III Un malade difficile à guérir

Après quelques instants de silence, la jeune femme reprit :

– Monsieur Edmond, tout à l’heure vous avez dit : « Ma mère ne vous trouve pas coupable ! »

– Et j’ajoute qu’elle partage mon admiration pour vous.

– Comme je suis admirable, en effet ! répliqua Mme Clavière avec ironie.

Monsieur Joubert, continua-t-elle gravement, si vous croyez que je suis flattée par tant d’enthousiasme, vous vous trompez : c’est l’effet contraire qui se produit en moi : plus vous voulez m’élever, plus je me sens abaissée.

Vous et votre mère, vous voudriez m’absoudre ; c’est, je vous le répète, trop d’indulgence et trop de générosité ; mais je ne m’absous pas, moi ; le passé est là et dans ce passé il y a une tache que rien ne peut effacer. Ni vous, ni personne ne peut changer ce qui est, détruire ce que j’ai été.

Moi, votre femme ! Quoi, vous voudriez me mettre dans cette affreuse situation de rougir constamment devant vous et votre mère, de toujours courber devant le monde mon front chargé de honte ! Car, croyez-le bien, le monde voudrait savoir qui je suis, d’où je viens, et il pénétrerait le secret du passé.

Non, non, monsieur Edmond, il y a trop de générosité et de bonté dans votre cœur pour que vous vouliez me mettre dans une situation qui ferait de moi une martyre !

Le jeune homme l’écoutait haletant, éperdu.

– Ah ! s’écria-t-elle, vous voyez bien que je ne peux pas être votre femme, que vous devez cesser de m’aimer !

Comme il secouait tristement la tête :

– Quoi que vous disiez et fassiez, reprit-elle, le passé est là sombre, impitoyable, dressé entre vous et moi… Je ne veux pas, entendez-vous ? que ma honte rejaillisse sur vous et votre mère ; et quand vous oubliez ce que vous vous devez à vous-même, moi, monsieur Edmond, je défends votre honneur !

Le jeune homme tressaillit violemment.

– Oui, allez, ajouta-t-elle en hochant la tête, quoi que vous disiez, je suis une femme tombée et la femme tombée, ne se relève jamais !

– Ah ! je vous comprends, maintenant, je vous comprends ! s’écria-t-il, tendant vers elle ses mains frémissantes, vous vous accablez, vous vous écrasez, vous vous méprisez vous-même, espérant ainsi me forcer au mépris de votre personne. Oh ! ne dites pas non, c’est un rôle que vous jouez… Et il vous grandit encore, il vous rend sublime !

– Mais malheureux, répliqua-t-elle avec douleur, quand on a un malade à guérir, on cherche le remède à sa guérison. Eh bien, monsieur Joubert, vous êtes malade et, à tout prix, il faut qu’on vous guérisse.

Un sourire amer crispa les lèvres du jeune homme.

– Voyons, monsieur Edmond, reprit doucement Mme Clavière, ce n’est pas seulement le corps d’une femme que vous voulez posséder en vous mariant, vous voulez aussi, et surtout, avoir son cœur et son âme ?

– Oui, elle tout entière.

– Eh bien, je ne puis pas être cette femme-là, moi ; je ne peux pas vous aimer comme vous devez être aimé, comme vous méritez de l’être. Je ne peux plus aimer, mon cœur est mort.

– Oh ! ne dites pas cela !

– Mon cœur est mort, je vous le dis, mort pour cet amour que vous voudriez que je vous donnasse en échange du vôtre. Et voilà pourquoi encore je ne peux pas, je ne veux pas me marier.

– Et pourtant, répondit-il avec vivacité, malgré ce passé que vous évoquiez tout à l’heure avec tant de force, vous avez épousé M. Clavière !

– Oui, j’ai épousé M. Clavière. Et puisque vous invoquez le nom de ce mort qui m’est si cher, ce nom inséparable de tous mes souvenirs, je vais vous parler d’André Clavière.

Je croyais n’avoir en lui qu’un ami, un ami d’enfance, puisqu’il m’avait vue naître et que j’avais grandi près de lui ; je me trompais. André m’aimait, comme vous m’aimez, monsieur Edmond, d’un amour profond. C’était une passion.

Son père étant mort, devenu libre de ses actions, il vint à Paris pour me retrouver et, avant de m’avoir vue, découvrit ce que j’étais. Il ne me méprisa point, ce qu’il aurait dû faire, et quand je fus abandonnée, sachant que j’avais besoin d’un dévouement, il se présenta chez moi.

Alors, pour la première fois, il me parla de son amour et me supplia, à genoux, d’accepter son nom, je lui répondis non, et à tout ce qu’il put invoquer, toujours non. Je dus lui dire, pour lui faire comprendre mon refus, ce que je viens de dire à vous-même ; je lui dis plus encore ; j’étais enceinte et je lui en fis l’aveu.

Non moins généreux que vous, monsieur Joubert, il me répondit : « – L’enfant est légitimé par le mariage, je serai le père de votre enfant ! »

Malgré cela, je restai inflexible dans ma résolution. Je ne pouvais pas, je ne voulais pas, moi, déshonorée, prendre le nom d’un brave et honnête garçon.

Mais voyez dans quelle horrible situation je me trouvais : si je ne consentais pas à être sa femme, André avait pris la résolution de se donner la mort.

Que faire ?

Pour échapper à ce mariage qui m’épouvantait, et croyant ainsi sauver André de la mort, ce fut moi qui eus recours au suicide. J’allumai le charbon et je n’avais peut-être plus que quelques secondes à vivre, quand André pénétra dans ma chambre en enfonçant la porte. J’étais sauvée !

On a pu croire que c’était à cause de mon abandon que j’avais voulu en finir avec la vie ; je viens de vous dire la vérité.

Le lendemain, le malheureux André Clavière était, mortellement blessé par l’épée du baron de Simiane.

À peine remise, malgré ma faiblesse, j’accourus auprès de lui. C’était à moi à lui donner des soins, à mon tour de l’empêcher de mourir, si c’était possible. Mais, hélas ! tout devait être inutile.

Quand il sut qu’il était condamné, qu’il n’avait plus que quelques jours à vivre, il déclara que sa mort serait paisible si j’étais sa femme, que sa dernière volonté était de me donner son nom.

Je ne voulais toujours pas, mais je dus céder aux instantes sollicitations de M. le docteur Chevriot, de Me Mabillon, le notaire, et de M. Philippe Beaugrand.

Nous fûmes mariés dans l’après-midi, et le lendemain, avant midi, j’étais veuve.

Oh ! n’allez pas croire qu’André Clavière m’a épousée pour me laisser sa fortune, non ; avant de se battre il avait fait son testament ; il m’instituait sa légataire universelle. Il m’a épousée uniquement pour légitimer mon enfant.

Le jeune homme, à qui sa mère n’avait pas fait connaître tous ces détails, était stupéfié.

– Eh bien, monsieur Joubert, continua Marie, que pensez-vous de cette action d’un mourant ?

– C’est admirable, madame.

– Voilà pourquoi je garderai éternellement, pieusement, le souvenir d’André Clavière ; pourquoi, fidèle à sa mémoire vénérée, je veux rester veuve.

– Mais, dit Edmond, je ne vous défendrais pas de vous souvenir, je ne vous empêcherais point d’honorer la mémoire d’André Clavière.

– Vous ne comprenez pas bien, répondit-elle ; mon cœur est ouvert à l’amitié, mais cet autre sentiment, que nous appelons l’amour, en est à jamais banni.

– De grâce, permettez-moi d’espérer…

– Non, non, c’est impossible ! Je reste veuve parce que, ne pouvant plus aimer, je ne veux pas me remarier.

Le jeune homme laissa échapper une plainte sourde et courba la tête.

Il y eut quelques instants de silence.

– Monsieur Edmond, reprit Mme Clavière d’une voix imposante, mais pleine de douceur, j’ai quelques amis ; vous les connaissez maintenant, excepté un, qui est très éloigné de moi : ce sont M. le docteur Chevriot, M. Mabillon, M. Philippe Beaugrand, cet excellent Charles Pinguet et Charlotte, sa femme. Je viens de vous le dire, mon cœur est toujours ouvert à l’amitié ; eh bien, je vous offre mon amitié, voulez-vous être aussi un de mes amis ?

Et elle lui tendit la main.

Il fléchit le genou, saisit cette main fine et blanche, qui s’avançait vers lui, et la porta respectueusement à ses lèvres.

– Eh bien, acceptez-vous ? dit-elle.

– Oui. Mais…

– Oh ! pas de restriction, vous êtes mon ami et je suis votre amie. Et tout de suite, m’emparant de cette autorité affectueuse que donne l’amitié, vous allez me promettre de travailler dès maintenant à votre guérison, c’est-à-dire de prendre la ferme résolution d’arracher de votre cœur un amour qui rend malheureuses trois personnes : vous, votre mère et moi.

– Je ne pourrai jamais !

– Ces paroles sont d’un homme faible et je veux, votre amie exige que vous soyez fort. Reprenez votre énergie, armez-vous de toute votre volonté ; dites-vous que vous avez à rendre la tranquillité à votre mère ; que moi, maintenant votre amie, je souffrirais de vous voir souffrir, et songez qu’il s’agit de votre bonheur et de votre avenir. Alors, monsieur, l’apaisement se fera en vous ; puis, avec l’aide de votre excellente mère, vous chercherez et trouverez une belle jeune fille dont le doux regard et le sourire achèveront votre guérison.

– Aucune jeune fille ne peut vous être comparée ! s’écria-t-il.

– Pourquoi dites-vous cela ? Parce que – vous me l’avez avoué, – de plus gracieuses, des plus charmantes, des plus jolies vous avez toujours détourné vos yeux. Eh bien, vous les regarderez et n’aurez plus qu’à choisir. Du milieu des cendres d’un amour éteint, un nouvel amour renaîtra et vous fera connaître toutes les joies, tous les enchantements de la vie, et vous pourrez vous dire avec fierté : J’étais l’esclave d’une passion, elle pouvait me tuer ; mais j’ai lutté contre elle et je l’ai vaincue.

Le jeune homme s’était redressé et, frémissant, les prunelles dilatées, il contemplait Mme Clavière comme en extase.

– Ah ! s’écria-t-il avec une sorte d’exaltation, il me semble que, déjà, je sens en moi cette force que vous m’ordonnez d’avoir ! Quoi, vous avez la puissance de me transformer ainsi ! Mais de quelle nature est donc votre pouvoir ?

Elle répondit avec un doux sourire :

– Mon pouvoir, c’est la raison !

Quand, un peu plus tard, Edmond Joubert sortit de la villa Clavière, il n’était déjà plus le même homme.

Mais il n’avait nullement pris la résolution de se guérir de son amour ; se faisant illusion, il ne pouvait pas admettre qu’il fût sans espoir. Il se disait que l’amitié conduit à l’amour, et il espérait qu’à force de persévérance il parviendrait à se faire aimer.

* *

*

Quelques jours après il écrivit à Philippe Beaugrand le billet que voici :

« Cher monsieur,

« Je désire vous entretenir d’une chose des plus sérieuses et qui n’est pas sans intérêt pour vous.

« Si vous pouviez disposer en ma faveur de votre soirée de demain, nous dînerions ensemble dans un restaurant, chez Bignon, par exemple.

« Si vous êtes libre, veuillez me le faire savoir par un mot, et je vous attendrai à cinq heures, dans mon coupé, à la porte du ministère.

« Avant le dîner, nous ferons une promenade au bois.

« Bien à vous,

« EDMOND JOUBERT. »

Il reçut le soir même la réponse de l’ingénieur.

« Je vous donne ma soirée de demain, heureux de la passer avec vous

« Amitiés,

« PHILIPPE BEAUGRAND. »

Le lendemain, entre cinq et sept heures, comme il avait été dit, Edmond et Philippe, devenus amis depuis qu’ils s’étaient rencontrés chez Mme Clavière, firent une promenade au bois et aux Champs-Élysées.

Edmond gardant le silence au sujet de cette chose des plus sérieuses dont il voulait entretenir Philippe, celui-ci ne crut pas devoir l’interroger, pensant bien que la confidence viendrait à son heure.

Les deux amis dînèrent dans un salon du restaurant Bignon, et ce fut seulement quand on leur eut servi le café, des liqueurs et des cigares, que M. Joubert se décida enfin à aborder la grosse affaire :

– Mon cher ami, dit-il, je me trouve dans une situation difficile, pénible, à laquelle je voudrais vous intéresser, car vous pouvez faire, j’en ai la conviction, beaucoup pour moi.

– Ah ! Et de quoi s’agit-il ?

– Du bonheur de ma vie.

– Oh ! oh ! c’est sérieux, très sérieux, en effet. Mais expliquez-vous.

– Mon ami, j’aime Mme Clavière.

Philippe eut un haut-le-corps et pâlit.

– Ah ! balbutia-t-il, vous aimez Mme Clavière.

– Ce n’est pas dire assez, elle est l’objet de mon adoration.

– Vous l’aimez depuis longtemps ?

– Depuis deux ans.

– Cela compte. Mais que voulez-vous que je fasse à cela ?

– Vous êtes un des meilleurs amis de Mme Clavière, elle a en vous une très grande confiance et j’ai tout lieu de croire que, si vous plaidiez ma cause auprès d’elle, vous la gagneriez.

– Mon cher Edmond, permettez-moi de vous dire que je n’ai point le pouvoir que vous me supposez ; je connais assez Mme Clavière pour vous dire qu’elle n’est pas femme à se laisser diriger jamais par une influence étrangère. Dans tous les cas, franchement, ce n’est pas à moi à faire votre demande en mariage.

– Mon ami, cette demande a été faite.

– Ah ! Et par qui ?

– Par ma mère, il y a quelques jours.

– Quelle réponse Mme Clavière a-t-elle faite à Mme Joubert ?

– Elle a répondu qu’elle ne pouvait plus aimer, qu’elle ne pouvait et ne voulait pas se remarier.

– Mon cher Edmond, si c’est une résolution fermement prise par Mme Clavière, et je le crois, nulle puissance au monde ne la fera changer.

– Pourtant, j’espère le contraire.

– On veut toujours espérer, quand on aime.

– Le lendemain de la visite que ma mère lui a faite, Mme Clavière ayant témoigné le désir de me voir et de causer avec, moi, je me suis rendu auprès d’elle.

– Alors ?

– Elle m’a reçu d’une façon charmante, avec une grande affabilité.

– Et vous avez causé.

– Oui.

– Que vous a-t-elle dit ?

– Ce qu’elle avait déjà dit à ma mère, qu’elle était très malheureuse de cet amour qu’elle m’avait inspiré ; elle m’a conjuré de renoncer à mes projets, de me guérir d’un amour qui est, dit-elle, sans espoir. Ah ! mon ami, quelle femme adorable !

– Oui, adorable ! murmura l’ingénieur.

– Le croiriez-vous, Philippe, continua M. Joubert, prétendant que je ne devais avoir pour elle que de l’indifférence ou du dédain, elle s’est humiliée devant moi, abaissée, méprisée même.

– Oh !

– C’était un rôle qu’elle jouait, espérant faire naître en moi le mépris, croyant porter ainsi un coup mortel à mon amour. Je l’ai compris et je me suis écrié : Vous êtes sublime !

Voyant qu’elle ne réussissait pas à mettre le trouble en moi, elle prit une autre thèse et me parla avec une grande douceur, comme à un enfant ou un malade. Elle fit appel à ma raison, invoqua mon avenir et mon bonheur que je brise, selon elle, la tranquillité de ma mère et son repos à elle-même ; car, m’a-t-elle dit, je souffrirais de vous voir souffrir. Elle crut devoir ensuite me donner de sages conseils.

– Que vous ne suivrez pas.

– Oui, parce que j’aime mieux mourir que de renoncer à elle.

Philippe hocha la tête.

– Finalement, poursuivit Edmond, elle m’a offert son amitié, me demandant d’être aussi son ami avec vous, M. le docteur Chevriot et Me Mabillon.

– Que vous dirai-je, Philippe ? J’étais sous le charme en la quittant et je sentais que, loin d’avoir porté atteinte à mon amour, elle y avait ajouté de nouvelles ardeurs.

Un autre serait peut-être découragé ; moi, je ne désespère pas ; je me dis qu’elle sera touchée un jour de ma persévérance et qu’elle ne pourra pas résister aux sollicitations de l’amour le plus pur, le plus dévoué et le plus exclusif qu’une femme ait jamais inspiré.

– Voilà le rêve d’un amoureux, mon cher Edmond ; mais votre rêve est loin de la réalité. Voulez-vous que je vous parle franchement ?

– Je vous en prie.

– Eh bien, mon ami, vous poursuivez un but que vous n’atteindrez pas. Du moment que Mme Clavière vous a déclaré qu’elle ne voulait pas se remarier, tenez-le-vous pour dit.

– Elle ne parlerait plus ainsi si elle m’aimait.

– Assurément : mais elle vous a dit aussi qu’elle ne pouvait plus aimer et que pour cette raison elle ne pouvait pas se remarier.

– Elle n’a que vingt-trois ans, Philippe, pourquoi n’aimerait-elle plus ?

– Ah ! pourquoi !… Je n’en sais rien ; c’est son secret.

– Il y a là un secret ?

– Oui, il existe ce secret, qu’elle ne confie à personne. N’oubliez aucune de ses paroles, Edmond, et méditez-les. Il y a des femmes qui parlent à la légère et laissent échapper de leurs lèvres des paroles irréfléchies ; Mme Clavière n’est pas de celles-là.

Elle vous a donné de sages conseils, m’avez-vous dit ; dans votre intérêt, mon ami, tenez-en compte ; ne vous brisez pas contre l’impossible ; pendant qu’il en est temps encore, remontez vite le courant qui vous entraîne.

Vous le voyez, je vous parle en toute sincérité, comme un véritable ami doit le faire ; renoncez à vos projets, Edmond ; je joins mes exhortations à celles de Mme Clavière et je vous dis comme elle : chassez de votre cœur un amour sans espoir.

– Non, j’espère me faire aimer.

– Vous ne pouvez pas réussir, son cœur est pris entièrement par l’amour maternel.

– Oui, elle adore son fils ; eh bien, je compte surtout sur cette grande affection pour me faire aimer.

– Comment cela ?

– Je suis prêt, en l’épousant, à lui donner par contrat et pour son enfant la moitié de ma fortune ; elle voudra que son fils soit riche un jour.

Philippe Beaugrand sourit.

– Mon pauvre ami, répondit-il, vous vous trompez encore, et pour reconnaître votre erreur, vous n’avez qu’à voir comment est élevé le petit André. Est-ce donc pour l’habituer à la vie facile du riche et lui donner des idées de grandeur qu’elle laisse son fils à la maison de Boulogne parmi des enfants recueillis par charité ?

Edmond, tout interloqué, ne répondit pas.

– Écoutez, reprit Philippe, je peux vous initier à un secret, qui n’est connu que de quelques personnes, mais il faut me promettre que vous serez d’une discrétion absolue, c’est-à-dire que vous ne révélerez ce secret à personne, pas même à Mme Joubert.

– Je vous le promets, je vous le jure !

– Quel est, pensez-vous, le chiffre de la fortune de Mme Clavière ?

– On croit généralement qu’elle a dix à douze mille francs de rente.

– Vous savez qu’elle a été l’unique héritière d’André Clavière, son mari.

– Oui.

– Eh bien, mon cher Edmond, André Clavière a laissé à sa veuve une fortune immense.

– Immense ! répéta M. Joubert ouvrant de grands yeux.

– Tout près de huit millions.

– Est-ce possible ? exclama Edmond stupéfait.

– C’est réel. L’asile de Boulogne-sur-Seine, sous le nom de Maison maternelle, a été fondé par Mme Clavière ; c’est son œuvre. Il y a eu là pour achats de terrains, constructions, aménagements, mobilier, etc., plus de douze cent mille francs dépensés, et la dotation de l’œuvre est annuellement de quarante mille francs.

Malgré cela, Mme Clavière a encore actuellement, pouvant en disposer à son gré, trois cent cinquante mille francs de rente ; car, comme bien vous pensez, les économies réalisées depuis trois ans ont déjà rendu au capital les sommes dépensées pour l’établissement de Boulogne.

Et maintenant vous pouvez dire, vous qui êtes habitué à aligner des chiffres, quelle sera, dans quinze ou dix-huit ans d’ici, la fortune de Mme Clavière ou plutôt celle de son fils, si les dépenses n’excèdent jamais la dotation annuelle de la maison maternelle, quinze mille francs qu’il faut à Mme Clavière pour sa maison, soit environ soixante mille francs par an, et si le reste du revenu continue à être porté chaque année au capital.

– Ah ! mon ami, mon cher Philippe, je ne sais plus que dire. Cette révélation que vous venez de me faire me bouleverse dans tout mon être Cette fois, je me sens écrasé et je vois s’écrouler toutes mes espérances. Ah ! mon ami, mon ami !

– Enfin vous comprenez que votre amour est sans espoir et qu’il vous faut, comme je le disais tout à l’heure, plein d’énergie et de volonté, remonter le courant qui vous entraîne…

– Oui, il le faut, vous me le faites comprendre, dit tristement Edmond. Ah ! mon cher Philippe, quelle femme étrange !

– Oui, étrange, fit M. Beaugrand rêveur ; mais c’est bien la plus admirable des mères, la plus adorable des femmes !

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