bien que, quoi que je fasse, je ne cesserai pas de l’aimer !

– Le temps a raison de tout, mon ami. Je n’ai pas encore réussi à vaincre ma passion ; mais, déjà, il s’est fait en moi un grand apaisement, que je dois, je n’ai pas à vous le cacher, à un âpre sentiment d’égoïsme : Je me dis : « Elle ne sera pas ma femme, mais elle ne sera pas non plus la femme d’un autre. »

– Et si vous vous trompiez ?

– Si je me trompais, ma douleur serait épouvantable et je ne sais pas de quoi je serais capable.

Mais allez, mon cher, ajouta Philippe en secouant la tête, je suis sûr de ne pas me tromper.

– Enfin, Philippe, nous sommes amis et rivaux.

– Rivaux malheureux, deux pauvres malades à guérir. Serrons-nous l’un contre l’autre et en nous aidant mutuellement, entreprenons l’œuvre de notre guérison. Le voulez-vous ?

– Si ce n’est pas impossible.

– Nous le verrons bien.

Écoutez, Edmond ; dans le cas présent, l’éloignement est, je crois, ce qu’il y a de meilleur, mais un éloignement sérieux, c’est-à-dire mettre entre Mme Clavière et nous une grande distance.

Le ministre des travaux publics, d’accord avec ses collègues de la marine et des affaires étrangères, va envoyer une commission d’ingénieurs en Cochinchine et en Annam où il existe, paraît-il, de très riches gisements aurifères. On me propose de faire partie de cette commission et demain je dois donner ma réponse. Si j’accepte, je quitterai la France dans huit jours.

– Oh ! vous n’accepterez pas !

– Eh bien, mon cher Edmond, vous êtes dans l’erreur ; ma décision est prise, j’accepterai.

– Ce ne sera qu’une absence de quelques mois.

– Le travail de la commission ne durera que quelques mois, en effet ; mais une société, déjà en formation, sera autorisée à exploiter les gisements ; alors il y aura à faire d’importants travaux ; la société devra s’attacher plusieurs ingénieurs ; j’obtiendrai sans aucune difficulté la direction d’une partie de ces travaux à exécuter. Je pourrai donc ainsi rester plusieurs années en Extrême-Orient.

– Vous vous expatriez, vous vous condamnez à un exil volontaire.

– Que voulez-vous ? qui veut la fin veut les moyens.

– Je m’incline devant votre courage.

– Ce courage, mon ami, pourquoi ne l’auriez-vous pas comme moi ? Voyons, pourquoi ne nous embarquerions-nous, pas ensemble pour l’Indo-Chine ?

– Je ne suis pas ingénieur des mines, moi.

– On peut, sans avoir ce titre, faire un voyage en Asie. Edmond, si vous le voulez, nous partirons tous deux dans huit jours.

– Mais…

– À cette condition, bien entendu, que Mme Joubert ne s’opposera point à votre départ. L’un et l’autre nous nous éloignons de la France pour la même cause, parce que nous aimons sans espoir ; la main dans la main nous allons chercher le remède à notre mal.

Si votre mère vous dit : Tu peux partir, rien ne vous retient plus à Paris.

– Soit. Mais qu’est-ce que je ferais là-bas ?

– Ce qui vous plairait. Votre fortune vous permet de choisir vos distractions. Vous m’accompagneriez dans mes pérégrinations, vous pourriez même travailler avec moi ; enfin, si vous le préfériez, vous visiteriez successivement les différents États de cette importante partie de l’ancien continent.

Il va sans dire que pour vous comme pour moi, d’ailleurs, l’exil volontaire serait limité. Nous reviendrions en France dès que la cause de notre exil n’existerait plus.

– Philippe, est-ce que vous me dites tout cela sérieusement ?

– Très sérieusement, mon ami.

Edmond baissa la tête et resta silencieux.

– Allons, mon cher, reprit M. Beaugrand au bout d’un instant, avouez que votre cœur conserve encore de l’espoir.

– Eh bien, c’est vrai.

– Et cela parce que vous ne connaissez pas Mme Clavière comme moi. Ce que vous désirez, Edmond, ce que vous voudriez, je le devine. Eh bien, je verrai celle que nous aimons et lui parlerai de votre amour. Oh ! cela me coûtera beaucoup, car c’est une mission cruelle que je me donne là ; mais n’importe, mon amitié pour vous me donnera la force de supporter cette redoutable, cette terrible épreuve.

– Philippe, mon ami…

– Je la verrai, vous dis-je, et je plaiderai votre cause avec autant de chaleur que si j’avais l’espoir de la gagner.

– Vous réussirez !

M. Beaugrand eut un sourire doux et triste.

– Mon pauvre ami, répliqua-t-il, vous ne voyez même pas que vous êtes profondément égoïste ; vous ne songez pas au mal affreux qui me serait fait, si je réussissais.

– C’est vrai, je suis cruel.

– Si je réussissais, Edmond, je ne sais pas quelles souffrances j’aurais à endurer ; mais sans récriminer, sans faire entendre une plainte, je ferais le sacrifice de mon amour.

– Ah ! mon ami, vous êtes meilleur que moi !

– Non, mais je n’ai plus d’espoir et vous espérez encore. Enfin, je ferai pour vous ce que je n’oserais pas faire pour moi. Dans le cas où je réussirais, partant dans huit jours, je vous débarrasserais de votre rival.

– Et je perdrais un ami !

– Voilà une parole de consolation. Mais il y a l’autre hypothèse : si je ne réussis pas, que ferez-vous ?

– Je partirai avec vous !

– Dès maintenant vous êtes décidé ?

– Oui.

– C’est bien.

Et les deux amis rivaux se serrèrent la main.

* *

*

Le surlendemain Philippe Beaugrand se rendit chez Mme Clavière. Il était grave, ému, soucieux.

La jeune femme sentit trembler la main qui serrait la sienne.

– Chère madame, dit-il, c’est une visite d’adieu que j’ai l’honneur de vous faire aujourd’hui.

– Une visite d’adieu ! s’écria-t-elle.

– Dans huit jours je serai déjà loin de la France.

La physionomie de la jeune femme s’attrista subitement.

Il ne lui disait pas pourquoi il partait, mais elle le comprenait.

Philippe lui dit qu’il avait accepté de faire partie d’une commission d’ingénieurs nommée par le ministre et qui allait s’embarquer pour l’Indo-Chine.

– Et quand reviendrez-vous ? demanda-t-elle.

– Pas avant quatre ou cinq ans, répondit-il.

– Assurément, dit-elle, vous trouvez certains avantages à vous éloigner de la France et vous travaillez en vue du brillant avenir qui vous attend ; mais, moi, je vais avoir un ami de moins…

– Ne croyez pas cela, répliqua-t-il vivement ; si loin que soit Philippe Beaugrand, vous pourrez toujours compter sur son amitié et son dévouement.

– Oui, je connais votre cœur.

– Maintenant, chère madame, je vais, avec votre permission, remplir auprès de vous une mission assez délicate et dont je me suis chargé.

– Mon Dieu, comme vous parlez d’un ton solennel !

– La circonstance l’exige.

– Ah ! Eh bien, mon ami, je vous écoute.

– Depuis que nous nous sommes rencontrés ici dans votre salon, Edmond Joubert et moi, nous nous sommes vus souvent et nous sommes liés par l’amitié.

– Je n’en éprouve aucune surprise : deux natures également loyales doivent se rapprocher.

– Avant-hier Edmond m’a parlé de l’amour que vous lui avez inspiré.

– Ah ! il vous a parlé de cela ?

– Il m’a instruit de la démarche faite auprès de vous par Mme Joubert.

– Eh bien ?

– Comme cette démarche n’a pas eu le résultat que la mère et le fils espéraient, Edmond m’a prié d’appuyer la demande de Mme Joubert.

Mme Clavière regarda le jeune homme avec stupéfaction.

– Quoi, fit-elle, c’est vous, Philippe Beaugrand, qui venez me parler des projets de M. Edmond Joubert !

– Je ne pouvais refuser cela à mon ami.

– Votre ami vous a-t-il dit que nous avions eu ensemble un long entretien ?

– Il me l’a dit…

– Sans aucun doute, il vous a rapporté ce qui a été dit dans cet entretien, je n’ai donc pas à vous le répéter. Mais je m’étonne qu’après lui avoir parlé franchement et amicalement comme je l’ai fait, il n’ait pas renoncé à tout espoir.

C’est qu’il vous aime.

– Je le crois, il me l’a répété sur tous les tons ; mais je lui ai répondu, et cela devait lui suffire. M. Edmond Joubert a de grandes qualités, il est de ceux qui ont droit à l’amour d’une femme ; mais croit-il donc que si j’avais eu l’intention de me marier, je n’aurais pas trouvé, même avant de le connaître, celui à qui, heureuse et fière, j’aurais donné mon cœur ? Certes, en vous prenant pour avocat, M. Joubert ne pouvait mieux choisir ; mais je vous le dis tout de suite, afin de vous éviter une peine inutile, vous ne pouvez pas gagner votre cause.

– Alors vous ne voulez plus m’écouter ?

– Si, je veux bien vous écouter. Mais vous êtes prévenu.

– Ce qui plaide plus éloquemment que je ne saurais le faire en faveur de la demande dont vous avez été l’objet, c’est que Mme Joubert et son fils croyaient que vous n’aviez qu’une très modeste fortune.

– Aussi ai-je été fort touchée de leur désintéressement.

– Cependant, en lui faisant promettre d’en garder le secret, j’ai cru devoir apprendre à Edmond Joubert que vous aviez une très grande fortune.

Vous me pardonnerez cette indiscrétion en faveur de l’intention qui me l’a fait commettre. Après avoir dit à Edmond tout ce que je pouvais pour le convaincre que son amour était sans espoir et qu’il devait faire d’énergiques efforts pour le chasser de son cœur, voyant qu’il comptait sur sa fortune pour vous faire revenir sur votre première décision, je devais lui prouver qu’il se trompait. Mais le chiffre énorme de votre fortune ne l’a pas effrayé.

– Et il a eu raison. Si je devais me remarier, je considérerais comme honteux de mettre la question d’argent dans le mariage.

– Oh ! je sais cela. Je savais aussi, avant de vous parler de M. Joubert, que j’allais essayer de défendre une cause perdue d’avance.

– Vous, mon ami, vous me comprenez.

– Je n’ai pas cette prétention. Toutefois, sans avoir pénétré le secret de vos pensées, sans pouvoir dire si c’est un serment que vous avez fait, j’ai deviné que vous aviez complètement fermé votre cœur à l’amour et que, ne voulant ou ne pouvant plus aimer, le mariage était pour vous comme une chose défendue.

– Je n’ai fait aucun serment, mon ami, mais vous avez deviné la vérité : ne pouvant plus aimer, je ne peux pas me remarier.

– Cependant, à votre âge, est-il possible que vous soyez condamnée à vivre seule ?

– Seule ! Est-ce que je n’ai pas mes souvenirs ?

– Sans doute, les souvenirs occupent la pensée ; mais, permettez-moi de vous le dire, on ne vit pas éternellement avec des souvenirs.

– Et mon fils ! Est-ce que je n’ai pas mon petit André à aimer ? Est-ce que je n’ai pas à m’occuper de son éducation, à songer à son avenir ?

– Assurément, il peut se faire que votre tendresse pour votre fils suffise à remplir votre vie. Mais l’amour maternel, si grand qu’il soit, ne peut jamais exclure cet autre amour qui embrase le cœur de la femme et de l’homme, qui est l’union intime de deux âmes, l’étreinte passionnée de deux êtres.

Quoi que vous disiez, vous n’empêcherez pas les lois de la nature d’exister : la femme est née pour aimer et être aimée, c’est le besoin absolu de son âme ; elle a été créée pour l’homme comme l’homme a été fait pour la femme, et ils ne peuvent vivre l’un sans l’autre.

Je vous le demande, quel tort feriez-vous à votre fils en aimant l’époux dont vous seriez la compagne ? Est-ce que la tâche maternelle que vous ayez à remplir en souffrirait ? Non, elle vous serait, au contraire, plus facile.

La jeune femme, qui avait écouté, la tête inclinée, se redressa brusquement.

Ses yeux s’étaient remplis de clarté et son front semblait enveloppé de lumière.

Elle eut un sourire mystérieux qui répondait à l’expression indéfinissable de sa physionomie.

– Mon ami, répondit-elle d’une voix animée, je vous le dis encore, ce que vous avez deviné est la vérité. On ne doit pas prendre pour mari un homme que l’on n’aime pas ; or je ne veux pas me remarier parce que je ne peux plus aimer.

Mais, pourriez-vous me demander, pourquoi ne pouvez-vous plus aimer ?

Je vous l’ai dit, je n’ai pas fait un serment ; mais il y a autre chose. Ce secret, que je garde au fond de mon cœur, que je ne confie à personne, je vais vous le faire connaître, à vous, qui étiez l’ami d’André Clavière et qui savez combien il était grand par le cœur.

Vous trouverez ce que je vais vous dire étrange, inouï, surnaturel, et peut-être vous demanderez-vous si je ne suis pas une femme atteinte de névrose, une déséquilibrée.

– Oh !

– Écoutez-moi : j’aimais le comte de Rosamont comme aime une jeune fille qui n’a encore perdu, aucune de ses illusions. Il m’abandonna pour se marier, et mon premier cri de douleur mit en fuite les chères illusions de ma jeunesse.

Je n’avais et ne pouvais avoir que de l’amitié pour André ; ce n’était pas assez pour lui qui, malgré tout, voulait m’épouser.

Mais je ne saurais vous dire de quelle admiration mon âme fut saisie quand il prononça ces paroles qui retentissent encore à mes oreilles :

« L’enfant est légitimé par le mariage, je serai le père de votre enfant ! »

Oh ! comme il était grand ! Pour moi, dès lors, il fut un héros pareil à ceux de l’antiquité que l’admiration des hommes élevait au rang de demi-dieux. Et ce fut mon admiration pour André qui me fit prendre la résolution de me donner la mort.

Et comme s’il ne s’était pas déjà montré assez beau à mes yeux, il fallait encore que, arrêtant l’action meurtrière du charbon, je lui dusse la vie.

Hélas ! c’était lui qui allait être la proie de la mort. Ah ! Dieu le sait, j’aurais fait tout au monde pour conserver ses jours.

Devant vous, mon ami, ne me suis-je pas écriée : « André, je ne veux pas que tu meures, vis et je t’aimerai, je t’adorerai ! »

Certainement, c’étaient des paroles inconscientes que m’arrachaient ma douleur et ma reconnaissance : l’amour ne pouvait pas avoir pris dans mon cœur la place de l’amitié.

André mourut. Après avoir été sa femme pendant quelques heures, j’étais sa veuve.

Tout de suite après qu’il eut rendu le dernier soupir, que se passa-t-il en moi ? Je ne saurais bien l’expliquer. Mais presque instantanément un phénomène étrange s’était accompli. Ce mort, que j’avais sous les yeux, je l’aimais ; j’aimais ce corps rigide, glacé, je l’aimais d’amour !

Eh bien, oui, André vivant n’avait pas eu mon amour, et cet amour je le donnai à son cadavre.

Philippe regardait la jeune femme avec effarement.

Elle continua :

– Qu’on dise que cela est impossible ou que je suis une pauvre insensée, mon amour existe, celui qui en est l’objet repose dans un cercueil. Une tombe est mon culte, et le mort qui est dans cette tombe fait vivre mon amour et le rend éternel.

Si avant sa mort, André avait eu mon amour, peut-être pourrais-je ouvrir mon cœur à un autre amour ; mais on ne reprend pas à un mort ce qu’on lui a donné, ce qui lui appartient.

Le jeune homme très pâle, la poitrine oppressée, se demandait si Mme Clavière avait bien toute sa raison.

Comme si elle eût deviné sa pensée, elle reprit :

– Oh ! je sais bien que c’est étrange, incompréhensible et tout à fait en dehors des choses naturelles ; du reste, je vous avais prévenu. Enfin, cela est et l’expliquer n’est pas en mon pouvoir, car je ne possède pas la science qui conduit à la découverte des mystères humains. Mais cette science elle-même, si profonde qu’elle soit, ne peut pas tout connaître et tout expliquer.

Maintenant, mon ami, que je vous ai livré le secret de mon cœur, vous savez pourquoi je ne peux plus aimer, pourquoi je ne veux pas me remarier.

– Chère madame, répondit Philippe, je ne sais que penser ; vos paroles troublantes m’ont à ce point bouleversé qu’il me semble que je suis sous l’obsession d’un cauchemar. Si je ne venais pas de vous entendre, jamais, non, jamais, je n’aurais pu croire qu’une femme pût donner son amour à un mort, si profonde qu’eût été son admiration pour lui de son vivant, si grande qu’eût été sa reconnaissance. Mais non, mais non, ce n’est pas, ce ne peut pas être le cadavre d’André Clavière que vous aimez !

– C’est son âme ! répondit-elle.

Puis elle ajouta :

– Mais je ne me représente pas André soumis aux lois inflexibles de la mort. La bonté dans le regard et les lèvres souriantes, je le vois toujours prêt à me parler. Pour moi l’âme ne s’est pas séparée du corps.

* *

*

Le soir même, Philippe Beaugrand, dans un long entretien avec son ami, lui rendit compte de la mission dont il s’était chargé auprès de la belle veuve.

Convaincu enfin que son amour était sans espoir, Edmond Joubert annonça à sa mère qu’il avait l’intention, de s’éloigner de la France, d’accompagner Philippe Beaugrand en Cochinchine et de faire ensuite un voyage en Asie.

– Quand reviendras-tu ? demanda Mme Joubert.

– Dans deux ou trois ans, j’espère.

– C’est bien, tu peux partir.

Philippe Beaugrand et Edmond Joubert s’embarquèrent à Toulon sur un navire de l’État.

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