XXII BONHEUR PERDU

Ce qu’il devait faire ? De Simiane y songea pendant les quelques instants de silence qui succédèrent aux paroles de la jeune fille. Il s’était bien attendu à une certaine résistance dont il espérait avoir facilement raison, mais non à se trouver en face d’une volonté forte, pouvant tenir tête à la sienne et même la vaincre. Dans ces conditions, il devait renoncer à imposer sa volonté ; les paroles de colère, les menaces seraient également impuissantes. Il fallait trouver autre chose. Par exemple, agir fortement et en même temps sur l’esprit et le cœur de la jeune fille dont il connaissait l’extrême sensibilité. C’était un autre rôle à jouer ; mais de Simiane, habile comédien, pouvait s’en tirer à merveille.

– Ainsi, Blanche, dit-il, malgré toutes ses qualités, malgré la richesse qu’il t’apporte, malgré le bonheur que te promet cette union, malgré les conseils que te donne ton frère, tu ne veux pas épouser M. de Mégrigny ?

– Je ne veux pas l’épouser, mon frère, et vous savez pourquoi.

Après cette réponse, nettement formulée, le baron poussa un long soupir et regarda sa sœur en secouant tristement la tête.

Blanche vit des larmes dans les yeux du baron et s’écria très émue :

– Oh ! mon frère, mon frère !

Il eut un nouveau soupir, laissa tomber sa tête sur sa poitrine, comme accablé, puis murmura :

– Plus d’espoir, plus rien, tout est fini pour moi !

– Mon frère, que dites-vous ? qu’avez-vous ? Mon Dieu, je ne vous comprends pas !

Elle s’approcha de lui.

– Laisse-moi, lui dit-il d’une voix douce, qui contrastait singulièrement avec le ton dur de ses précédentes paroles, laisse-moi.

Blanche, étonnée, devenait sérieusement inquiète.

Soudain, de Simiane se redressa brusquement, agita ses bras au-dessus de sa tête et s’élança hors de la chambre.

La jeune fille resta immobile, comme pétrifiée, et troublée jusqu’au fond de l’âme. Au bout d’un instant, elle parut se ranimer ; elle regarda autour d’elle avec une sorte d’effroi, puis, couvrant son visage de ses mains, elle se mit à pleurer à chaudes larmes.

Hélas ! c’étaient des larmes de douleur après les larmes de joie !

Le baron reparut. Il paraissait très calme ; mais il était sombre, la douleur était peinte sur son visage et il y avait de l’égarement dans ses yeux.

La jeune fille s’avança vers lui, les bras tendus. D’un mouvement de la main, il l’arrêta.

– Mon frère, mais qu’avez-vous donc ? s’écria-t-elle entre deux sanglots.

– Ah ! ce que j’ai ! fit-il avec un sourire navrant.

Et il enveloppa sa sœur d’un regard où éclatait la plus vive tendresse. Les sanglots de la jeune fille redoublèrent.

– Calme-toi, chère petite, calme-toi, dit le baron avec un accent de douleur contenue ; ce n’est pas le moment de verser des larmes, tout à l’heure tu pourras pleurer. Ah ! tu me demandes ce que j’ai, eh bien, tu vas le savoir.

Après une pause, il reprit d’une voix lente et grave :

– Blanche, je viens de prendre une résolution suprême, et pour que tu comprennes bien à quels sentiments j’obéis, il me faut te révéler des choses que j’aurais voulu te laisser toujours ignorer ; ah ! c’est un aveu pénible que je te vais faire. Blanche, j’ai manqué à plusieurs de mes devoirs, je suis coupable envers moi et plus encore envers toi.

– Mon frère, vous vous calomniez ! s’écria la jeune fille de plus en plus étonnée et inquiète.

– Non, je dis ce qui est. Blanche, je me suis laissé aller à des entraînements funestes et c’est à mes dépens que j’ai appris à connaître la vie. Dans ces dernières années, j’étais joueur et j’aimais trop le plaisir ; j’ai jeté dans un gouffre la fortune qui me venait du baron de Simiane, notre père ; de plus, j’ai contracté des dettes sous lesquelles s’est trouvé englouti l’héritage que j’ai recueilli à la mort de notre mère. J’ai voulu me relever ; pour cela je me suis lancé dans des affaires que je croyais bonnes et qui étaient mauvaises, et j’ai complété ma ruine. Blanche, je ne possède plus rien, tu entends ? plus rien !

– Mon frère, tout ce qui m’appartient est à vous, je vous le donne ! s’écria la jeune fille avec un superbe élan du cœur.

Le baron secoua tristement la tête.

– Oh ! répondit-il, je connais ton excellent cœur ; mais, hélas ! ce que tu m’offres, ce que tu voudrais me donner pour me soustraire aux coups terribles que mes créanciers sont prêts à me porter, n’existe plus.

– Que dites-vous ?

– Blanche, j’ai touché à ta fortune, qui devait m’être sacrée, je l’ai engloutie avec la mienne, je t’ai entraînée dans ma ruine.

– Mon Dieu !

– Je te le répète, poursuivit de Simiane, j’ai manqué à mes devoirs, je suis vis-à-vis de toi un mandataire infidèle. Ah ! la ruine ne serait rien, s’il n’y avait pas ses conséquences fatales ; et elles sont affreuses, épouvantables !… C’est la honte pour moi, Blanche, la honte, le déshonneur !

– Oh ! mon frère, mon frère ! gémit la jeune fille.

– Je n’ai pas fini, ma sœur, écoute encore. Seul, ton mariage avec Ludovic de Mégrigny pouvait me sauver, tu ne le veux pas ; c’est bien, n’en parlons plus. Mais, moi, je suis perdu, perdu ! Je ne veux pas rester plus longtemps dans l’affreuse situation où je me trouve. La honte, le déshonneur ! non, non, jamais ! Oh ! le baron de Simiane déshonoré, montré au doigt ! Non, il faut échapper à la honte ; mieux vaut mourir !

Blanche écoutait haletante, la poitrine étreinte par une horrible angoisse.

– Ma sœur, reprit de Simiane avec un accent douloureux, la suprême résolution que je viens de prendre est de me tuer.

La jeune fille chancela comme sous un coup de massue.

– Non, non, je ne veux pas ! exclama-t-elle.

– Blanche, dit le baron d’une voix sourde, me brûler la cervelle est tout ce qui me reste à faire.

Et, brusquement, il tira de sa poche un revolver. La jeune fille poussa un cri terrible.

– Adieu, Blanche, adieu, ma sœur bien-aimée ! dit de Simiane en soupirant.

Il appuya le canon du revolver au milieu de son front.

Un second cri, plus terrible encore que le premier, s’échappa de la poitrine de Blanche, et éperdue, les yeux hagards, folle d’épouvante, elle bondit vers son frère dont elle saisit violemment le bras.

– Laisse-moi, laisse-moi, dit-il, faisant semblant de vouloir dégager son bras, je veux mourir, il faut que je meure !

– Non, s’écria Blanche avec force.

– Ma sœur, la mort est ce qu’il y a de meilleur pour moi, puisque, maintenant, rien ne peut plus me sauver du déshonneur.

– Si, si, mon frère ! J’épouserai M. de Mégrigny !

– Que dis-tu ? exclama le baron, qui se laissa arracher le pistolet.

– J’épouserai M. de Mégrigny ! répéta la jeune fille, en jetant l’arme à l’autre extrémité de la chambre.

Alors de Simiane entoura sa sœur de ses bras et, avec transport, comme en délire, il couvrit de baisers son front et ses joues. Elle sanglotait et pleurait à chaudes larmes.

Le baron tomba à ses genoux ; il tenait ses mains sur lesquelles il collait ses lèvres.

– Ah ! ma sœur, ma bonne petite sœur, disait-il ayant des larmes dans la voix, ce n’est pas seulement la vie que tu me sauves, c’est aussi l’honneur de ton frère, l’honneur du nom de Simiane !

Soudain, la jeune fille laissa échapper une plainte, chancela, ferma les yeux et s’écroula sur le parquet. Elle avait perdu connaissance. C’était le contre-coup des émotions terribles qu’elle venait d’éprouver.

Le baron appela la femme de chambre et lui dit, lui montrant Blanche, étendue sur le tapis :

– Elle vient de s’évanouir ; faites-la revenir à elle.

– Mais que s’est-il donc passé ? demanda Antoinette, tout en commençant à donner ses soins à la jeune fille.

– Oh ! presque rien, une émotion un peu vive. Elle consent à épouser de Mégrigny.

– Ah ! fit Antoinette.

Et elle ajouta, hochant la tête.

– Vous êtes fort, monsieur de Simiane.

Oh ! oui, il était fort, le misérable, très fort. Le plus habile comédien n’aurait peut-être pas aussi bien rempli le rôle odieux qu’il venait de jouer.

Blanche se sacrifiait, il condamnait la pauvre enfant à une existence de douleur et de larmes ; mais que lui importait cela ? Quand il triomphait, que lui importait l’écrasement des autres ?

Revenue à elle, Blanche se souvint. En pensant à Henri, elle pleura, pleura beaucoup, tant que ses yeux eurent des larmes. Cependant elle ne regretta point les paroles que la terreur lui avait arrachées. Elle croyait sincèrement que la vie et l’honneur de son frère étaient le prix de son sacrifice. Pauvre Blanche !

Dans l’après-midi, de Mégrigny vint faire sa visite habituelle et causa quelques instants avec le baron avant de voir la jeune fille.

– Ainsi, mademoiselle, dit-il à Blanche, tenant ses petites mains tremblantes et brûlantes de fièvre dans les siennes, qui-étaient glacées, ainsi, vous consentez à m’épouser, vous voulez bien être ma compagne aimée, adorée ?

– Oui, répondit-elle.

Il ne remarqua point ce que contenait de douleur ce « oui » prononcé d’une voix brisée. Il ne s’apercevait de rien, ne voyait rien ou ne voulait rien voir.

Il sentit dans son cœur une sorte de vibration et il lui sembla qu’une douce chaleur passait dans ses membres. Du reste, toujours, quand il se trouvait en présence de la jeune fille, il semblait au pauvre épuisé qu’elle le réchauffait de son regard, qu’elle faisait pénétrer en lui comme un élixir de vie et qu’il se sentait renaître.

Illusion trompeuse ! Il prenait ce qu’il désirait pour la réalité.

La joie qu’il éprouvait était dans ses yeux, dans son langage, et il se plaignait de ne pas trouver assez de mots pour l’exprimer. Les paroles qui tombaient de ses lèvres ne traduisaient point comme il l’aurait voulu l’allégresse de son cœur.

Il ne pensait plus à sa santé à jamais détruite, il ne sentait pas que son corps usé n’avait plus de force, qu’il n’y avait plus en lui qu’un faible souffle de vie ; il parlait de ses projets d’avenir, des longs jours de félicités, du bonheur que lui promettait le mariage. Il ressemblait à l’aveugle qui dit : j’ai vu ceci, je vois cela. C’était navrant de l’entendre dire toutes ces choses, qui témoignaient de son inconscience, de l’ignorance où il était de son triste état ; et Blanche étonnée, un peu ahurie, le regardait avec un sentiment de douce pitié.

Encore jeune par le cœur, le pauvre garçon s’imaginait que la possession de cette belle jeune fille qu’il aimait donnerait satisfaction à tout ce qu’il désirait, que, grâce à elle, il recouvrerait sa santé et ses forces perdues, qu’il retrouverait auprès d’elle les chauds enthousiasmes de sa jeunesse.

Comme il s’abusait ! mais il croyait ne pas se tromper. Enfin il avait l’espoir, et l’espoir le rendait heureux… Souvent le bonheur est fait d’illusions, et ils ont le droit de s’estimer heureux ceux qui en ont encore ou peuvent en avoir.

Dès le lendemain, de Simiane s’occupa du mariage. Si de Mégrigny était impatient d’être l’époux de Blanche, il avait, lui, hâte d’en finir. Car, sait-on jamais ce qui peut arriver ? Tout allait bien, cependant ; quoique désolée, Blanche restait ferme dans sa résolution, et il connaissait assez sa sœur pour être sûr qu’elle ne retirerait pas son consentement, qu’elle accomplirait son sacrifice. Il ne voyait pas qu’il eût quelque chose à redouter, mais il n’était pas absolument tranquille. Tant il est vrai que le gredin le plus endurci ne commet pas impunément une mauvaise action !

Henri de Bierle était un homme de cœur, très fier et plein de dignité ; sans doute, il ne viendrait pas se mettre en travers de ses projets ; cependant, de ce côté, il avait une certaine inquiétude. Enfin, pour beaucoup de raisons, il tenait à ce que le mariage eût lieu dans le plus bref délai passible. Aussi mit-il une activité extraordinaire à remplir les formalités légales.

Grande fut la surprise des gens qui connaissaient le baron et de Mégrigny quand ils apprirent que ce dernier allait épouser Blanche de Simiane.

On avait déjà beaucoup causé du changement de conduite de Raoul et du superbe héritage de la tante d’Amérique. On mit de nouveau les deux amis sur la sellette. Ils étaient, également blâmés. Il y eut de nombreux commentaires, et, en général, les interprétations étaient peu bienveillantes.

Pourquoi ce mariage ? Si un calcul vénal du baron n’en était pas l’unique raison, on ne comprenait pas qu’il donnât sa sœur à un homme qui avait déjà un pied dans la tombe. Et de Mégrigny ? On ne comprenait pas davantage qu’il épousât une jeune fille de dix-sept ans. À quoi pensait-il donc, cet agonisant ? Il fallait qu’il fût tout à fait fou. Est-ce qu’il faisait sa femme de cette jeune fille pour qu’elle l’assistât à ses derniers moments ? Mais c’est une garde-malade et des religieuses qu’on appelle au chevet d’un mourant. En vérité, on n’a pas le droit de se marier la veille de son enterrement.

Bref, on trouvait ce mariage scandaleux, et l’on se demandait s’il ne se trouverait pas quelqu’un pour empêcher une pareille infamie.

De Simiane et de Mégrigny se bouchaient les oreilles et laissaient dire.

Un des médecins qui avaient soigné de Mégrigny et qui était un peu son ami, crut qu’il était de son devoir de présenter quelques observations au malade au sujet de son mariage. Mais Ludovic, sur ce point, ne voulait pas entendre raison.

– Mon cher docteur, répondit-il d’un ton aigre, vous vous faites auprès de moi l’écho de bavardages et de clabauderies dont je n’ai nul souci. De quoi se mêlent les gens et que m’importe ce que peuvent dire et penser des envieux ? Ah ! je les connais tous ces beaux parleurs ! Riche, ils étaient mes amis ; ruiné, ils se sont éloignés de moi avec dédain. Redevenu riche, plus riche que je ne l’avais été, je ne veux plus de faux amis, j’aime mieux avoir des jaloux. Je les laisse dire.

Ah ! on prétend que je suis à moitié mort ; non, morbleu ! je suis vivant, bien vivant, et on le verra. Je me marie parce que, étant seul au monde, je veux avoir une famille.

Le médecin ébaucha un sourire mélancolique.

– J’épouse Mlle Blanche de Simiane parce que je l’aime, continua Ludovic, et que je suis sur qu’elle sera la plus heureuse des femmes.

Dans cette chose importante, la plus sérieuse de la vie, je n’ai pris conseil que de mon cœur.

– Trop de votre cœur, monsieur de Mégrigny, répliqua le médecin ; et pas assez de l’état d’épuisement dans lequel vous êtes. Je ne vous le dissimule pas, il y a ici un cas de conscience.

– Ah ! vous voilà comme les autres ! s’écria Ludovic s’emportant, et comme les autres vous vous trompez ! Sachez-le, monsieur, mon cœur et ma conscience sont d’accord. Je le répète, je suis vivant, bien vivant et me sens robuste comme à vingt ans.

Le médecin n’avait plus à insister ; c’eût été peine perdue.

Ayant rempli son devoir d’honnête homme, il avait fait ce qu’il devait dans l’intérêt de son client et de Mlle de Simiane.

Toutefois, ne s’en tenant pas à sa démarche auprès de M. de Mégrigny, il fit une autre tentative auprès du baron, qu’il connaissait depuis longtemps. Il lui dit franchement qu’il ne comprenait pas qu’il mariât sa sœur à M. de Mégrigny.

Le baron se mit à rire et répondit :

– Mais, mon cher, je ne suis pour rien dans ce mariage ; ils se conviennent, ils s’aiment, ils se veulent. Que voulez-vous que je fasse ?

– Votre devoir, il me semble, serait d’éclairer votre sœur.

– Éclairer ma sœur ! À mon tour, je ne vous comprends pas.

– Si, vous me comprenez très bien et vous savez ce que je veux dire.

– Non, vraiment. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Le médecin n’était pas dupe du baron, qui faisait l’homme étonné.

– De Simiane, répondit-il, je regrette que vous soyez dans une ignorance aussi complète de certaines choses. En ma qualité de médecin, il est des révélations qu’il ne m’est pas permis de faire. Vous m’avez entendu, je n’ai rien à vous dire de plus. En raison de nos anciennes relations, j’ai cru pouvoir vous donner un avertissement, vous en ferez l’usage qu’il vous plaira.

Après ces paroles, prononcées avec froideur, le médecin quitta le baron, en se disant :

– Blanche de Simiane est une victime.

Resté seul, le baron haussa les épaules. Sa mauvaise humeur était visible.

– Jusqu’au médecin qui s’en mêle, grommela-t-il entre ses dents ; ils sont tous comme des enragés. Ah ! çà, on ne pourra plus rien faire, bientôt, sans être forcé de prendre l’avis de tout le monde.

Henri de Bierle ne tarda pas à apprendre le prochain mariage de Blanche. Il se sentit comme écrasé. Une blessure faite à son cœur par la lame d’un poignard n’aurait pas été plus terrible.

Pendant plusieurs jours, dégoûté de tout, incapable d’écrire une ligne, il resta enfermé dans sa chambre ne voulant voir et recevoir personne.

À chaque instant sa douleur faisait explosion et sans cesse il répétait :

– Perdue, elle est perdue pour moi !

Il avait aussi de fréquents accès de fureur pendant lesquels il se tordait les mains, se roulait sur le parquet, s’arrachait les cheveux, se meurtrissait le visage. C’était un horrible désespoir. Et quand il se calmait, il s’écriait :

– Oh ! le misérable, le misérable !

Puis, la tête dans ses mains, pressant son front brûlant, il se mettait à pleurer comme un enfant. Et, chaque mot souligné par un sanglot, il murmurait :

– Pauvre enfant, pauvre enfant ! Comme moi elle pleure, comme moi elle est plongée dans la douleur, le désespoir !

Oh ! il n’accusait pas la jeune fille ; elle ne l’avait pas trompé, elle ne lui avait pas menti quand, rougissante et lui serrant la main, elle lui avait dit qu’elle l’aimait.

Il ne pouvait pas l’accuser, car il savait qu’elle était une sacrifiée, une victime !

Il avait espéré qu’elle se défendrait contre son frère, qu’elle saurait lui résister ; mais il savait quelle espèce d’homme était le baron, il devinait les tortures morales que la malheureuse enfant avait subies et il ne pouvait lui en vouloir – il l’aimait trop pour cela – d’avoir manqué de force et de volonté.

Il ne savait pas quels moyens le baron avait employés pour briser la volonté de sa sœur, pour avoir raison de sa force, de cette force que donne l’amour ; mais il en était sûr, Blanche se sacrifiait.

Des idées folles lui passaient par la tête : il se demandait s’il ne devait pas aller provoquer de Simiane d’abord, de Mégrigny ensuite, afin de se faire tuer par le premier ou de les tuer tous les deux. C’était insensé, il le reconnaissait. Ainsi, il ne pouvait rien faire pour Blanche, il ne pouvait pas sauver la victime. Cela le mettait en rage, le faisait rugir.

Et c’était quand il était forcé de constater son impuissance qu’il s’écriait avec désespoir :

– Perdue, elle est perdue pour moi !

Quand il eut repris possession de lui-même et qu’il put reprendre sa plume, ce fut, avant tout travail, pour écrire les lignes suivantes :

« Mademoiselle Blanche,

« Vous vous mariez. Dans quelques jours vous serez la femme de M. de Mégrigny.

« Je ne sais pas si je fais bien de vous écrire ; mais je ne veux pas garder le silence, afin que vous sachiez que je ne serai jamais indifférent aux choses qui vous touchent.

« Je ne vous adresse aucun reproche, car vous avez été sincère avec moi ; et cependant je vous aime, autant qu’un homme peut aimer, de toute la puissance de mon être, et Dieu sait ce que mon amour, maintenant sans espoir, me fait souffrir. Je ne vous fais aucun reproche, malgré la plaie que j’ai au cœur et qui restera toujours saignante. Oui, car le pourrais-je, je ne voudrais pas la guérir ; ce serait vouloir cesser de vous aimer et je veux, au contraire, garder mon amour comme un culte et en souffrir.

« Vous épousez M. de Mégrigny, cet homme que je hais, maintenant, autant que je vous aime ; vous l’épousez, mais c’est seulement votre main qu’il prend, votre cœur reste à celui à qui vous l’avez donné. Oh ! ne me détrompez pas, laissez-moi cette croyance, qui est ma consolation.

« Où sont-ils ces beaux projets que nous avions rêvés ensemble ? Où sont-elles toutes ces douces choses qui devaient ravir nos âmes ?

« J’ignore ce qui s’est passé entre vous et votre frère après la démarche que j’ai faite auprès de lui, ainsi que vous m’y aviez autorisé ; mais la voix de mon cœur me crie : Au lieu de l’accuser, plains-la ; elle se sacrifie, c’est une victime !

« Ainsi je ne suis pas seul à verser des larmes, il y a une autre douleur non moins grande que la mienne !

« Blanche, on nous sépare ; mais notre commun malheur est un lien mystérieux qui nous attache encore l’un à l’autre.

« Et pourtant je donnerais ma vie avec joie pour vous épargner une douleur. Je voudrais souffrir seul, oui seul, si, au prix de mes souffrances, je pouvais acheter votre bonheur. Mais, hélas ! vous êtes une victime, vous ne pouvez pas être heureuse !

« Recevez, mademoiselle Blanche, les hommages d’un pauvre cœur brisé, qui ne vit plus que par votre souvenir.

« HENRI DE BIERLE. »

Cette lettre n’arriva pas jusqu’à la jeune fille, de Simiane ayant donné l’ordre d’intercepter tout écrit qui pourrait être adressé à sa sœur.

Ce fut Antoinette qui reçut la missive et la remit au baron. Il la lut, les sourcils froncés et en haussant les épaules. Comme il achevait de lire, on lui annonça une visite. Avant d’aller recevoir le visiteur, il rendit la lettre à la femme de chambre, en lui disant :

– Tiens, lis aussi cette élégie, ça t’amusera. Antoinette s’empressa de satisfaire sa curiosité.

– Quel brave jeune homme, murmura-t-elle, et comme il l’aime !… Ah ! si j’avais été aimée ainsi, moi ! soupira-t-elle.

Elle resta un instant pensive.

– Au fait, oui, reprit-elle, je garde cette lettre ; peut-être un jour pourra-t-elle servir à quelque chose.

Et elle la glissa dans sa poche.

Quelques instants plus tard, quand le baron la lui réclama, elle répondit :

– Ma foi, monsieur Raoul, je ne pensais pas que vous désireriez la relire ; je l’ai déchirée et jetée au feu.

– Du moment qu’elle est détruite, c’est bien.

Quelques jours après, le baron conduisit sa sœur chez son futur mari. Lui et de Mégrigny voulaient faire admirer à Blanche les magnificences de sa prochaine demeure.

La pauvre enfant regarda tout ce qu’on lui montra sans rien voir. Sa pensée était ailleurs. Elle était encore plus triste que les jours précédents. Elle était résignée, mais comme elle souffrait !

L’appartement qui, bientôt, allait être le sien, était une merveille d’élégance et de bon goût. Décoration, tentures, tapis et tapisseries, meubles, objets d’art, tout était luxueux, superbe.

– Vous plairez-vous ici ? lui demanda Ludovic.

– Je l’espère, répondit-elle.

– Votre appartement est-il selon vos goûts ?

– Oui.

– Alors vous êtes satisfaite ?

– Oui.

– C’est votre frère qui a arrangé tout cela ; peut-être n’aurais-je pas su faire aussi bien que lui. Nul ne sait mieux que Raoul ce qui convient à une jeune femme et ce qu’il faut pour charmer ses yeux. C’est lui aussi qui m’a guidé dans le choix des bijoux que je désire vous offrir ; je vous les porterai demain et j’espère qu’ils vous plairont.

– Ludovic a fait des folies, dit le baron ; il a dépensé pour toi, chez le bijoutier seulement, deux cent cinquante mille francs ; diamants, rubis, émeraudes, perles, saphirs n’étaient jamais assez beaux. Les bracelets, les boutons d’oreilles, les broches, les bagues, une rivière de diamants, un diadème sont autant de merveilles. C’est magnifique, Blanche, et tu trouveras comme moi que c’est trop beau.

– Non, répliqua vivement de Mégrigny, car il n’y a rien de trop beau pour Mlle de Simiane et il n’y aura jamais rien d’assez beau pour Mme de Mégrigny.

La jeune fille regarda Ludovic et ébaucha un pâle sourire.

On lui parlait de bijoux merveilleux. Des bijoux !… C’était autre chose que demandait son cœur. Est-ce qu’elle avait besoin de pierreries pour porter le deuil de son bonheur perdu !

* *

*

Huit jours plus tard, Blanche de Simiane s’appelait Mme de Mégrigny.

La cérémonie religieuse avait immédiatement suivi celle du mariage à la mairie. Un très petit nombre de personnes avaient accompagné les mariés et leurs témoins ; il est vrai que l’on n’avait fait que quelques invitations. Il semblait que le baron eût voulu cacher le mariage de sa sœur.

À l’église on ne vit aucune des jeunes amies de la mariée, aucune des religieuses qui avaient été ses institutrices. Pas plus à celles-ci qu’à la sœur Agathe, qui lui avait pour ainsi dire servi de mère, elle n’avait eu le courage de faire part de son mariage. On montre son bonheur, on cache sa douleur.

La veille, en pensant à sa mère et à sa sœur, elle avait prié et beaucoup pleuré.

Le matin, dans sa robe blanche de mariée, pendant qu’on attachait à sa ceinture le bouquet de fleurs d’oranger, elle avait encore versé des larmes, et elle s’était dit en soupirant et en essuyant ses yeux :

– Il n’a pas cherché à me revoir, il ne m’a même pas écrit. Ah ! je comprends, il a cru que je lui avais menti ! Il ne pense plus à moi, il ne m’aime plus ! Eh bien, c’est ce qu’il faut : seule je souffrirai, seule je serai malheureuse ! Ah ! s’il savait… Mais non, il ne saura jamais pourquoi j’épouse M. de Mégrigny.

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