XIII RAOUL DE SIMIANE

C’était au baron Raoul de Simiane que pensait Joseph Gallot, c’était le baron de Simiane qu’il voulait voir, et après y avoir longtemps réfléchi, dans la traversée du bois de Boulogne et dans le fiacre qui les avait ramenés rue Morand, lui et la Chiffonne, il venait de décider qu’il ferait une visite au baron.

Qu’espérait-il de cette démarche quelque peu aventureuse ? Il n’aurait pas su le dire. Il voulait voir. Il lui fallait se raccrocher à quelque chose ou à quelqu’un : le baron était là, et il se disait :

– Qui ne tente rien n’obtient rien.

Il n’avait jamais parlé à M. de Simiane, il ne le connaissait que pour l’avoir vu deux ou trois fois ; mais il savait assez de choses sur le joyeux viveur pour être convaincu que c’était un homme avec lequel il pourrait facilement s’entendre, et il se sentait poussé vers lui par une force irrésistible.

L’ancien serrurier avait appris tardivement, après le mariage de sa nièce et la mort d’André Clavière, que Marie Sorel avait eu un amant, et il crut, nous l’avons dit, que cet amant avait été le baron de Simiane. Rien, depuis, n’étant venu le détromper, il le croyait encore.

Quand il eut su que sa nièce, ayant hérité de son mari, possédait une certaine fortune et qu’il s’était mis à sa recherche afin d’avoir – c’était son mot – une part du gâteau, il avait pensé, nous l’avons dit également, qu’en surveillant le baron, en se mettant au courant de sa vie, il parviendrait à avoir les renseignements qu’il désirait. Mais il avait été déçu dans son espoir en acquérant la certitude que, pas plus que lui, le baron ne savait ce que la jeune veuve était devenue.

S’il eut de cela du dépit, parce qu’il s’était donné beaucoup de peine pour arriver à une déception, il en fut médiocrement étonné. Les hommes se ressemblent tous, ils aiment le changement, après une maîtresse une autre. C’était le cas de M. de Simiane dont la fidélité n’avait jamais pu subir un mois d’épreuve. Il y a tant de jolies femmes dans Paris ! Et nos modernes Circés, brunes et blondes, savent si bien tendre leurs filets !

Plus tard, quand Gallot eut découvert que sa nièce habitait à Vaucresson, et mieux encore qu’elle était mère d’un petit garçon, il s’était demandé, non sans surprise, cette fois, pourquoi la mère et l’enfant vivaient séparés de M. de Simiane comme s’il leur eût été absolument étranger, et pourquoi le baron, tout à ses plaisirs, à ses nouvelles amours, ne s’inquiétait pas plus de son ancienne maîtresse que si elle n’avait jamais existé. Gallot ne comprenait pas cela. Pourtant Marie était toujours merveilleusement belle, plus belle qu’elle ne l’avait jamais été, et cent fois plus adorable et désirable que toutes ces pécheresses aux jupes tapageuses, plâtrées de blanc et de rouge, autour desquelles le baron papillonnait et faisait la roue.

Mais savait-il seulement que Marie avait un enfant dont il était le père ?

Évidemment non, il ne le savait pas.

Après avoir blessé mortellement André Clavière, il s’était jeté dans de nouvelles distractions et n’avait plus pensé à Marie Sorel, et celle-ci, se renfermant dans sa dignité et sa fierté de femme, loin de chercher à ramener à elle le meurtrier de celui qui l’avait épousée à son lit de mort, avait tout fait, au contraire, pour qu’il l’oubliât complètement.

Telles étaient les explications que le borgne s’était données à lui-même et qu’il se donnait encore.

Restait à savoir si, après ces trois années écoulées, la situation était toujours la même. Le baron et la jeune veuve avaient pu se revoir ; c’était dans les choses possibles ; et s’ils s’étaient revus, forcément, il y avait eu rapprochement, les anciennes relations s’étaient renouées.

Dans ce cas, Gallot n’avait plus rien à faire avec M. de Simiane.

Mais il y avait l’autre hypothèse.

Donc, maintenant, il fallait savoir.

– C’est bon, se dit Gallot, je saurai.

Fidèle à sa promesse, la Chiffonne lui apporta ses économies.

– Tu sais, c’est un prêt que tu me fais, lui dit-il.

Mais elle savait bien qu’elle prêtait à fonds perdus et sans intérêt. Elle ne tenait pas à l’argent ; elle aurait eu une grosse somme qu’elle la lui aurait également donnée. Elle ne lui demandait qu’une chose, qu’il la laissât tranquille.

Excepté reprendre la vie commune, elle était disposée à faire pour lui tous les sacrifices.

– L’argent est le nerf de la guerre, se dit Gallot ; j’en ai, pas beaucoup, il est vrai, mais assez pour l’instant ; je puis partir en guerre.

Le lendemain, le menton rasé, portant la moustache et les favoris longs, les cheveux frisés, pommadés, séparés par une raie au milieu de la tête, ayant assez bon air, l’air d’un domestique de bonne maison en vacances, Gallot s’en alla rôder rue de Bellechasse, aux abords de l’hôtel que le baron de Simiane occupait seul maintenant, et où, précédemment, il habitait avec sa mère et sa sœur aînée.

Le jour même, le borgne faisait connaissance avec le cocher de M. le baron, lequel, n’ayant pas grand’chose à faire, car son maître sortait peu, passait son temps à faire de nombreuses parties de piquet dans la petite salle d’un marchand de vins traiteur, réservée aux habitués.

Le cocher, enchanté de trouver dans sa nouvelle connaissance un joueur au piquet, endiablé comme lui, le traita tout de suite en vieux camarade. Dès le deuxième jour on se tutoya ; le troisième, l’un disait mon vieux Joseph, l’autre mon cher François ; on était des inséparables.

Le cocher était bavard, et ressemblait à la plupart des domestiques, qui ne se font pas faute de jaser sur leurs maîtres, trouvant très agréable de ridiculiser monsieur en révélant les secrets de madame.

Or, comme il n’est rien de tel que la bouteille pour délier la langue ; Gallot usa largement du moyen, et il sut si bien endormir la défiance de François que celui-ci répondit à toutes ses questions sans même s’apercevoir que son vieux Joseph était un malin, qui faisait le naïf afin de le faire bavarder plus qu’il ne l’aurait voulu.

Du reste, il ne disait pas de mal de son maître, car il n’y avait pas à en dire pour le moment ; au contraire, la conduite de M. le baron ne méritait que des éloges.

Mais il importait peu à l’ancien serrurier que la conduite de M. de Simiane fût ceci ou cela ; François avait été indiscret autant qu’il l’avait désiré, et il se trouvait suffisamment renseigné, ayant acquis la certitude que le baron, non seulement n’avait pas revu la belle veuve, mais que, peut-être, il ignorait toujours ce qu’elle était devenue.

* *

*

Eh bien, oui, M. le baron de Simiane avait acheté une conduite et fait peau neuve. Au grand étonnement de tous ceux qui le connaissaient, ce viveur émérite, cet homme qui, quelques années auparavant, avait causé de si bruyants scandales, dont se défrayait la chronique parisienne, avait fait tout à coup amende honorable, comme si, las des plaisirs, dégoûté de tout, n’en pouvant plus, il avait éprouvé un absolu besoin de repos.

Autant sa vie avait été agitée, extravagante et folle, autant elle était maintenant calme, sérieuse et sage. Il semblait ne plus vouloir vivre autrement que dans un long recueillement.

Dans toute la force de sa jeunesse, alors que la sève circule et monte, en plein débordement de ses passions, et Dieu sait si elles étaient nombreuses et terribles, toutes les ardeurs du baron s’étaient subitement attiédies, refroidies.

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Ceux qui avaient été ses amis, ses compagnons de débauche se le demandaient. Les uns disaient :

– Pourquoi ne va-t-il pas tout de suite s’enfermer à la Trappe ? Le voyez-vous dans une robe de bure, le chapelet à gros grains pendant à son côté, prononcer d’une voix caverneuse le fameux : Frère, il faut mourir !

– Il ne peut plus aller, il est ruiné, à bout, disaient les autres, et, forcément, il rentre dans sa coquille.

Après de longues années de désordre et de folies sans nom, après avoir, sans compter, jeté l’argent par les fenêtres, gaspillé la fortune qui lui venait de son père et escompté celle de sa mère, longtemps avant le décès de la baronne, il avait maille à partir avec des créanciers récalcitrants et sans pitié. Toutefois, il n’était pas aussi complètement ruiné que certains de ses amis pouvaient le croire.

Le baron n’était pas de ceux qui se laissent acculer au fond d’une impasse, il savait se retourner et trouvait le moyen de puiser à des sources non moins abondantes que celles qu’il avait taries. Si, dans un temps, d’ailleurs peu éloigné, il avait vécu d’expédients, ce que l’on ignorait, il n’en était plus à ne savoir où donner de la tête.

Cependant il traversait une nouvelle crise financière difficile ; mais il ne s’en effrayait point, sûr qu’il était de sortir triomphant de tous ses embarras.

Enfin, – était-ce avec des intentions machiavéliques ? – il lui plaisait de ne plus attirer l’attention sur sa personne, de se faire oublier ; et comme à Paris on oublie vite, on ne s’occupait plus guère de lui, malgré le grand-tapage qu’il avait fait.

D’aucuns disaient du baron que c’était un converti, d’autres doutaient de cette conversion qui, réelle, aurait été stupéfiante.

Les premiers prétendaient que la jeune sœur du baron, la belle Blanche de Simiane, avait exercé une heureuse influence sur son frère, et que c’était afin d’être agréable à Blanche et dans son intérêt, qu’il avait mis un terme à ses folies.

Cette hypothèse paraissait d’autant plus sérieuse et vraie qu’après le mariage de Blanche, qui avait épousé M. Ludovic de Mégrigny, le baron n’avait pas dévié un instant de la ligne de conduite qu’il s’était tracée.

Ceux qui n’admettaient pas que le baron eût pu rompre ainsi avec le passé, avaient des sourires sceptiques et se disaient entre eux, eu hochant la tête :

– Il faut qu’il y ait quelque chose là-dessous.

De ceux-ci ou des autres, lesquels avaient raison ?

M. de Simiane était-il un converti ou, dans un but quelconque, jouait-il un rôle hypocrite ?

Nous le saurons bientôt.

Quoi qu’il en soit, M. de Simiane était devenu un sage, et les langues les mieux exercées à la médisance auraient vainement cherché à l’attaquer. Sa vie était si édifiante, tout ce qu’il faisait était si correct, que des mères, désolées de voir leurs fils entraînés dans le tourbillon malsain de la vie parisienne, n’hésitaient pas à le leur donner pour exemple.

– Voyez le baron de Simiane, disaient ces mères alarmées, c’était un homme épouvantable, son nom était mêlé à tous les scandales, il n’y a pas de sottises qu’il n’ait faites, il a trempé ses lèvres à la coupe empoisonnée de tous les plaisirs ; il perdait au jeu des sommes énormes et, avec des créatures éhontées, il a sottement gaspillé une magnifique fortune. Comme vous, il avait une mère ; Dieu sait ce qu’elle a souffert la pauvre baronne de Simiane, et les larmes amères que son fils lui a fait verser ; les désordres du baron l’ont prématurément conduite à la tombe.

Mais, un jour, M. de Simiane est rentré en lui-même, il a été épouvanté de son passé, il a eu honte de son horrible vie ; dégoûté des faux plaisirs qui lui avaient coûté si cher et qui ruinaient sa santé, il a compris qu’il n’était que temps de changer de conduite.

N’attendez pas, pour imiter M. de Simiane et comme lui changer de conduite, que le dégoût des plaisirs vous vienne ; n’attendez pas que vous ayez perdu la santé, dilapidé votre fortune et fait mourir votre mère de chagrin, si vous ne voulez vous condamner à des regrets éternels.

Malheureusement, les jeunes écervelés à qui s’adressaient ces plaintes et ces conseils maternels, n’en tenaient aucun compte.

– On s’amuse quand on est jeune, disaient-ils, c’est le temps des folies et des délicieuses ivresses ; c’est assez tôt d’être sage quand on est vieux.

Paris, la ville de tous les plaisirs, aura toujours ses viveurs avides de jouissances, car la jeunesse oisive et riche sera toujours fatalement attirée vers les plaisirs qui s’offrent à elle et dont elle est insatiable.

Le baron de Simiane ne se montrait plus que rarement dans les réunions publiques. On ne le voyait plus que de loin en loin dans un fauteuil à l’Opéra ou à la Comédie-Française.

Ce n’était plus le temps où, sur les boulevards, on admirait ses superbes chevaux pur sang et son brillant équipage allant et revenant du champ-de courses ; le temps où radieux, dans un huit-ressorts, il s’affichait effrontément en compagnie de demoiselles extravagantes et à haut chignon jaune.

Il avait réduit son train de maison ; il n’avait plus que trois domestiques : une cuisinière, un valet de chambre et un cocher. Il n’avait plus qu’un cheval de prix modeste, qu’on attelait l’hiver à un coupé, l’été à une victoria.

Avec ce faible personnel, et M. le baron ayant cessé de recevoir ses amis, le vaste hôtel de la rue de Bellechasse ressemblait presque à une habitation déserte.

N’acceptant plus aucune invitation, il se trouvait ainsi dispensé de recevoir. Volontairement il s’isolait et faisait le vide autour de lui. Cela lui plaisait.

Il n’allait plus au cercle où, autrefois, il était toujours assis le premier à la table du baccarat, prêt à tenir la banque, ayant chaque fois l’espoir de gagner, mais perdant presque toujours, et jusqu’à trois-cent mille francs dans une soirée, ce qui lui était plus d’une fois arrivé.

M. de Simiane avait été un joueur enragé ; malgré sa déveine à peu près constante et surtout quand elle était persistante, il s’obstinait à jouer quand même, et il ne s’éloignait du tapis vert que lorsqu’il était complètement décavé. Ce n’aurait été encore que demi-mal, si, n’ayant plus un louis à jeter sur le tapis, le baron avait eu assez d’empire sur lui-même pour dire : c’est assez. Mais le joueur, celui qui a la passion du jeu, s’imagine toujours que le guignon cessera de le poursuivre, qu’il forcera la veine à lui revenir. Croyant cela, le baron s’animait, s’exaltait, jouait sur parole avec entêtement, avec rage, et c’était ainsi que, souvent, il avait perdu des sommes énormes.

Mais il ne mettait plus les pieds au cercle ni dans un de ces tripots clandestins où il avait laissé tant de poignées d’or, peut-être parce qu’il craignait de succomber à la tentation des cartes ; car de toutes les passions qui dominent l’homme, celle du jeu est la plus tenace. Le joueur est incorrigible.

Le baron tenait à justifier la bonne opinion que certaines personnes avaient de lui.

Il s’était fait une égide de sa volonté et il pouvait d’autant mieux résister aux entraînements qu’il se mettait soigneusement à l’abri de toutes les provocations.

Enfin le superbe baron, le merveilleux Raoul de Simiane, lui, qui avait été l’ami des femmes du demi-monde, le protecteur de ces demoiselles du corps de ballet de l’Opéra, le Sigisbée des comtesses et des marquises d’occasion, le Roméo des Juliettes de l’aiguille et du fer à repasser ; enfin lui, Raoul de Simiane, le héros de maintes aventures galantes, qui avaient fait grand bruit, il n’avait plus de maîtresse.

C’était à n’y pas croire. Pourtant cela était.

Et les anciens compagnons de plaisir, maintenant délaissés, répétaient :

– Il y a quelque chose là-dessous ; quand le diable se fait ermite, c’est qu’il se prépare à jouer un bon tour de sa façon. De Simiane nous ménage une surprise, vous verrez. Laissons faire, il est à la remonte, il nous reviendra. Attendons.

Ils avaient attendu, ils attendaient encore.

* *

*

Un matin, vers six heures, Joseph Gallot, convenablement vêtu, sonna à la petite porte de service de la fastueuse demeure de M. de Simiane.

La porte s’ouvrit et, hardiment, le borgne pénétra dans la cour qui s’étendait devant la façade de l’hôtel et où des herbes poussaient entre les pavés, ce qui attestait l’abandon où elle était laissée.

Devant les communs, le cocher était occupé à laver le coupé de son maître, celui-ci étant rentré tard, la veille, sous une pluie battante.

À la vue de son nouveau camarade, François manifesta sa surprise par une exclamation.

– Bonjour, François, dit Gallot.

– Toi, fit le cocher, mais qu’as-tu donc à me dire de si pressé, mon vieux Joseph ?

– Rien.

– Alors, que veux-tu ?

– Je viens faire une petite visite à M. le baron.

– Allons donc !

– C’est comme je te le dis.

– Est-ce que tu espères entrer à son service ?

– Pourquoi non ?

– Nous sommes au complet, mon vieux, et je ne crois pas…

– Qui sait ? Dans tous les cas, M. le baron pourra me recommander à des personnes de sa connaissance.

– Enfin, tu voudrais voir mon maître ?

– Puisque je viens pour cela.

– Je ne sais pas s’il te recevra.

– Je verrai bien.

– Adresse-toi au valet de chambre, qui t’annoncera.

– À tout à l’heure, François.

M. de Simiane s’était levé à huit heures ; après avoir pris sa tasse de café au lait et fumé un cigare, il s’était retiré dans son cabinet, jolie petite pièce, bien éclairée, qui avait été autrefois le petit salon préféré de la baronne de Simiane. C’était là que la pauvre mère avait versé bien des larmes en déplorant les excès de toutes sortes auxquels se livrait son fils. Trop tard, hélas ! elle avait reconnu combien sa trop grande faiblesse et sa tendresse aveugle pour le mauvais sujet avaient été coupables.

Le baron s’était assis à une table sur laquelle étaient jetées pêle-mêle de nombreuses paperasses, et après en avoir consulté quelques-unes, il s’était mis à écrire, à aligner des chiffres, à faire des additions, à calculer des différences.

Comme le négociant, mal dans ses affaires, qui examine s’il lui est possible de retarder sa faillite, M. de Simiane établissait son bilan. Il avait beau recommencer ses calculs, les présenter d’une autre manière, le résultat était le même : À l’actif, rien et le passif était énorme. Ce passif se composait de sommes empruntées un peu de tous les côtés et presque toutes sur hypothèques ; de sorte que ses maisons à Paris, ses châteaux, ses domaines, ses fermes, ses forêts ne seraient plus à lui dès qu’il plairait à ses créanciers de s’en emparer.

De plus, il découvrait, ce qui n’était pas pour lui une surprise, qu’il n’avait pas seulement dilapidé sa fortune, mais aussi celle de sa sœur, et qu’il se trouverait dans une situation fort délicate vis-à-vis de Mme de Mégrigny si, pour une cause ou pour une autre, il lui prenait fantaisie de réclamer son héritage en même temps que ses comptes de tutelle.

Le baron jeta avec mauvaise humeur son bilan dans un tiroir et prit une autre feuille de papier sur laquelle il y avait également des additions, des comptes revus et corrigés, quelque chose comme un inventaire.

Mais, ici, le passif n’existait pas, tout était à l’actif, et le total général donnait ce chiffre superbe : onze millions.

– Et cette fortune augmente tous les jours, murmura le baron. Son front s’était éclairé, ses prunelles étincelaient, et sur ce papier, qui présentaient des chiffres éblouissants, comme s’ils eussent eu des rayons lumineux, ses doigts passaient fiévreusement. Il eut un sourire étrange et murmura encore :

– Onze millions, onze millions !

Puis, songeur, avec des mouvements qui révélaient une agitation singulière, il mit le papier magique dans un tiroir où il conservait d’autres documents précieux qu’il tenait sous clef.

Il s’était étendu paresseusement sur un canapé et il allait s’élancer vers des régions mystérieuses et inconnues, emporté par un rêve qu’il avait souvent caressé, lorsque son valet de chambre vint lui dire qu’un homme demandait à lui parler.

– Que me veut-il, cet homme ? demanda le baron.

– Il dit qu’il a une communication importante à faire à monsieur le baron.

– Ah ! fit M. de Simiane. Et quel est le nom de ce visiteur ?

– Joseph Gallot.

– Je ne le connais pas ; n’importe, faites-le entrer. Peut-être me sera-t-il agréable d’entendre ce qu’il a à me dire.

À une autre époque, le baron de Simiane n’aurait certainement pas reçu aussi facilement un inconnu ; mais les temps étaient changés.

L’ancien serrurier fut introduit dans le cabinet ; et pendant que, répétant trois fois son salut obséquieux, il s’avançait vers le baron, celui-ci l’examinait curieusement, fronçant les sourcils, car du premier coup d’œil, il avait deviné à quelle espèce d’individu il avait affaire.

Mais, à ce moment, M. le baron était bien disposé et il ne lui déplaisait pas de causer avec un personnage qui lui inspirait de la répulsion.

Il indiqua un siège au visiteur et quand, sans façon, le borgne se fut assis :

– Monsieur, dit-il, vous avez une communication à me faire ?

– J’ai à dire à monsieur le baron quelque chose qui l’intéressera, je crois. Je m’appelle Joseph Gallot.

– On m’a dit votre nom.

– Est-ce qu’il était inconnu à monsieur le baron ?

– Absolument.

– Je comprends, on n’a pas cru devoir vous parler de moi.

– Et qui donc aurait pu me parler de vous ? demanda de Simiane étonné.

– Une personne que vous avez connue.

– J’ai connu et je connais encore beaucoup de personnes.

– Celle dont je parle, monsieur le baron, était une jeune fille divinement jolie, une adorable blonde avec des yeux bleus superbes, et une taille, et des épaules, et une poitrine, et une bouche…

– Enfin, une merveille, fit le baron souriant.

– Oui, une merveille ayant la grâce et la distinction d’une princesse.

– Vous me faites de cette jeune fille un portrait on ne peut plus flatteur, mais qui ne me la fait point reconnaître. J’ai connu des blondes aux yeux bleus divinement jolies, et des brunes aux yeux noirs divinement jolies aussi ; la femme que l’on aime, monsieur Joseph Gallot, est toujours adorable ; on admire sa taille, ses épaules, sa poitrine, sa bouche, bien d’autres choses encore, et il serait singulier qu’on ne lui trouvât point la grâce et la distinction d’une princesse. Le borgne répliqua avec un malicieux sourire :

– Oh ! je sais bien que monsieur le baron a eu de nombreuses bonnes fortunes et qu’il a été beaucoup aimé ; mais je suis sûr, – dame chacun a son petit orgueil, – je suis sûr que monsieur le baron n’a guère rencontré de femmes, blondes ou brunes, comparables à ma nièce, la belle Marie Sorel.

M. de Simiane ne put s’empêcher de tressaillir.

– Marie Sorel ! exclama-t-il.

– Hé, monsieur le baron, fit le borgne en se frottant les mains, je savais bien que le nom de ma nièce produirait son effet.

– Vous dites que Marie Sorel est votre nièce ?

– Mon Dieu, oui, je suis son oncle, par alliance, il est vrai : mon épouse défunte était la propre sœur de la mère de Marie.

– Et vous venez me trouver de la part de votre nièce ?

– Non, monsieur le baron ; du reste, je n’ai pas à vous le cacher, depuis plusieurs années Marie et moi nous sommes brouillés, ce qui ne m’empêche pas, vous le voyez, de vous faire une petite visite afin de la rappeler à votre souvenir.

– Ah ! Et qu’est-elle devenue, votre charmante nièce ?

– Comment, vous ne le savez pas ? Vous ignorez ce qui lui est arrivé ?

– Je ne sais rien, si ce n’est que ce pauvre André Clavière l’a épousée avant de mourir. Depuis cette époque je n’ai plus entendu parler d’elle.

– Oh ! alors, si vous ne savez pas autre chose… Mais convenez, monsieur le baron, que vous ne vous êtes pas intéressé à elle comme vous le deviez, car, enfin, vous l’aimiez.

– Assurément, je ne détestais pas Marie Sorel, qui était une adorable créature ; très désirable, je l’ai ardemment désirée. Une idée, un caprice…

Mais après ce duel, qui a fait beaucoup de bruit, duel que j’ai regretté, que je regrette encore, car enfin je n’avais aucune raison d’en vouloir sérieusement à ce malheureux Clavière, j’ai compris que je ne devais plus penser à Mlle Sorel, devenue Mme Clavière, et dont j’avais fait une veuve.

D’ailleurs, à cette époque, un coup de vent m’avait jeté d’un autre côté ; j’avais toutes sortes de grands ennuis, de graves préoccupations : une sœur condamnée par les médecins et ma mère, dont la santé délabrée causait de vives inquiétudes.

– Et puis monsieur le baron était devenu subitement très amoureux d’une jolie danseuse, Mlle Clara, surnommée Bouton-de-Rose.

– Tiens, tiens, vous savez cela ? dit froidement de Simiane.

– Je préviens monsieur le baron que je sais beaucoup de choses.

– On n’est jamais trop instruit, monsieur.

– C’est égal, monsieur le baron, vous ne vous doutiez guère des suites qu’aurait votre joli coup d’épée.

Comme vous le dites, vous n’aviez aucune raison d’en vouloir sérieusement à André Clavière.

Mais voilà, vous ne connaissiez pas encore la jolie danseuse et ce pauvre jeune homme, qui arrivait de Bourgogne, vous portait ombrage.

Et cependant…

Oh ! il aimait, il adorait Marie, il en était fou ; il l’a bien prouvé en l’épousant ; mais c’était un amour purement platonique.

Du reste, monsieur le baron savait très bien qu’il avait en Marie Sorel une maîtresse incapable de le tromper.

– Permettez, monsieur Joseph Gallot, Marie Sorel n’était pas ma maîtresse.

– Ma nièce n’était pas votre maîtresse !

– Je n’ai jamais été l’amant de Marie Sorel.

L’ancien serrurier regarda de Simiane l’œil ahuri.

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