XXI LE REFUS

Blanche était retombée dans sa tristesse. Il n’y avait que cinq jours qu’elle était revenue à Paris et il lui semblait que des mois s’étaient écoulés depuis qu’elle avait été brusquement séparée de celui qu’elle aimait.

– Mon Dieu, qu’a-t-il pu dire et que doit-il penser ? se disait-elle.

Dix fois, vingt fois dans la journée, elle s’adressait cette double question. Elle en était obsédée.

Il était dix heures du matin. Machinalement, promenant sa pensée sur les falaises de Dieppe, à l’endroit surtout où Henri lui avait donné le premier baiser, elle s’était approchée d’une fenêtre, et, ayant écarté les rideaux, elle regardait dans la cour. Elle entendit le son du timbre de la porte d’entrée et vit celle-ci s’ouvrir.

Soudain, elle poussa un cri de surprise et de joie, s’éloigna vivement de la fenêtre, comme honteuse, et appuya fortement ses deux mains sur son cœur pour en comprimer les battements précipités.

Sa pensée n’était plus au bord de la mer, sur les falaises ; le nuage de tristesse qui, tout à l’heure, était répandu sur ses traits, avait disparu et son front s’était irradié.

C’était Henri de Bierle qu’elle venait de voir entrer.

Tendant l’oreille, elle entendit un bruit de pas, puis des portes s’ouvrir et se refermer. Alors, prise d’un tremblement singulier, haletante, éperdue de bonheur, elle se laissa tomber dans un fauteuil et des larmes, oh ! de douces larmes, jaillirent de ses yeux.

– Il est avec mon frère, il va faire sa demande, se disait-elle, heureuse et ravie.

De Simiane sursauta et fronça les sourcils quand on lui annonça la visite de M. Henri de Bierle.

Il eut un instant d’indécision. Devait-il ou non recevoir le jeune homme ?

– Au fait, pourquoi pas ? murmura-t-il.

Et il dit :

– Faites entrer M. de Bierle.

Il dissimula sa contrariété sous un sourire aimable lorsqu’il mit sa main dans celle que lui présentait Henri.

– Eh quoi, fit-il, déjà revenu de Dieppe où je vous croyais pour un mois encore.

– Une chose extrêmement sérieuse m’a ramené à Paris, monsieur le baron.

– C’est comme moi, qui ai dû quitter Dieppe brusquement, rappelé par une affaire très importante.

– Voilà ce que j’ai pensé en apprenant votre départ.

– Veuillez vous asseoir, cher monsieur, et faites-moi connaître l’objet de votre visite ; si je peux vous être agréable…

– Agréable est trop peu dire, monsieur le baron ; il dépend de vous que je sois le plus heureux des hommes.

Le front de de Simiane s’assombrit.

– Bah ! fit-il, et comment cela ?

– Monsieur le baron, j’aime Mlle de Simiane.

– Vous dites ?

– J’ai l’honneur de dire à monsieur le baron que j’aime sa sœur, Mlle Blanche de Simiane.

– Allons, cher monsieur, vous voulez rire.

– Oh ! monsieur, prononça Henri avec une gravité qui contenait un reproche sévère.

Il était devenu très pâle. L’attitude hautaine qu’avait prise de Simiane, ne lui annonçait rien de bon. Cependant, il ne se déconcerta point.

– Ah ! je comprends, reprit le baron, d’un ton moitié enjoué, moitié ironique, vous venez saisir ici, sur le vif, un chapitre de roman.

– Je vous en prie, monsieur le baron, répliqua vivement le jeune homme, cessez de plaisanter ; ce n’est pas le moment, je vous assure.

– Soyons donc sérieux, monsieur de Bierle. Ainsi, c’est bien vrai, vous aimez ma sœur ?

– Je l’aime, monsieur le baron, et je viens…

– Voyons, voyons, interrompit de Simiane, mais vous la connaissez à peine.

– Monsieur le baron est dans l’erreur, j’ai le bonheur de connaître Mlle de Simiane depuis dix-huit mois.

– Est-ce possible ! exclama Raoul.

– J’ai deux jeunes parentes au pensionnat des dames de Saint-Vincent. C’est dans le parloir du pensionnat que j’ai eu l’honneur de voir plusieurs fois mademoiselle votre sœur.

– Mais alors, monsieur, vous m’avez trompé.

– Trompé, en quoi ?

– À Dieppe, quand je vous ai présenté ma sœur, vous n’avez point eu l’air de l’avoir vue déjà, au contraire.

– Je n’avais pas alors à vous parler des quelques visites que j’ai faites au pensionnat de la rue de Reuilly.

Le baron était devenu très sombre.

– Enfin, dit-il, vous aimez ma sœur ; c’est un de ces accidents qui sont fort fréquents dans la vie. Mais que puis-je faire à cela, moi ?

– C’est juste, monsieur le baron, puisque vous ne connaissez pas mes intentions.

– En effet ; je ne sais pas pourquoi il vous plaît de me prendre pour confident.

Le jeune homme se dressa debout, et d’une voix lente et grave :

– Monsieur le baron, j’ai l’honneur de vous demander la main de votre sœur, Mlle Blanche, de Simiane.

Raoul blêmit et son regard s’éclaira d’une lueur livide.

– Avant de vous répondre, monsieur de Bierle, dit-il, puis-je vous demander si ma sœur est instruite de votre démarche ?

– Mlle de Simiane m’a autorisé à vous demander sa main.

– Mais Blanche vous aime donc ? s’écria de Simiane, en proie à une grande agitation.

– J’ai l’inappréciable bonheur d’être aimé de Mlle de Simiane.

– Tout ceci est excessivement grave, monsieur ; si ma sœur vous aime réellement, – ce dont je doute encore, – je me demande de quels moyens de séduction vous avez pu faire usage pour captiver une jeune fille qui, avant de vous connaître, ignorait certainement ce que c’est qu’aimer.

– Monsieur de Simiane, répliqua Henri d’un ton ferme et avec fierté, prenez garde de manquer de courtoisie et de politesse ; vous avez devant vous un honnête homme, un homme loyal.

– Je le sais, monsieur de Bierle, mais j’ai bien le droit, il me semble, de m’étonner… Enfin passons ; il y a plusieurs mois, sans doute, que votre démarche d’aujourd’hui a été décidée entre vous et ma sœur.

– Non, monsieur le baron. Je vous dois la vérité, la voici : lorsque nous nous sommes rencontrés à Dieppe, je n’avais jamais adressé la parole à Mlle de Simiane, et j’ignorais qu’elle m’aimât ; c’est devant vous que, pour la première fois, j’ai parlé à mademoiselle votre sœur.

– Ainsi, c’est à Dieppe…

– C’est à Dieppe que nous nous sommes fait l’aveu de notre amour, c’est à Dieppe que Mlle de Simiane m’a autorisé à vous la demander en mariage.

Le baron resta un moment silencieux, tortillant sa moustache, puis répondit :

– Eh bien, monsieur de Bierle, il est fâcheux, très fâcheux que nous nous soyons rencontrés à Dieppe et j’en suis désolé… Vous êtes épris de ma sœur, je le crois ; c’est un malheur…

Le jeune homme eut un mouvement d’énergique protestation.

– Un malheur, monsieur, un malheur, continua de Simiane, car il vous faut oublier ma sœur, cesser de penser à elle.

– Monsieur !

– Oh ! je vous plains sincèrement ; je sais ce que c’est qu’un amour sans espoir et combien on en souffre… Je suis plus tranquille au sujet de ma sœur, qui n’est encore qu’une enfant ; à son âge, les impressions reçues peuvent être vives, mais elles s’effacent promptement ; il n’y a eu chez elle qu’un rêve de son imagination de petite fille et le cœur n’y est pour rien. Dans quelques jours, autre chose occupera son esprit et elle ne songera plus à vous.

– Monsieur de Simiane, répliqua Henri avec un accent de tristesse profonde, vos paroles me disent suffisamment que vous repoussez ma demande et que même elle vous déplaît. J’aime votre sœur, monsieur le baron, autant qu’un homme puisse aimer et, permettez-moi de vous le dire, vous parlez beaucoup trop légèrement des sentiments de Mlle de Simiane. Nous nous aimons et de son côté comme du mien l’amour est également sincère et profond.

Je vous en prie, monsieur, réfléchissez avant de prendre une résolution définitive.

– J’ai réfléchi, monsieur de Bierle, et la résolution que j’ai prise est définitive.

– Ainsi, dit amèrement le jeune homme, vous pourriez faire deux heureux et c’est le malheur de vôtre sœur et le mien que vous voulez.

– Oh ! je ne prends pas ainsi que vous les choses au tragique.

– Monsieur le baron, reprit Henri d’une voix vibrante d’émotion, veuillez m’écouter encore : Je ne tire pas vanité de la particule qui précède mon nom ; mais ce nom, vous le connaissez et savez qu’il est honorable entre tous. Je suis venu vous trouver pour vous parler loyalement, avec franchise et sans aucune pensée ambitieuse. Je n’ignore pas dans quelle situation vous vous trouvez, je sais que mademoiselle votre sœur n’est pas, comme elle devrait l’être, la riche héritière de la noble maison de Simiane.

– Que voulez-vous dire, monsieur ? s’écria le baron avec hauteur.

– Vous le comprenez. C’est parce que Mlle de Simiane n’est pas une riche héritière que j’ai eu la hardiesse de me présenter aujourd’hui devant vous. Si Mlle de Simiane avait été riche, peut-être ne l’aurais-je pas aimée ; et si je l’avais aimée, ce que j’aurais considéré, moi aussi, comme un malheur, je me serais constamment tenu à une distance respectueuse, enfermant au plus profond de mon cœur le secret de mon amour.

Mais Mlle de Simiane n’a pas de fortune.

– Qui vous a dit cela ?

– C’est connu. Tout le monde sait que les propriétés de M. et de Mlle de Simiane sont tellement grevées d’hypothèques que si elles devaient subir une vente forcée, tout irait aux créanciers, et que la ruine complète de M. le baron de Simiane entraînerait celle de sa sœur.

Le baron, très pâle, se mordait rageusement les lèvres.

– Monsieur de Simiane, poursuivit le jeune homme, je n’ai, je vous le répète, aucune pensée ambitieuse : j’aime Mlle Blanche pour elle-même, et avec la certitude que je la rendrai heureuse et que près d’elle je trouverai le bonheur, je vous la demande sans fortune, sans dot. J’ai dix mille francs de rente et je gagne assez aisément avec ma plume de quinze à vingt mille francs par an, et j’ai la jeunesse, le courage et j’aime le travail. L’avenir est sûr ; c’est la garantie du bonheur de Mlle de Simiane.

– Monsieur de Bierle, répondit le baron d’un ton froid, je rends hommage à votre parfaite loyauté et à votre noble désintéressement. Mais je ne puis accueillir favorablement votre demande. J’ai pris des engagements, la main de ma sœur est promise.

Henri eut un sourire nerveux.

– À M. de Mégrigny, n’est-ce pas ? fit-il.

– Je n’ai pas à le cacher, M. de Mégrigny est le futur époux de Mlle de Simiane.

– Et c’est froidement, de gaieté de cœur, que vous avez pu songer à une pareille union ! Oh ! monsieur le baron !… votre sœur a la jeunesse rayonnante et est pleine de vie ; que vous importe ? sa jeunesse, vous l’écrasez ; sa vie, qui pourrait être si belle, vous la brisez ! Mais voilà : M. de Mégrigny est riche, immensément riche, – vous le savez mieux que personne, – et, ébloui par les millions de votre ami, vous n’hésitez pas à sacrifier votre sœur à je ne sais quelle convoitise… Eh bien, je vous le dis, monsieur de Simiane, c’est odieux, c’est horrible !

– Monsieur !

– Je le répète, c’est odieux, horrible !… Oh ! livrer votre sœur à M. de Mégrigny, à ce malheureux qui n’a plus qu’un souffle de vie, qui est déjà à moitié cadavre ; à ce reste d’homme qui n’est plus qu’une machine dont tous les ressorts sont brisés, à M. de Mégrigny, enfin, qui n’a pas le droit, vous entendez, monsieur le baron ? qui n’a pas le droit de se marier !

– Prenez garde, monsieur, de Mégrigny pourrait vous demander raison de vos paroles.

– Comment l’entendez-vous ?

– Il pourrait exiger une réparation par les armes.

Henri se mit à rire nerveusement.

– Cette réparation, monsieur le baron, je la refuserais ; on ne se bat pas avec un homme qui n’a plus la force de tenir une épée.

Monsieur de Simiane, je veux bien reconnaître que j’aurais dû retenir les paroles violentes que je viens de prononcer ; mais j’éprouve une si profonde douleur que je n’ai pu être maître de moi. D’ailleurs, ce que j’ai dit est vrai, et vous le savez aussi bien que moi.

– Permettez, monsieur de Bierle, je vois M. de Mégrigny autrement que vous ; la santé et les forces lui reviennent, et, avant peu, il aura retrouvé toute la vigueur de sa jeunesse.

– Étant données vos intentions, monsieur le baron, dit-il, il faut bien que vous me répondiez quelque chose ; mais vous ne croyez pas plus que moi au retour à la santé, à la vie de M. de Mégrigny. Ah ! je vous en conjure, renoncez à votre fatal projet. Tenez, je ne pense plus à moi, j’écarte complètement ma personne de ce débat ; moi, je puis être malheureux, je peux souffrir… mais votre sœur, votre sœur, monsieur de Simiane… Songez qu’il s’agit de son bonheur, voyez quelle destinée lui serait réservée et à quoi la pauvre enfant serait condamnée.

– Monsieur de Bierle, répondit le baron, qui avait maintenant peine à se contenir, je suis aussi soucieux que vous, croyez-le, – et avec plus de droit, – du bonheur et de l’avenir de ma sœur. Tout ce que vous pourriez me dire encore serait inutile ; son mariage est décidé, elle épousera M. de Mégrigny et sera la plus heureuse des femmes.

Les traits du jeune homme se contractèrent et, une flamme dans le regard :

– Eh bien, non, non, s’écria-t-il avec emportement, elle vous résistera, et puisque je ne puis la défendre contre vous, elle aura la force de se défendre elle-même, elle ne se laissera pas écraser ! Je ne veux pas vous dire tout ce que je pense, monsieur de Simiane, car j’ai encore du respect pour le frère de celle que j’aime ; mais ne vous y trompez pas, je sais ce qui vous dirige, je sais quels sont les sentiments qui vous font agir. Ah ! Dieu, le Dieu qui protège les faibles, veillera sur Mlle de Simiane et ne permettra pas qu’elle soit immolée !

Le baron tremblait de colère contenue.

– Dieu, répliqua-t-il d’un ton ironique, a à penser à toute autre chose qu’à se mêler de nos affaires. Mlle de Simiane acceptera de la main de son frère l’époux qu’il lui a choisi.

– Ainsi, monsieur le baron, vous ne voulez rien entendre ?

– Monsieur, répondit de Simiane avec raideur, je ne reviens jamais sur une résolution que j’ai prise.

– Ah ! tenez, vous m’effrayez ; mais quelle espèce d’homme êtes-vous donc ?

– Assez, c’est assez ! riposta le baron d’une voix frémissante, cet entretien a trop duré ; monsieur de Bierle, vous pouvez vous retirer.

Le jeune homme prit son chapeau resta un instant encore en face du baron, le regardant fixement, puis jeta ce mot : adieu ! et sortit du salon.

– Enfin, grommela de Simiane entre ses dents, nous en voilà débarrassés.

Henri se disait, en s’éloignant :

– Je n’aurais jamais cru qu’un homme pût m’inspirer autant de mépris et de dégoût !

Dès qu’il fut hors de l’hôtel, il sentit son cœur horriblement serré.

– J’ai eu tort, se dit-il, j’ai été trop vif, trop violent, pourquoi n’ai-je pas eu la force de me contenir ? Assurément ce baron de Simiane est un misérable ; mais, pour elle, j’aurais dû tout supporter. Mon Dieu, mon Dieu, que va-t-il arriver ? Et je ne puis rien faire, rien ! C’est affreux, c’est épouvantable ! Pauvre Blanche, chère et douce créature, elle sera leur victime ! Oh ! ce baron, ce baron !…

De grosses larmes roulaient dans ses yeux et des sanglots retenus l’étranglaient.

Pendant quinze ou vingt minutes le baron se promena de long en large, d’un pas agité, fiévreux, les poings serrés, se mordant les lèvres. Il était très surexcité. C’est qu’il s’était senti percé à jour par de Bierle et que le jeune homme n’avait pas craint de lui jeter à la face des choses extrêmement dures, qu’il n’avait pas eu le courage de relever. Il avait dû mettre une sourdine à sa colère, sentant bien qu’il était de son intérêt de ménager le journaliste.

Il tremblait encore de tous ses membres, et la glace, devant laquelle il s’arrêtait à chaque instant, lui faisait voir sa figure d’une pâleur livide et toute décomposée.

Cependant il parvint à se rendre maître de lui, son agitation se calma et sa physionomie reprit peu à peu son expression ordinaire.

Alors ses prunelles étincelèrent, un sourire singulier fit grimacer ses lèvres, et il murmura :

– Je n’ai plus à attendre, il faut en finir !

Il jeta un dernier coup d’œil dans la glace, parut satisfait de l’examen de sa personne, et se rendit à l’appartement de sa sœur qu’il trouva rêveuse, assise dans ce fauteuil où, trois quarts d’heure auparavant, elle avait pleuré de joie.

Elle se dressa debout d’un seul mouvement :

– Ah ! mon frère ! fit-elle.

Et dans l’ouverture de la porte, son regard chercha vainement celui qu’elle s’attendait à voir paraître derrière le baron.

Celui-ci ayant refermé la porte, la jeune fille eut un soupir de déception et un ah  ! rauque vint mourir sur ses lèvres.

– Blanche, dit Raoul, je viens causer avec toi ; es-tu disposée à m’écouter ?

– Mais, oui, mon frère.

– Il s’agit d’une chose très sérieuse.

La jeune fille devina qu’il allait être question de son mariage ; son front s’empourpra, et la joie de son cœur éclata dans ses yeux.

– Eh bien, causons sérieusement, répondit-elle.

– Blanche, tu vas avoir dix-sept ans.

– Oui, bientôt.

– Tu ne t’amuses guère ici, avec moi, un vieux garçon ; très occupé d’affaires diverses, obligé de sortir constamment, je te tiens rarement compagnie, et il m’est impossible de te procurer les plaisirs et les distractions que tu peux désirer et que réclame ton âge.

– Je ne me plains pas.

– C’est vrai ; mais parce que tu es bonne, peu exigeante et que tu aimes ton frère.

Tu m’aimes bien, n’est-ce pas ?

– Oh ! oui.

– Et tu ferais beaucoup pour moi ?

– Tout ce que je pourrais.

– C’est bien. Blanche, tu es en âge d’être mariée, et le moment est venu pour moi de te donner un époux.

– J’attendrais bien encore, mon frère, répondit-elle en baissant les yeux ; mais si vous croyez que le moment est venu, ajouta-t-elle avec une naïveté charmante, je le crois aussi.

– Sans doute, tu pourrais attendre encore un an et même deux ; mais un parti se présente ; un bon et brave garçon, que tu connais beaucoup, qui t’aime de toute son âme et que, de ton côté, tu ne détestes pas, au contraire, m’a demandé ta main.

Le visage de Blanche devint rayonnant.

– Et, dit-elle, oppressée par l’émotion, vous avez accueilli sa demande. Oh ! mon frère, comme vous êtes bon et comme je vous aime !

Elle jeta ses bras au cou du baron et l’embrassa avec effusion. Il la laissa faire ; et cependant il voyait bien qu’elle se méprenait. Ayant toujours ses bras au cou du baron, Blanche continua :

– J’étais là, à la fenêtre, quand il est entré, je l’ai vu. Il est encore ici, n’est-ce pas ? il attend que vous l’appeliez. Oh ! oui, il m’aime de toute son âme, et moi aussi je l’aime ! Je savais qu’il devait vous voir et me demander en mariage ; c’était convenu entre nous. Oh ! mon frère, mon frère, si vous saviez combien je suis heureuse !

Le baron se délivra de l’étreinte de Blanche et la repoussa assez rudement.

Elle le regarda, ouvrant de grands yeux étonnés ; puis, lui voyant un visage sévère, le regard dur, de grosses larmes roulèrent sous ses paupières.

– En effet, dit le baron, d’un ton aigre et froid, qui fit passer un frisson dans les membres de la jeune fille, j’ai eu la visite de M. Henri de Bierle ; mais je lui ai eu vite fait comprendre qu’il était trop audacieux et que sa démarche était celle d’un insensé. S’il n’a pas été impoli et même insolent vis-à-vis de moi, peu s’en est fallu. Enfin il s’est retiré, ayant bien compris qu’il ne devait plus penser à Blanche de Simiane.

Celle-ci atterrée, affreusement pâle, maintenant, était secouée par un tremblement convulsif. Le baron poursuivit :

– Par exemple, il faudrait que je fusse fou, plus fou encore que M. de Bierle, pour permettre que ma sœur, une Simiane, l’épousât. Est-ce qu’on peut prendre pour mari un poète, un rêveur, un de ces hommes qui sont constamment dans les nuages et disent, en bâillant aux étoiles, leur profond mépris pour les choses ordinaires de la vie ? Pour eux, il n’y a que leurs rêves, et ils vivent si bien en dehors de la réalité qu’ils n’y croient point et ne voient le vrai que dans leurs fictions. Ne vivant que par leur imagination, ils n’aiment et ne peuvent aimer que ce qu’ils créent. Qu’est-ce que c’est que la femme pour ces étonnants personnages qui se croient pétris d’une pâte différente de celle des autres hommes ? Presque rien, un passe-temps agréable, voilà tout.

La jeune fille qui épouse un homme qui écrit, que ce soit en vers ou en prose, est sûrement vouée au malheur. La plus jeune, la plus belle, la plus, gracieuse, la plus distinguée, la plus spirituelle ne saurait répondre à l’idéal rêvé ; alors elle est délaissée, dédaignée par son mari, et souvent même elle ne lui inspire que du mépris et du dégoût.

Blanche de Simiane, que je veux voir heureuse parmi les plus heureuses, épouserait M. de Bierle, qui est un de ces hommes, un de ces fous ! jamais, jamais !

De cette absurde tirade de son frère, il n’était arrivé que des mots sans suite aux oreilles bourdonnantes de la jeune fille. Mais eût-elle, entendu, elle n’aurait certainement pas compris.

Voyant que sa sœur ne répondait point et qu’elle restait dans son immobilité, le baron s’approcha d’elle et lui saisit le bras.

Elle tressaillit violemment.

– Blanche, est-ce que tu ne m’écoutes pas ?

– Si, mon frère, si, je vous écoute, répondit la pauvre enfant, comme brusquement réveillée.

– À la bonne heure ! Eh bien, c’est assez nous être occupés de M. Henri de Bierle, nous n’avons plus à parler de lui.

– Je l’aime, mon frère, je l’aime ! s’écria Blanche d’une voix déchirante.

– Tu te trompes, répliqua-t-il, c’est une idée que tu t’es mise dans la tête, et qui en sortira aussi facilement qu’elle y est entrée.

La jeune fille secoua tristement la tête :

– C’est dans mon cœur, prononça-t-elle d’une voix étranglée.

– Non, non, tu t’imagines cela.

Elle soupira et un sanglot s’échappa de sa poitrine. Le baron eut un vif mouvement d’impatience et reprit :

– Blanche, tu n’es plus une enfant, tu dois être sérieuse ; il y a dans la vie autre chose que des futilités, et il te faut la voir maintenant sous son aspect réel et pratique. Tu es jeune et belle, gracieuse, distinguée, parfaite en tout, tu dois briller au premier rang parmi les jeunes femmes de notre monde. Blanche, je veux, tu entends ? que tu sois admirée et enviée ; enfin, ce que je veux pour toi c’est le luxe, le grand luxe.

– Je ne désire point tout cela, mon frère ; je ne demande qu’à être heureuse.

– Heureuse, tu le seras, et, je te le répète, si heureuse que ton bonheur sera envié. Notre ami Ludovic de Mégrigny est, tu le sais, immensément riche ; je n’ai pas à te faire son éloge ni à te parler des brillantes qualités de son cœur, tu le connais et tu as pu apprécier tout ce qu’il y a en lui de bonté et de dévouement. De Mégrigny t’aime passionnément, – si tu ne l’as pas depuis longtemps deviné, je te l’apprends, – il t’aime, il t’adore !… Convaincu qu’il te rendra la plus heureuse des femmes, il m’a demandé ta main, que je lui ai accordée. Blanche, notre ami met à tes pieds une fortune princière, ses millions ; il te demande le bonheur pareil à celui qu’il veut te donner, et si je désire vivement que tu épouses de Mégrigny, c’est que je veux, en même temps, assurer un avenir heureux à ma sœur et à mon ami.

La jeune fille, frappée de stupeur, regardait son frère avec effarement.

– Maintenant, Blanche, reprit le baron, j’attends que tu me dises : Je consens à épouser M. de Mégrigny.

– Je ne peux pas dire cela, mon frère, non, non, je ne peux pas ! s’écria-t-elle éperdue.

– Pourquoi ? fit-il d’un ton sec.

– Je n’aime pas M. de Mégrigny, je ne peux pas l’aimer, puisque j’aime…

– Tais-toi ! l’interrompit-il avec violence, tu ne dois plus penser à M. de Bierle, et je ne veux plus entendre parler de cet intrigant, qui a employé je ne sais quels moyens pour te subjuguer. Mais tu ne peux pas me dire, à moi, que tu n’aimes pas Ludovic ; souvent, tu m’as parlé de ta grande affection pour lui.

– J’ai de l’amitié pour M. de Mégrigny, mais l’amitié n’est pas l’amour.

– Allons donc ! À ton âge, tu ne peux pas savoir ce que c’est que l’amour !

– Je ne suis plus une enfant, mon frère, vous l’avez dit tout à l’heure ; malgré ma jeunesse, je sais la différence qui existe entre le sentiment qui est l’amitié et celui qu’on appelle l’amour.

– Eh bien, c’est par l’amitié que commence l’amour ; tu aimeras Ludovic d’amour ; tu dois, il faut que tu l’aimes ainsi.

– Jamais, mon frère, c’est impossible !

– Blanche, rien n’est impossible, et quand tu seras sa femme…

– Mon frère, répliqua-t-elle vivement et d’un ton ferme, je ne veux pas être la femme de M. de Mégrigny.

– Malheureuse ! exclama-t-il, ayant dans le regard un éclair de fureur.

– Mon frère, continua-t-elle d’une voix douce et tremblante, vous voulez mon bonheur ; mais vous vous trompez si vous croyez que je le trouverais en devenant la femme de M. de Mégrigny. Vous ne voulez pas que je me marie selon mon cœur ; c’est bien, je ne me révolterai pas contre votre autorité ; mais, de grâce, n’exigez point de moi plus que vous ne pouvez obtenir ; ma soumission à vos volontés ne saurait aller jusqu’au sacrifice des aspirations de mon âme et d’un sentiment qui est, je le sens bien, toute ma vie.

Le baron était très pâle et tremblait de colère. Mais il ne pouvait que se mordre les lèvres, sentant bien que loin d’obtenir ce qu’il voulait par la violence, il perdrait, au contraire, irrémédiablement, la cause qu’il lui fallait gagner.

Mais que devait-il faire ?

Share on Twitter Share on Facebook