XXIII LES SECRETS DE L’ALCÔVE

De Mégrigny était d’une extrême bonté pour sa jeune femme. Pour elle, pour obtenir un regard ou un sourire, il aurait tout fait, même l’impossible. Il aurait voulu qu’elle fût exigeante, qu’elle eût de ces caprices, de ces fantaisies de jeune femme qu’il aurait été trop heureux de satisfaire.

Mais Blanche n’était pas exigeante et n’avait ni caprices, ni fantaisies ; elle ne lui demandait rien. Cela et d’autres choses encore le rendaient malheureux.

La jeune femme lui était reconnaissante de sa sollicitude, de sa tendresse, de tout ce qu’il se montrait disposé à faire pour elle et, autant qu’elle le pouvait, lui témoignait son affection, qui était celle d’une sœur ou d’une amie.

Si aveugle que fût de Mégrigny, il voyait bien que sa femme était constamment plongée dans une tristesse dont rien ne pouvait la faire sortir ; il sentait qu’elle avait au cœur une douleur secrète et il comprenait – cela le faisait horriblement souffrir – qu’il n’avait réalisé et ne pouvait, hélas ! réaliser aucun des beaux rêves que Blanche avait pu faire étant jeune fille.

Il en vint à penser que peut-être elle aimait Henri de Bierle, que peut-être elle l’avait épousé malgré elle, en subissant la volonté brutale de son frère. Et si cela était, qu’avait-il fait, lui, de Mégrigny ? Il avait fait le malheur de cette enfant au lieu de la rendre heureuse comme il l’avait espéré.

Et ce qui augmentait encore ses angoisses, ses souffrances, et jetait le trouble jusqu’au fond de son âme, c’est qu’il ne s’apercevait que trop qu’il s’était trompé, quand il avait cru qu’il reviendrait à la santé et retrouverait ses forces épuisées dès que Blanche serait sa femme.

Hélas ! oui, il s’était trompé. Aucune amélioration ne s’était produite dans son état ; au contraire, tourmentant inutilement son imagination, constamment surexcité, irritant sa nervosité, il sentait augmenter chaque jour son affaiblissement.

Et chaque jour il avait pour Blanche des redoublements de tendresse, des caresses d’une douceur infinie, comme celles des jeunes mères pour leurs nourrissons.

Parfois, agenouillé devant elle, le regard suppliant, honteux de lui-même, il lui disait :

– Blanche, la force me reviendra ! Mais je vous en prie, ayez pitié de moi, je vous demande pardon !

Elle ne comprenait pas. Et dans sa chasteté et son ignorance des choses du mariage, elle se demandait ce qu’elle pouvait avoir à lui pardonner.

Il avait des heures de sombre découragement, puis après une crise de larmes, car il pleurait, le malheureux, il se reprenait à espérer.

Mais les jours se succédaient, entassant les déceptions. La situation restait la même. Et il s’écriait, tenaillé par l’angoisse :

– Mais ont-ils donc raison ceux qui disent que j’ai déjà un pied dans la tombe, que je suis à moitié mort ? Pourtant, mes désirs sont les mêmes qu’il y a dix ans et je sens bien que mon cœur est toujours jeune !

Non, non, la santé me sera rendue. Oh ! ma belle santé de la vingtième année !

Quand même il voulait espérer. Toujours l’illusion !

Cependant il s’apercevait que son dos se voûtait davantage ; que plus que jamais il traînait les jambes ; que, sous son front ridé, ses yeux s’enfonçaient dans des cavités qui se creusaient plus profondes ; que son crâne se dénudait ; que son amaigrissement continuait ; qu’il, n’y avait plus dans ses veines abondance de sang ; que les pommettes de ses joues devenaient plus saillantes ; que la teinte de sa peau parcheminée était de plus en plus terreuse.

Il voyait tout cela, il constatait avec terreur les ravages de quelques années. Et comme il regrettait amèrement ses excès d’autrefois, l’abus qu’il avait fait de tous les plaisirs !

Ce qu’il souffrait ne saurait se décrire ; c’était un vrai martyre.

Être l’époux d’une femme jeune, belle, adorable, être constamment près d’elle, la tenir dans ses bras, sentir sa chair contre la sienne, respirer avec ivresse le doux parfum de son haleine, la désirer, la vouloir, grisé de volupté, et ne pouvoir la posséder !

Quelle souffrance comparable à celle-là. C’était l’horrible supplice de Tantale !

De Mégrigny devint sombre, morose, taciturne. Sa tristesse s’était mise à l’unisson de celle de Blanche. Plus de sourires, plus d’envolées de gaieté.

Son caractère s’aigrissait ; il était d’humeur difficile, chagrine ; il devenait défiant, acariâtre, emporté. Ses serviteurs, qu’il traitait avec rudesse, qui ne faisaient jamais rien de bien, selon lui, commençaient à le craindre et à l’éviter.

Pour Blanche seule il n’était pas changé ; toujours empressé, plein de sollicitude et de bonté, il avait pour elle la même tendresse ; il ne lui parlait jamais qu’avec une extrême douceur ; ses attentions, ses petits soins étaient vraiment ceux d’un père pour sa fille adorée. Et s’il la voyait plus triste qu’à l’ordinaire, s’imaginant qu’il en était la cause, il devenait humble, soumis, et avait de ces caresses câlines de l’enfant que sa mère vient de gronder.

Toujours il semblait lui dire : « Si vous saviez comme je suis à plaindre ! » Et si, comme précédemment, il ne lui disait plus : « Je vous en prie, pardonnez-moi ! » son regard douloureux, suppliant, exprimait la même prière.

De Mégrigny cachait avec soin sa grande affliction à ses domestiques ; seuls, Antoinette et de Simiane n’ignoraient aucun des secrets du ménage. Ludovic avait pris Raoul pour confident, et le baron, tout en faisant la grimace, s’efforçait de consoler et de rassurer son beau-frère. Antoinette de son côté, sans avoir l’air d’y toucher, avec cette habileté qu’on lui connaît, faisait parler sa maîtresse, et Blanche, avec sa candeur d’enfant naïve, ayant besoin aussi, d’ailleurs, d’une confidente, laissait pénétrer assez facilement à sa femme de chambre les secrets de l’alcôve.

Chaque fois que le baron rencontrait Antoinette et qu’elle était seule, il l’abordait d’un air mystérieux.

– Eh bien ? demandait-il.

– C’est toujours la même chose, répondait-elle.

De Simiane se mordait les lèvres, laissant voir ainsi sa contrariété, son désappointement.

Un jour, trois mois après le mariage, Antoinette lui dit :

– Vous tenez donc beaucoup à cela, monsieur le baron ?

– Oui, beaucoup, et tu sais bien pourquoi.

– Je crois, malheureusement, que vous n’y devez plus songer ; je vous conseille de trouver autre chose.

– Un testament, voilà ce que tu veux dire.

– N’est-ce pas ce qu’il y a de plus simple et de plus sûr ?

– Sans doute, et ce n’est pas toi qui m’y fais penser.

– En ce cas, qu’attendez-vous ?

– Voudra-t-il ? Si j’ai hésité, ce n’est pas sans raison. Il n’est plus aussi maniable qu’autrefois ; et puis les malades ont des idées si bizarres.

– Soit ; mais tentez tout de même la chose.

Quelques jours après, saisissant un instant où de Mégrigny était moins soucieux, moins taciturne, de Simiane aborda la grosse question. Tout doucement et avec certaines précautions qu’il jugea nécessaires, il parla à Ludovic de son testament, qu’il serait bon de faire en faveur de Blanche.

Les yeux de Ludovic lancèrent des flammes, tous ses muscles furent mis en mouvement et, retrouvant une sorte de vigueur, il se dressa comme par un ressort.

– Mon testament ! s’écria-t-il avec emportement, furieux, jamais, jamais !… Ah ! çà, parce que ma santé est lente à se rétablir, parce que je suis un peu affaibli, est-ce que tu crois que je vais bientôt mourir ? Mourir, allons donc, je n’y pense guère. Ah ! ah ! ah ! mourir ! Je connais mon tempérament, je sens qu’il y a encore en moi quarante années de vie ! J’ai les jambes faibles et le corps fatigué, soit ; mais, Dieu merci, l’estomac et le cœur sont toujours bons. Est-ce que je manque d’appétit ? Je mange peu, c’est vrai ; mais tu sais que je n’ai jamais été un gros mangeur.

Oh ! je sais bien ce que disent un tas d’imbéciles, et tu me ferais croire, vraiment, que, comme eux, tu me vois au bord de la tombe. Va, baron, ne pense pas plus à ma mort que moi-même, n’écoute pas les prophètes de malheur et tu seras tranquille.

Quant à mon testament, quand le moment de le faire sera venu, je n’aurai à prendre les conseils de personne. Attendons, de Simiane, attendons que je sois vieux.

Le baron était prudent ; malgré son audace, voyant qu’il n’avait rien à obtenir, il se garda bien d’insister. Au contraire, il feignit d’être absolument de l’avis de Ludovic.

C’était flatter la marotte du malade, le meilleur moyen de le calmer et de ne pas le laisser sous une impression fâcheuse.

La femme de chambre se préoccupait beaucoup de la situation et elle se disait, avec un sourire singulier :

– Vraiment, on n’a jamais vu chose pareille, ça ne peut pas durer toujours, ainsi.

Toutes sortes d’idées plus ou moins fantaisistes lui trottaient dans le cerveau.

En regardant la jeune femme dont la tête s’inclinait, languissante, comme un beau lis qui se flétrit, elle avait conçu un projet qui lui avait paru, tout d’abord, impossible à exécuter ; mais le projet avait mûri dans sa tête féconde en ressources ; et comme elle n’était ni scrupuleuse, ni d’une nature à reculer devant certaines difficultés, elle se décida à agir.

– Pourquoi pas, après tout ? pensait-elle. Je l’ai dit et je le répète, tant pis pour M. de Mégrigny. Une femme si jeune, si jolie, si charmante !… Ça me met hors de moi, c’est navrant. Qu’avait-il besoin de se marier, pour être si peu un mari ? Heureusement encore qu’elle ne sait pas, qu’elle ne comprend pas : elle est toujours d’une innocence, d’une naïveté… Mais une femme n’est pas de bois et je me rappelle que moi, dès l’âge de quinze ans… Il est certain que ce qui sommeille encore en elle se réveillera, et alors… ah ! M. de Mégrigny, M. de Mégrigny !… Eh bien, non, ça ne peut plus aller ainsi ; je l’ai mis dans ma tête, je m’en vais arranger tout cela.

Elle prit à part de Simiane et lui dit :

– Vous êtes bien sûr qu’il ne fera pas le testament ?

– Si je lui en parlais encore, il se brouillerait avec moi.

– Alors il faudrait l’enfant que vous avez un instant espéré voir venir.

– Oui. Malheureusement je n’ai plus cet espoir.

– Il faut l’avoir encore, monsieur Raoul.

– Que veux-tu dire ?

– Je veux dire que votre sœur sera mère, à moins…

– À moins ? Achève…

– À moins qu’elle ne puisse pas avoir d’enfant…

Le baron regarda fixement la femme de chambre.

– Tu as machiné quelque chose ? dit-il.

– Oh ! ce n’est pas difficile à deviner.

– Voyons, que veux-tu faire ?

– Il est inutile que vous le sachiez.

– Pourtant…

– Non, je n’ai rien à vous dire, quant à présent ; plus tard, si je réussis, vous saurez.

– Antoinette, tu es devenue une fieffée coquine.

– Je suis à votre école, monsieur le baron.

– Je devine ton projet.

– C’est possible, mais faites comme si vous ne deviniez rien ; vous ne devez vous mêler en rien de cette affaire.

– Soit.

– Et vous me donnez carte blanche ?

– Oui.

– C’est bien. Cependant il faut que vous m’aidiez.

– Comment ?

– Avec cette idée que s’il passait plusieurs mois de l’année à la campagne, il redeviendrait vigoureux, M. de Mégrigny parle souvent, depuis quinze jours, de faire l’acquisition d’un domaine.

– En effet, c’est aujourd’hui son dada.

– Eh bien, constamment, partout, il y a des domaines à vendre. Emmenez votre ami dans le midi où vous resterez trois semaines ou un mois à chercher un château qui lui convienne. En lui disant que cette excursion lui fera grand bien, que sa santé s’en trouvera à merveille, vous le déciderez facilement à partir.

– C’est bien, répondu, le baron, je vais m’occuper de la chose.

Le soir même il dit à la femme de chambre :

– Je l’ai décidé, nous partons après-demain.

Antoinette qui, jusqu’alors, s’était tenue vis-à-vis de sa maîtresse dans une certaine réserve, changea d’attitude presque brusquement ; elle lui parla de choses que, tout d’abord, la jeune femme ne comprit pas, mais qui, cependant, agissaient sur son imagination et faisaient naître de nouvelles idées.

De Mégrigny et de Simiane étant partis, la femme de chambre devint plus hardie. Sans vouloir aller trop vite, avec une adresse merveilleuse, à demi-mots, elle initia la jeune femme à ce que sont et doivent être réellement les rapports entre deux personnes de sexes différents. Elle lui parla des sensations que faisait éprouver l’amour, de ses délicieuses extases.

Elle provoquait la curiosité de la jeune femme et, par des excitations progressives, amenait peu à peu le réveil des sens. Et Blanche, émotionnée dans tout son être, avait des chaleurs étranges, des frémissements de chair et éprouvait des sensations qui, jusqu’alors, lui avaient été inconnues. Bien qu’ils fussent vagues encore, elle sentait en elle de brûlants désirs.

En deux jours, seulement par ses paroles, la femme de chambre avait exercé sur les sens de la jeune femme une action plus puissante, que toutes les caresses sans chaleur de M. de Mégrigny depuis le mariage.

Jugeant sa maîtresse suffisamment préparée, elle lui dit :

– Quel malheur que vous n’ayez pas épousé M. Henri de Bierle !

Blanche tressaillit et devint très pâle.

– Oui, continua Antoinette, c’est un malheur, un grand malheur ; c’était le mari qu’il vous fallait, et puis vous l’aimiez. Oh ! vous n’avez pas à vous en défendre ; j’ai deviné que vous l’aimiez et qu’il vous aimait le jour où, pour la première fois, vous vous êtes rencontrés sur la plage de Dieppe.

– Oui, soupira Blanche, je l’aimais.

– Et vous l’aimez toujours.

Blanche laissa échapper un nouveau soupir.

– Aimer, c’est déjà connaître quelque chose de l’amour, de cet amour passionné, qui est l’embrasement de deux cœurs, de deux âmes dans une délicieuse étreinte. Vous aimez M. de Bierle et vous l’aimerez toujours, ma chère maîtresse. Quand l’amour est entré dans un cœur, il n’en sort plus.

– Pourtant, il a cessé de m’aimer, lui.

– Que dites-vous là ? Oh ! comme vous êtes dans l’erreur ! Mais il vous aime, il vous adore, plus encore peut-être qu’il ne vous aimait autrefois.

– Non, non ; il m’a oubliée, il ne pense plus à moi !

– S’il ne pensait plus à vous, comme vous le dites et paraissez le croire, il ne passerait pas aussi souvent dans l’avenue, et ne s’arrêterait pas, ainsi qu’il le fait, se dissimulant derrière un tronc d’arbre, pour regarder, les unes après les autres, les fenêtres de l’hôtel.

– Vous dites, Antoinette, qu’il vient devant l’hôtel ? Vous l’avez vu ?

– Plusieurs fois, et vous l’auriez vu comme moi si vous vous mettiez plus souvent à l’une de vos fenêtres. Si vous n’étiez pas aussi casanière, si vous aimiez un peu plus à sortir, vous l’auriez trouvé plus d’une fois sur votre passage.

La jeune femme resta un instant la tête inclinée, songeuse. Puis elle se leva et s’approcha d’une fenêtre dont elle écarta les rideaux afin de jeter ses regards sur l’avenue. Elle secoua la tête et revint sur son canapé.

– Avant mon mariage, dit-elle, il aurait dû au moins chercher à me revoir.

– Je ne sais pas s’il a fait pour cela quelques tentatives ; mais ce que je sais, c’est qu’il vous a vue dans votre robe blanche de mariée.

– Il m’a vue…

– À l’église, caché derrière un pilier, vous dévorant des yeux, il a assisté à la bénédiction nuptiale. Allez, il a vu votre pâleur et votre grande tristesse.

– Ainsi il était là, vous l’avez vu ?

– Oui. Et dans l’église, comme je restais la dernière, il s’est approché de moi et, les yeux pleins de larmes, il m’a serré la main.

– Mon Dieu, mon Dieu ! Je ne vous le cache pas, Antoinette, j’avais espéré que, apprenant que j’allais épouser M. de Mégrigny, il m’écrirait.

– Ah ! vous aviez pensé qu’il vous écrirait ?

– Oui.

– Eh bien, ma chère maîtresse, fit la femme de chambre en souriant, il vous a écrit.

Blanche ouvrit de grands yeux étonnés.

– Il vous a écrit, continua Antoinette ; seulement, après avoir lu la lettre, votre frère n’a pas cru devoir vous la remettre.

– Oh !

– Mais cette lettre, ma chère maîtresse, j’ai trouvé le moyen de m’en emparer.

– Elle est entre vos mains ?

Antoinette, qui avait pensé que la lettre pouvait servir ses desseins, la tira de sa poche et la tendit à Blanche, en disant :

– La voici, lisez.

Dès la première ligne, les yeux de Blanche se voilèrent de larmes, et elle fut à chaque instant forcée de les essuyer. La lecture achevée, oubliant qu’Antoinette était là, elle porta le papier à ses lèvres, puis, aussitôt, elle éclata en sanglots.

– Antoinette, pourquoi ne m’avez-vous pas parlé plus tôt de cette lettre ? demanda-t-elle, quand elle se fut un peu calmée.

– Je n’osais pas, je craignais que vous ne fissiez des reproches à M. le baron. Vous ne lui direz rien, n’est-ce pas ? Il croit avoir égaré la lettre et ne se doute point que je la lui ai dérobée.

– Soyez tranquille, Antoinette, je me tairai. Mais cette lettre, je la garde.

– Elle vous appartient ; et, d’ailleurs, c’était pour vous la donner que je l’ai prise à votre frère.

La jeune femme eut un pâle sourire.

– Me voilà, dit-elle, forcée de vous remercier d’avoir commis ce larcin.

– Oh ! répliqua la femme de chambre, on n’a rien à se reprocher quand on agit dans une bonne intention.

Blanche relut la lettre en versant de nouvelles larmes, puis la glissa dans son corsage, en murmurant :

– Il m’aime toujours et il souffre !

– Oui, allez, il est bien malheureux.

– Hélas !

– Vous pourriez lui donner une grande joie.

– Moi ? Et comment ?

– En lui permettant de venir vous voir.

– Oh ! Antoinette !

– Ce serait bien facile.

– Non, non, je ne peux pas permettre…

– Pourquoi, ma chère maîtresse ? En vérité, je ne vois pas.

– Non, se serait mal.

– Apporter un soulagement, une consolation à un ami qui est malheureux n’est pas une mauvaise action.

Blanche secoua la tête. Elle était très agitée ; sa poitrine se soulevait violemment.

– C’est impossible, murmura-t-elle d’une voix faible.

– Est-ce que vous-même ne sériez pas heureuse de le revoir, de causer quelques instants avec lui ?

– Oh ! si, mais…

– Pour vous et pour lui ce serait un bonheur ; pourquoi ne pas vous le donner ?

La jeune femme laissa tomber sa tête sur son sein. Maintenant un rouge vif colorait ses joues.

– Il pourrait entrer ici le soir et en sortir sans être vu par personne, continua la femme de chambre, et sans que les domestiques puissent se douter de quelque chose ; je me chargerais de l’introduire secrètement ; rien ne me serait plus facile. Je le ferais entrer dans la propriété par cette porte ouvrant sur le chemin, qui sépare le jardin du petit bois, et ensuite dans l’hôtel par l’escalier de service réservé à vos appartements.

– Antoinette, s’écria Blanche éperdue, je vous en prie, taisez-vous, ne me parlez plus de cela !

– Soit, ma chère maîtresse, car je serais désolée de vous déplaire. Mais, voyons, s’il venait…

– Il ne viendra pas.

– Vous vous trompez peut-être ; il doit savoir déjà que M. de Mégrigny est absent. Enfin, s’il venait, est-ce que vous auriez le cœur de ne pas le recevoir, de le chasser ?

– Ah ! je ne sais pas ce que je ferais ! Mais je ne veux pas, Antoinette, je ne veux pas !

– C’est bon, se dit la femme de chambre, les choses iront au gré de mes désirs.

Tout le reste de la journée et le lendemain, elle ne parla plus du jeune homme à sa maîtresse ; mais Blanche songeuse, fiévreusement agitée, pensait constamment à Henri et, en cachette, relisait sa lettre qu’elle baisait avec transport, qu’elle mouillait de ses larmes pendant que son cœur battait comme s’il allait se briser.

Le surlendemain, sous le prétexte d’aller faire quelques achats, Antoinette sortit. Elle se rendit rue de la Chaussée-d’Antin où demeurait Henri de Bierle, au troisième étage de la maison dont le rez-de-chaussée et l’entresol étaient occupés par les époux Pinguet.

– Vous, Antoinette, c’est vous ! s’écria le jeune homme, en recevant la femme de chambre dans son cabinet ; mon Dieu, un malheur serait-il arrivé à votre maîtresse ?

– Non, monsieur Henri, rassurez-vous.

– Alors vous venez ?

– Pour vous dire que ma pauvre maîtresse est toujours de plus en plus triste et qu’elle souffre énormément.

– Hélas ! moi aussi je souffre.

– Oh ! elle ne l’ignore pas. Je n’ai rien à vous apprendre, monsieur de Bierle, puisque vous avez deviné que la pauvre enfant se sacrifiait.

– Que s’est-il donc passé entre elle et son frère ?

– Ah ! ne m’en parlez pas, c’est abominable. Imaginez-vous qu’il l’a menacée, si elle ne consentait pas à épouser M. de Mégrigny, de se brûler la cervelle sous ses yeux. Il avait le canon du revolver sur le front. Jugez de l’épouvante de la pauvre petite ; éperdue, folle, elle s’est écriée : « Je consens, j’épouserai M. de Mégrigny ! » Et le mariage s’est fait.

– M. de Simiane est un misérable !

– Oui et non, monsieur de Bierle : il était et est encore dans de grands embarras d’argent !

– Ce n’était pas une raison pour faire de sa sœur une victime. Si seulement elle avait une existence paisible, la chère et douce créature !

– Le bonheur n’est pas pour elle, soupira la femme de chambre.

– Par son frère, elle et moi sommes malheureux. Son mari est-il bon pour elle ?

– Quant à cela, oui.

– Ce n’est pas une mauvaise nature.

– Malheureusement, un mari comme ça…

– Oui, c’est un malade.

– Ah ! j’en aurais long à vous dire, monsieur Henri ; mais je préfère me taire.

M. de Mégrigny est absent ; il est allé dans le Midi en compagnie de son beau-frère.

– Je l’ai appris hier.

Ils sont partis pour longtemps ?

– Un mois environ.

– Ah ! fit le jeune homme pensif. Antoinette reprit d’un ton patelin :

– Vous pourriez profiter de leur absence pour voir ma chère maîtresse.

De Bierle sursauta, et plongeant son regard dans les yeux de la femme de chambre :

– Antoinette, dit-il, est-ce que vous êtes en ce moment la messagère de Blanche ?

– Oh ! non ! Je me suis bien gardée de lui parler de ma démarche, elle ne me l’aurait pas permise. Mais, voyez-vous, cela me fait tant de peine de la voir souffrir, que je suis venue. Elle serait si contente, cela lui ferait tant de bien !

– Ainsi, vous pensez qu’elle me recevrait ?

– Bien sûr, ça lui fera quelque chose ; mais elle vous aime, et quand on aime… on passe sur tout.

– Antoinette, j’irai.

– Vous viendrez secrètement, n’est-ce pas ?

– Secrètement ?

– Oui, à cause des domestiques ; il ne faut pas qu’on sache, vous comprenez ?…

– Je comprends.

Alors la femme de chambre expliqua à Henri comment elle l’introduirait mystérieusement dans l’hôtel et lui donna rendez-vous pour le lendemain, à huit heures du soir, à la porte du jardin.

À l’heure dite, le jeune homme était à la porte du jardin, qui ne tarda pas à s’ouvrir. Il entra. La femme de chambre referma la porte et lui dit à voix basse :

– Venez, suivez-moi.

– Blanche est-elle prévenue ?

– Non.

– Mais, alors, que va-t-elle dire ?

– Elle sera surprise, effarée, peut-être ; mais que ne pardonne-t-on pas à celui qu’on aime ?

– Antoinette, j’ai bien peur que vous ne me jetiez dans une désagréable aventure ; si je causais à Blanche un chagrin, une nouvelle douleur, je ne me le pardonnerais jamais.

– Dieu, comme vous êtes craintif et peureux ! Vous n’étiez pas ainsi à Dieppe.

– À Dieppe, Blanche n’était pas mariée.

– Elle ne vous aime pas moins aujourd’hui qu’alors ; allons, monsieur Henri, soyez tranquille ; elle sera plus heureuse que mécontente, vous verrez.

Ils montèrent sans bruit l’escalier réservé.

Arrivés à l’étage ils traversèrent plusieurs pièces ; puis Antoinette ouvrit une dernière porte, et, poussant doucement Henri, le fit entrer.

Il était dans la chambre de Mme de Mégrigny.

La jeune femme était là, rêvant les yeux ouverts, à demi couchée sur un canapé. Elle était vêtue – adorable négligé – d’un peignoir de cachemire rose tout garni de dentelles, lequel, largement ouvert sur la poitrine, laissait voir des contours charmants sous un plissé de Malines.

À la vue du jeune homme elle poussa un cri et pâle, bouleversée, bondit sur ses jambes.

– Vous, vous ! dit-elle d’une voix étranglée.

Il tomba à ses genoux.

– Blanche, Blanche, pardon, pardonnez-moi !

– Oh ! Antoinette, Antoinette, prononça la jeune femme avec un profond accent de reproche.

– Si ma bonne maîtresse me trouve coupable, dit la femme de chambre, elle me chassera et je m’en irai.

– Après tant de souffrances endurées depuis quatre mois, reprit Henri, n’ai-je donc pas mérité cet instant de bonheur ?

Il tenait à pleines mains la jupe du peignoir et, follement, baisait l’étoffe.

Blanche était haletante et tremblait comme la feuille ; mais, dans son regard, il n’y avait qu’une sorte d’inquiétude et non de l’irritation. Brusquement, le jeune homme se releva.

– Blanche, dit-il avec une grande tristesse, si vous me l’ordonnez, je me retire à l’instant.

Elle tressaillit et se mit à pleurer.

Ils étaient en face l’un de l’autre, se touchant presque. Anxieux, Henri attendait.

Soudain elle s’écria :

– Ah ! Henri, Henri !

Et dans un irrésistible élan d’amour, oubliant tout, elle fit au jeune homme un collier de ses bras demi-nus.

Un cri de bonheur échappa à Henri. À son tour il l’enlaça, l’étreignit, la serrant fortement contre son cœur.

Toute palpitante, elle laissa tomber sa tête sur la poitrine du jeune homme, qui couvrit ses beaux cheveux de baisers délirants.

– Oh ! chère âme, chère adorée ! murmura-t-il.

Elle releva la tête, et pendant un instant, les yeux dans les yeux, dans une sorte d’extase d’amour, ils se regardèrent, Blanche pleurait toujours.

À plusieurs reprises, Henri les baisa, ces beaux yeux mouillés, et avec passion, avec ivresse, il buvait les larmes.

– Je vous aime, je vous aime trop ! dit-elle, cachant de nouveau son visage sur la poitrine du jeune homme.

Sans bruit, Antoinette sortit de la chambre, dont elle referma la porte.

Et se faisant la gardienne de cette porte, elle s’installa dans un fauteuil, en murmurant :

– Maintenant, mes gentils amoureux, soyez heureux, nul ne viendra vous déranger.

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