V Une jeune fille blonde

Trois ans s’étaient écoulés depuis que Mme Clavière avait confié son fils aux bonnes religieuses de la maison de Boulogne.

Ce n’avait pas été de gaieté de cœur que la jeune mère s’était ainsi séparée de son enfant ; son sacrifice avait été spontané, car elle avait obéi à une inspiration ; mais il n’en avait pas moins été pénible pour son cœur, surtout pendant les premiers mois.

Toutefois, elle n’avait jamais manifesté un regret, jamais laissé échapper une plainte.

Et, d’ailleurs, pourquoi aurait-elle regretté ce qu’elle avait fait ? Si André était un des petits pensionnaires de la Maison maternelle, c’était parce qu’elle l’avait voulu.

Si Marie ne se laissait pas diriger par ces superstitions grossières de certaines gens faibles d’esprit, elle était cependant quelque peu superstitieuse et même, jusqu’à un certain point, fataliste. Peut-être pensait-elle, comme nos grands philosophes, que si malheureusement le fatalisme était vrai, ce serait une vérité trop cruelle pour pouvoir être acceptée. Non, elle n’était point sectaire du fatalisme, cette doctrine de ceux qui attribuent tout au destin et rien au libre arbitre. Le fatalisme est le fond de toutes les religions et de toutes les doctrines philosophiques qui n’admettent point l’intervention des lois providentielles dans les affaires de ce monde.

Cependant, avec les sectateurs du fatalisme, Mme Clavière pensait, sans le dire tout haut, qu’il n’arrive jamais que ce qui doit arriver ; mais elle avait la foi chrétienne et loin d’exclure la Providence des choses qui arrivent parce qu’elles doivent arriver, elle y voyait la volonté de Dieu.

C’était la Providence qui, veillant sur son enfant, avait conduit la Chiffonne à la Maison de Boulogne, et, en y laissant André, elle avait cru se soumettre à la volonté de Dieu. En effet, comme nous venons de le dire, c’était par une inspiration subite, qui ne pouvait venir que de Dieu, qu’elle avait confié l’enfant aux religieuses de la Maison hospitalière.

Nous le répétons, la séparation lui avait été pénible et elle en avait beaucoup souffert dans son amour maternel. Mais elle voyait André presque tous les jours et dans le ravissement des baisers, d’autant plus ardents et passionnés qu’ils étaient plus rares, elle s’habitua peu à peu à ne plus avoir constamment son enfant auprès d’elle, sous ses yeux.

Elle n’avait d’ailleurs aucune inquiétude : la santé d’André était excellente ; il prenait autant d’exercice qu’il lui en fallait, ses forces physiques se développaient d’une façon merveilleuse et il avait tous les soins maternels qu’elle-même aurait pu lui donner.

Il était aimé de tous ses petits camarades et les religieuses l’adoraient.

D’un autre côté, la vie en commun avec ces pauvres enfants recueillis par charité, ne devait-elle pas rendre plus facile cette éducation que Mme Clavière voulait donner à son fils ?

La mère se disait avec raison que, élevé dans la Maison maternelle, grandissant au contact des déshérités, André ne pourrait pas avoir une sotte et ridicule fierté, ni du dédain pour les humbles ; que, plus tard, il serait moins facilement accessible à ces mauvais sentiments qui naissent de la vanité et de l’orgueil.

L’éducation morale de son fils était la grande et constante préoccupation de Mme Clavière ; heureusement, André, très richement doué, promettait déjà, à la grande satisfaction de sa mère, d’être un jour tel qu’elle le désirait.

André serait un homme utile, oh ! cela, elle le voulait absolument. Sans doute, afin qu’il pût faire son chemin dans la vie, elle l’aiderait à vaincre ces difficultés décourageantes devant lesquelles reculent parfois les plus vaillants ; mais s’il devait être un homme supérieur, elle ne voulait pas qu’il dût sa supériorité à autre chose qu’à son intelligence et son mérite. S’il s’élevait au-dessus des autres, ce serait par lui-même ; le rang qu’il occuperait dans le monde, il le devrait à son travail.

Mme Clavière ne pouvait pas avoir l’éblouissement des grandeurs ; elle ne faisait pas de rêves insensés, elle n’ambitionnait point pour son fils une de ces positions brillantes qu’envient ceux qui, d’en bas, tournent les yeux vers les sommets ; elle désirait seulement qu’André fût quelqu’un, elle souhaitait surtout et avant tout qu’il fût grand par le cœur.

Mme Clavière avait un peu changé sa manière de vivre, en ce sens qu’elle était sortie de cette retraite absolue à laquelle elle s’était condamnée lors de son arrivée à Vaucresson.

Très touchée des témoignages d’intérêt dont elle avait été l’objet, elle n’avait pu se dispenser d’y répondre.

Elle avait fait plusieurs visites et désigné le jour où elle recevrait. Elle avait choisi le samedi. Dès lors, quelques dames de Vaucresson, des privilégiées, furent reçues chez elle, sans compter Mme Joubert pour qui son salon n’était jamais fermé, que ce fût le samedi ou tout autre jour de la semaine.

La vieille dame n’avait pu garder rancune à Mme Clavière de ne pas avoir accepté son fils pour époux ; elle avait compris les raisons données par la jeune veuve : Aussi une douce intimité s’était vite établie entre Marie et la mère d’Edmond.

Elles se voyaient souvent et acceptaient les invitations à déjeuner et à dîner qu’elles se faisaient réciproquement.

Les visites de l’une à l’autre rompaient agréablement la monotonie de leur solitude.

Cette intimité était une consolation pour Mme Joubert, qui se trouvait bien seule depuis le départ de son fils.

N’ayant plus rien à cacher à sa vieille amie, Marie pouvait lui parler à cœur ouvert et chaque jour Mme Joubert découvrait de nouvelles qualités chez la jeune femme.

Souvent elle lui disait :

– Je vous aime beaucoup.

Et Marie répondait :

– Je ne suis pas ingrate, chère madame, j’ai aussi pour vous une grande affection.

Parfois, en soupirant, la mère d’Edmond ajoutait :

– Ah ! si vous aviez pu être ma fille !

C’était seulement ainsi qu’elle exprimait ses regrets.

Jamais, autrement, elle ne faisait allusion à ce qui s’était passé.

Mais constamment elle parlait à la jeune femme de son fils et des lettres qu’il lui écrivait.

De temps à autre, Marie recevait une lettre de Philippe Beaugrand. Les deux exilés fournissaient ainsi, chacun à son tour, le sujet d’une longue causerie.

Philippe Beaugrand ne parlait point de revenir en France ; on pouvait même croire, d’après ses lettres, qu’il avait résolu de se fixer définitivement en Indo-Chine.

On avait tenu les promesses qu’on lui avait faites ; il était à la tête d’une importante exploitation, laquelle promettait de donner, dans un avenir prochain, de très beaux bénéfices.

Pendant huit mois, Edmond Joubert était resté avec Philippe Beaugrand, l’accompagnant dans ses tournées, partageant ses fatigues et même, autant qu’il le pouvait, prenant part à ses travaux ; puis les deux amis s’étaient séparés. Philippe était devenu presque sédentaire et Edmond avait un absolu besoin de locomotion. Il avait quitté son ami en lui disant :

– Si rien ne m’arrête en route, je ferai le tour du monde.

Il avait fait d’abord un voyage en Chine et au Japon, puis parcouru assez rapidement les autres provinces de la haute Asie. Il visita nos possessions françaises des Indes, resta quelques jours à Pondichéry, séjourna deux mois à Calcutta, passa ensuite en Perse, admira les minarets de Téhéran, rentra en Europe en franchissant le Caucase, et après avoir traversé la Russie sans se presser, s’arrêtant dans les principales villes de l’Empire, il arriva à Saint-Pétersbourg.

Or, il était depuis trois mois déjà dans la capitale de la Russie et il ne songeait pas à s’en éloigner.

Il renonçait à faire le tour du monde.

Se trouvant bien, sur les bords de la Néva, il y restait.

Dès le lendemain de son arrivée, à Saint-Pétersbourg, le hasard lui avait fait rencontrer un de ses meilleurs amis, un ami de lycée qui était le secrétaire particulier de l’ambassadeur de France.

Robert de Marçay – ainsi se nommait le secrétaire particulier – voulut être le cicerone d’Edmond. Après lui avoir fait visiter la ville des Czars, il le présenta successivement dans plusieurs familles de la haute aristocratie russe.

Edmond Joubert était homme du monde et en avait toute la distinction. Partout il fut accueilli, par les hommes avec beaucoup de courtoisie et par les femmes avec cette grâce charmante et cette affabilité exquise qu’on ne trouve nulle par ailleurs qu’en France et en Russie. Les dames russes et les dames françaises se ressemblent si bien par la grâce et le charme de leur personne qu’à Saint-Pétersbourg, dans un salon russe, on pourrait se croire à Paris, dans un salon français.

Edmond, par son seul titre de Français, aurait attiré l’attention sur lui ; mais, nous l’avons dit, il était homme du monde et se faisait remarquer par son élégance et l’aisance de ses manières ; de plus, il était intelligent et ne manquait pas de savoir, il avait la parole facile, spirituelle et, ce qui ne pouvait lui nuire, il était excellent danseur.

Son succès fut complet, et, bientôt, il fut très recherché. On l’invita à des dîners, à des soirées, à des fêtes. C’était à qui l’aurait. On se l’arrachait.

Et comme on le savait célibataire, plus d’une mère se disait : – Je n’hésiterais pas à lui donner ma fille s’il la demandait en mariage.

Un matin, Mme Joubert reçut une lettre de son fils.

Elle eut vite remarqué sur l’enveloppe le timbre de Saint-Pétersbourg. C’était la cinquième lettre qu’Edmond lui écrivait de cette ville. Un sourire de satisfaction glissa sur ses lèvres.

– Allons, se dit-elle, il se plaît à Saint-Pétersbourg et les amis qu’il y a trouvés, plus heureux que moi, ont pu le retenir et l’empêcher de continuer ses périlleux voyages à travers des contrées lointaines et inconnues.

Peut-être aussi, sachant combien je suis tourmentée en songeant aux mille dangers qu’il a eu à courir et qui pouvaient le menacer encore, veut-il mettre un terme à mes mortelles inquiétudes.

Voici près de trois ans qu’il est parti, c’est assez. Qu’il revienne, mon Dieu, qu’il revienne !

Mme Joubert poussa un soupir, essuya ses yeux pleins de larmes et déchira l’enveloppe.

Elle lut la lettre, puis, avec une émotion croissante, deux fois de suite elle la relut, cherchant à lire entre les lignes, comme on dit, c’est-à-dire à deviner ce que son fils ne lui disait point.

Edmond parlait, et même longuement, d’une jeune fille appelée Eléna Loudanof avec laquelle il avait dansé plusieurs fois au dernier bal de la princesse Romanoff.

Depuis qu’il était loin de la France, c’était la première jeune fille qu’il avait remarquée et avec laquelle il avait eu du plaisir à causer.

C’était, sans doute, parce qu’elle ressemblait beaucoup à Mme Clavière dont elle avait les cheveux blonds, les yeux bleus, la taille svelte, élégante, la douce expression du regard, le sourire charmant, la suprême distinction.

Eléna Loudanof avait vingt ans ; comme la plupart des demoiselles russes de Saint-Pétersbourg, elle parlait le français comme une Parisienne ; elle aimait la France où elle n’était jamais allée, mais qu’elle désirait vivement connaître.

Bien qu’ils appartinssent l’un et l’autre à de très anciennes et très nobles familles, ses parents n’avaient pas une grande fortuné ; mais ils étaient très considérés, très estimés et avaient leurs entrées dans les salons de la haute aristocratie.

Le père de Mlle Eléna était officier supérieur dans un régiment de la garde impériale.

Les yeux de Mme Joubert restaient fixés sur la lettre d’Edmond. La mère était devenue rêveuse.

– Mais enfin, se disait-elle, pourquoi me raconte-t-il tout cela ? Pourquoi me parle-t-il ainsi de cette jeune fille ? Évidemment elle a fait impression sur lui, elle l’a charmé ; s’il ne le dit pas, il le laisse comprendre. Elle ressemble, dit-il, à Mme Clavière et c’est pour cela qu’il l’a remarquée… Mais ce n’est pas assez, il faut qu’il l’aime, oui, il le faut, puisque, seul, un nouvel amour doit lui donner le bonheur et le ramener près de moi.

Qu’il l’aime, mon Dieu, s’écria-t-elle, qu’il l’aime, qu’il l’épouse, qu’il me l’amène ! Ce sera avec des transports de joie que je lui ouvrirai mes bras et que je l’appellerai ma fille ! Oh ! la chère enfant, qui peut me rendre mon fils, je sens qu’elle a déjà toute ma tendresse !

Le jour même, Mme Joubert répondit à Edmond.

Au sujet de Mlle Eléna Loudanof elle lui disait :

« Il me semble que tu ne m’as pas dit toute ta pensée concernant cette jeune fille, que tu as craint de m’ouvrir de ton cœur ; manquerais-tu donc de confiance en ta mère ou pourrais-tu croire qu’elle te désapprouverait ? Si tu as cette idée, mon cher fils, détrompe-toi : te voir retrouver le calme de l’esprit, te voir heureux est toujours ce que je désire le plus au monde.

« Si tu aimais cette jeune, fille et si tu en étais aimé, ce serait pour ta mère la plus grande des joies qu’elle puisse encore éprouver, et du fond de mon âme je te crierais : Edmond, épouse Mlle Eléna Loudanof. »

Mme Joubert attendit avec une impatience inquiète une nouvelle lettre de son fils.

Trois semaines s’écoulèrent. Enfin la lettre arriva.

« Chère mère, écrivait le jeune homme, le miracle que tu attendais et espérais s’est accompli : Eléna a pris dans mon cœur la place que Mme Clavière y occupait. Il s’est fait en moi, ce changement que je croyais impossible quand j’étais désespéré, brisé par la douleur. Un amour plein de promesses et de joies ineffables a éteint cet amour sans espoir qui faisait notre malheur à tous deux.

« J’aime Eléna, ma mère, je l’aime et je suis aimé !

« Je suis tout étourdi de mon bonheur ; il me semble que j’étais sorti de la vie et que je viens d’y rentrer ; je me sens renaître ; devant moi plus rien n’est fermé, tout s’est rouvert ; l’ombre s’est dissipée et de nouveau l’avenir m’apparaît ensoleillé, radieux. Je suis dans un éblouissement de lumière.

« Chère mère, ta lettre m’y autorisant, j’ai demandé la main de Mlle Loudanof, qui m’a été accordée ; depuis hier nous sommes fiancés. Mais Eléna et ses parents désirent que tu viennes à Saint-Pétersbourg ; c’est aussi le désir de ton fils. Dès que tu seras arrivée, nous fixerons le jour du mariage. La famille Loudanof a hâte de te connaître.

« Hier soir, comme je lui serrais la main avant de la quitter, Eléna s’est penchée à mon oreille et m’a dit tout bas :

« – Vous allez écrire à votre mère, dites-lui que je l’embrasse de tout mon cœur et qu’elle aura en moi une fille respectueuse, dévouée, et qui l’aimera. »

« Enfin chère mère, nous allons être réunis, viens, viens vite, nous t’attendons. »

Avant de se mettre en route pour la Russie, Mme Joubert fit sa visite d’adieu à Mme Clavière et lui annonça le prochain mariage de son fils.

– Ah ! chère madame, dit Marie, c’est une douce joie que vous me faites éprouver.

– Je savais que le bonheur de mon fils ne vous laisserait pas indifférente.

– Non, certes ; mais vous venez de me délivrer en même temps d’une douleur que j’avais dans l’âme et de l’obsession d’une pensée cruelle.

– Comment cela ?

La jeune femme eut un sourire doux et triste.

– Chère madame, répondit-elle, je n’ai pas oublié, malgré le temps écoulé, que vous et votre fils avez été malheureux à cause de moi ; je n’ai pas cessé de penser que si M. Edmond Joubert ne m’avait pas connue, il ne se serait jamais éloigné de sa mère. Si innocent que l’on soit du mal que l’on cause, on en souffre. Je puis vous le dire maintenant, lorsque, en me parlant de votre fils, vos larmes coulaient, je sentais ces larmes de mère tomber dans mon cœur comme du plomb fondu ; alors, comme si j’eusse été véritablement une coupable, je ne savais quels reproches m’adresser, je m’en voulais à moi-même, je me maudissais et me disais amèrement : Je fais le mal et je ne peux pas le réparer !

– Mais c’était de l’exagération, de la folie ! s’écria Mme Joubert ; vous n’étiez responsable de rien… Ah ! ma pauvre enfant, si j’avais su !

– Oublions tout cela ; quand le malheur s’en va, on ne doit plus penser qu’au bonheur qui revient.

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