XI LA MÈRE ET L’ENFANT

Dix heures sonnaient à l’horloge de la Maison maternelle comme la Chiffonne et Gallot s’arrêtaient devant la petite porte de l’établissement.

Ils étaient venus dans un fiacre qu’ils avaient laissé à l’entrée de l’avenue, en disant au cocher :

– Vous allez attendre ici.

Le cœur de la Chiffonne battait à se rompre. Très pâle, on aurait dit une victime conduite au supplice.

– Est-ce que tu as peur ? lui dit Gallot.

Elle lui jeta un long regard qui signifiait : « Je n’ai pas ton audace, moi » ; et, s’armant de courage, elle sonna. La porte s’ouvrit. Elle entra.

– Elle y est, murmura le borgne, et à moins que le diable ne s’en mêle, tout ira bien.

Il alla s’étendre à vingt-cinq pas de distance sur l’herbe menue, à l’ombre des arbres.

La Chiffonne ayant dit qu’elle désirait voir la sœur supérieure, on la conduisit au parloir où, au bout de quelques minutes, la mère Agathe vint la trouver.

La religieuse reconnut tout de suite la visiteuse. Elle éprouva tout d’abord un sentiment de vive répulsion, et si elle eût obéi à son premier mouvement, elle aurait laissé éclater son indignation, sa colère. Mais elle se contint. D’ailleurs la Chiffonne paraissait si triste, si tremblante, et la douleur empreinte sur son visage paraissait si vraie, que la mère Agathe se demanda si cette malheureuse n’était pas digne de sa pitié.

Cependant, ne voulant pas laisser voir à la Chiffonne qu’elle la reconnaissait, elle lui dit :

– Madame, je suis la supérieure de cette maison, vous désirez me parler, m’a-t-on dit ; que voulez-vous ?

– J’espérais que vous me reconnaîtriez, ma mère.

– Vous ai-je donc déjà vue ?

– Oui, il y a de cela un peu plus de trois ans ; c’est moi qui ai amené ici un petit garçon appelé André.

– Je vous reconnais maintenant, madame ; oui, vous avez amené dans notre maison un petit garçon appelé André, André Gosselin, n’est-ce pas ? J’ai un peu hésité à le recevoir, si j’ai bonne mémoire ; mais il était si gentil et si triste… Enfin je l’ai reçu et je n’ai eu qu’à m’en féliciter.

– Alors il est toujours gentil ? dit vivement la Chiffonne.

Sans répondre à la question, la religieuse reprit :

– Vous m’avez laissé l’extrait de son acte de naissance ; sa mère, qui était votre sœur, venait de mourir, m’avez-vous dit.

– Oui, ma mère, et si je n’ai pas gardé le pauvre petit, c’est que j’étais alors très malheureuse et dans une grande misère.

– Vous n’êtes plus dans la même situation ?

– Je travaille, je ne suis plus en peine sur les moyens de vivre ; mais si je disais que je suis heureuse, je mentirais.

– Ah ! vous êtes toujours malheureuse ?

– J’ai de grandes douleurs.

– Chacun ici-bas a ses peines, ses souffrances ; mais on ne doit plaindre que ceux qui ne les ont pas méritées.

La Chiffonne sentit le mordant de ces paroles. Elle étouffa un soupir.

– Mais, reprit la religieuse, vous ne m’avez pas dit pourquoi vous êtes venue ; veuillez me faire connaître l’objet de votre visite.

– Ma mère, répondit la Chiffonne d’une voix tremblante, je voudrais reprendre mon… le petit André.

Elle n’avait pas osé dire mon neveu.

– Vous voulez reprendre André ! s’écria la religieuse blêmissant.

– Oui, ma mère. Ah ! si vous saviez… Avant de vous amener l’enfant, j’avais beaucoup souffert ; mais, depuis, j’ai constamment pleuré et enduré les plus cruelles tortures.

– Mais pourquoi voulez-vous reprendre cet enfant ? Il est bien ici.

– Oh ! je le crois, j’en suis sûre.

– S’il vous était rendu, qu’en feriez-vous ?

La Chiffonne resta un instant tout interloquée, puis répondit :

– Ce serait pour son bonheur, oui, pour son bonheur, je vous le jure, et moi je ne serais plus la malheureuse que je suis. Mon Dieu, il y a ces choses que je voudrais vous dire, mais je ne peux pas, maintenant : je ne peux pas… Dans deux ou trois jours je reviendrai, je vous le promets, et je vous dirai tout.

Elle pleurait et tendait vers la religieuse ses mains suppliantes. La mère Agathe, qui n’ignorait pas dans quel but l’enfant avait été enlevé, avait déjà compris pourquoi la Chiffonne venait le réclamer.

– L’homme est là, se dit-elle, c’est lui encore qui pousse cette malheureuse…

Elle reprit à haute voix :

– Quand vous avez amené l’enfant, vous m’avez dit que le père existait, mais qu’il était en Amérique.

– Oui, je vous ai dit cela.

– Vous avez ajouté que, à son retour, il réclamerait son fils. Est-ce qu’il est revenu ?

– Oui, il est revenu.

– Et c’est lui qui vous envoie pour reprendre l’enfant ?

– Oui.

La religieuse resta un instant silencieuse, ayant l’air de réfléchir.

– Madame, reprit-elle gravement, il y a dans notre maison des règles que je suis tenue à faire respecter et auxquelles je suis moi-même soumise. Seule, je ne puis prendre aucune décision ; je dois, dans tous les cas qui se présentent, consulter la communauté et tenir compte de ses volontés. De plus, en la circonstance actuelle, il me faut consulter également une personne qui s’intéresse particulièrement au petit André, qui a ici une grande autorité et sans le consentement de laquelle je ne puis rien faire. Revenez aujourd’hui, à trois heures, et vous saurez ce qui aura été décidé.

La Chiffonne était congédiée ; elle n’avait plus qu’à se retirer, ce qu’elle fit après s’être humblement inclinée devant la religieuse. Celle-ci se disait :

– Il y a chez cette femme du bon et du mauvais ; c’est le bien et le mal luttant l’un contre l’autre ; lequel sera vainqueur ? Ah ! la malheureuse, que Dieu lui vienne en aide !… Ai-je eu raison de lui dire de revenir ? Je le crois. Maintenant, attendons la dame en noir.

Sœur Agathe voyait encore de grosses menaces d’orage.

En voyant sortir la Chiffonne, seule, Gallot fit entendre un oh ! étranglé ; ses traits se contractèrent affreusement, son regard eut un éclair farouche et il bondit sur ses jambes comme s’il eût senti la morsure d’une vipère.

La Chiffonne le rejoignit.

– Et le gosse ? fit-il sourdement, pourquoi ne l’amènes-tu pas ?

Il avait saisi le bras de sa complice et le serrait à le briser. La douleur arracha une plainte à la Chiffonne.

– Tu me fais mal, dit-elle ; laisse-moi te répondre.

– Parle donc.

– La supérieure ne pouvait pas me donner le petit immédiatement.

– Pourquoi ?

– Il faut qu’elle parle de la chose aux autres religieuses et aussi à une personne sans l’autorisation de laquelle elle ne peut rien faire.

– Tout ça, c’est louche, on t’a fait avaler une couleuvre, la Chiffonne, et tu n’y as vu que du feu. On ne veut pas rendre l’enfant, voilà ce que je comprends, moi. Maintenant, veux-tu que je te dise ? tu as eu tort de le mettre dans cette maison.

– Il me fallait le placer quelque part et j’ai cru bien faire.

– Des religieuses, je n’ai pas confiance en ces femmes noires, moi. Ah ! mille tonnerres ! elles ne veulent pas rendre le petit ! Nous verrons bien. Qu’elles prennent garde, ces femelles du diable ; et quand je devrais mettre le feu aux quatre coins de leur cassine…

– Joseph, tu n’as pas besoin de t’emporter ainsi ; la supérieure ne m’a pas dit qu’elle ne voulait pas me rendre le petit.

– Non, mais elle t’a envoyée promener avec des menteries… Mais tonnerre de tonnerre, ça ne se passera pas ainsi. Ah ! ah ! elles veulent garder le gosse…

– Mais, encore une fois, Joseph, je ne crois pas cela, et je ne peux pas le croire, puisque la religieuse m’a dit de revenir aujourd’hui à trois heures…

– Ah ! elle t’a dit de revenir ?

– Oui, à trois heures.

Le borgne se calma.

– Ça ne fait rien, reprit-il, je me méfie toujours ; il y a quelque machine là-dessous ; car, enfin, la chose devait marcher toute seule, comme sur des roulettes ; c’est toi qui as amené l’enfant, tu venais le réclamer, on n’avait qu’à te le rendre. C’est une fine mouche, cette religieuse ; elle va – elle a tout le temps pour ça – manigancer quelque chose de sa façon, et ce soir, quand tu la reverras, elle te fera avaler une nouvelle couleuvre. Enfin, nous verrons bien.

Ils étaient arrivés au bout de l’avenue.

– Est-ce que tu gardes la voiture ? demanda la Chiffonne.

– Une voiture toute la journée, non pas ; comme toi, la Chiffonne, je veux savoir être économe.

– Nous n’avons plus besoin de vous, dit Gallot au cocher.

Et après avoir payé la somme réclamée, lui et la Chiffonne se dirigèrent vers Billancourt.

– En attendant, dit-il, quand ils furent au bord de la rivière, nous allons déjeuner. Une friture de Seine me fait envie.

Ils entrèrent dans un de ces petits restaurants toujours si fréquentés le dimanche par la population ouvrière.

* *

*

À trois heures précises, pendant que son homme reprenait son poste d’observation du matin sous un des marronniers de l’avenue, la Chiffonne entrait dans la cour de la Maison maternelle.

– Vous êtes attendue, lui dit la sœur-concierge, en accompagnant ses paroles d’un gracieux sourire.

Une pareille amabilité ne pouvait être que de bon augure. La Chiffonne en fut toute réjouie.

Au parloir, elle trouva la supérieure, qui lui dit aussitôt, en ouvrant une porte :

– Madame, veuillez me suivre.

Elles traversèrent la salle de lecture, et la religieuse ayant ouvert une seconde porte, elles entrèrent toutes deux dans un salon qu’éclairaient deux hautes fenêtres, ouvrant sur les cours intérieures et ayant vue sur la grande pièce d’eau et les pelouses du parc.

La Chiffonne, poussée doucement par la mère Agathe, avait fait trois pas en avant, puis s’était arrêtée tout interdite. N’osant plus ni avancer ni reculer, elle se tourna, très perplexe, du côté de la religieuse dont aucun mouvement de la physionomie et du regard ne répondit à son interrogation muette.

Ce qui troublait ainsi la Chiffonne et rendait son esprit perplexe, c’était un délicieux tableau qu’elle avait sous les yeux et qui aurait pu servir de modèle à un de nos maîtres peintres ou sculpteurs, par exemple à Meissonier, le grand artiste, qui donnait à ses compositions un charme incomparable et se plaisait à reproduire sur ses toiles admirables des scènes d’intérieur et de famille.

Une femme, qu’on voyait de dos seulement, mais que l’on devinait jeune à sa taille svelte, élancée, à ses magnifiques cheveux blonds massés sur le haut de la tête et à ses mouvements pleins de grâce, tenait dans ses bras un petit garçon aux joues roses, au regard doux et caressant, au front intelligent.

Le lecteur a compris que la Chiffonne se trouvait en présence de Mme Clavière et de son fils.

L’enfant se tenait debout sur les genoux de sa mère, qui le contemplait dans une sorte d’extase. En même temps, ses doigts passaient à travers les boucles soyeuses des cheveux du petit André, qui étaient d’une jolie nuance, entre le blond et le châtain-clair.

Puis c’était un nouvel et long échange de baisers. Et au doux bruit des baisers de la mère sur les belles joues roses se mêlaient les petits cris joyeux de l’enfant.

D’un côté comme de l’autre, quel ravissement ! Et comme on voyait bien que le bonheur de la mère était tout entier dans la joie de son enfant !

Bien qu’elle eût entendu la porte du salon s’ouvrir et se refermer, Mme Clavière n’avait pas tourné la tête ; elle savait qui était là, mais toute à ses expansions maternelles, elle n’avait point hâte de donner audience à la visiteuse…

Celle-ci restait à la même place, immobile comme une statue ; son trouble ne faisait qu’augmenter, et elle regardait avec effarement et se disait :

– Mon Dieu, mais je ne comprends pas ! Pourquoi m’a-t-on amenée ici ? qu’est-ce que cela signifie ? Quelle est cette dame ? Et cet enfant… Il me semble que je le reconnais ; serait-ce lui ?

Son regard interrogateur se tourna de nouveau du côté de la mère Agathe.

Mais la religieuse avait pris son chapelet et tenait sa tête baissée, comme en prière.

– Tu m’aimes bien, n’est-ce pas, petite maman ? dit tout à coup André, faisant à sa mère un collier de ses bras.

– Oui, mon chéri, oui, je t’aime.

– Plus que tout au monde ?

– Oui, plus que tout au monde.

La Chiffonne s’était mise à trembler de tous ses membres.

– Vois-tu, petite maman, reprit l’enfant, c’est pour que tu m’aimes toujours que je veux être sage, bien sage ; toujours, toujours. Je sais bien que tu ne m’aimerais plus du tout si je n’étais plus sage.

– Toujours je suis contente de toi, mon cher trésor.

– Tu as vu comme je sais lire ?

– Oui, maintenant, tu lis très bien, et tu as bien appris la table de multiplication.

– Je fais déjà des additions et des soustractions, et la sœur Ursule m’a dit que je ferais bientôt des multiplications et des divisions, comme Édouard Lebel. Il est plus savant que moi, Édouard.

– Oui, mais il est aussi plus âgé que toi.

– Ça ne fait rien, petite maman, je veux bien apprendre pour te faire plaisir et pour que tu m’embrasses… Oh ! ça m’est facile d’apprendre ! Tiens, je n’ai qu’à penser à toi, et ce que j’apprends, je le sais tout de suite.

– Cher enfant ! murmura la mère palpitante d’émotion.

Et deux baisers le récompensèrent de ses gentilles paroles. Il continua :

– Je saurai vite écrire, tu verras ; et quand je saurai bien, je t’écrirai de grandes lettres pour te dire que je t’aime de tout mon cœur. Des bâtons sur l’ardoise, des o, des u, des i, des m, ça ne fait pas des mots, ce n’est pas de l’écriture. J’ai dit à sœur Ursule : Édouard écrit sur du papier avec une plume, je veux aussi écrire sur du papier.

Elle a ri, sœur Ursule, et elle m’a donné un cahier et une plume.

– Alors, mon chéri ?

– Alors Édouard m’a montré et j’ai écrit. J’ai écrit ton nom, marie, Marie. Elles disent, les sœurs, que c’est le plus beau nom, parce que c’est le nom de la maman du petit Jésus. Dis, petite maman, est-ce que je suis ton petit Jésus, moi ?

– Oui, mon André, oui, mon chéri, tu es mon petit Jésus.

– André, André ! répéta la Chiffonne d’une voix étranglée.

La mère Agathe disait tout bas un ave.

Mme Clavière fit glisser doucement l’enfant sur le tapis, se dressa debout et se tourna brusquement vers la Chiffonne, le visage en pleine lumière.

La complice de Joseph Gallot reconnaissait la dame de Vaucresson. Elle n’avait pas vieilli, elle était toujours merveilleusement belle, et sa robe noire, dont la jupe longue, à larges plis, tombait droite, des hanches sur les pieds, était pareille à celle qu’elle portait trois ans auparavant, le jour où elle l’avait suivie du cimetière du Père-Lachaise à Saint-Cloud.

Mme Clavière examinait curieusement cette malheureuse qu’elle voyait pour la première fois et qui, complice d’un misérable, l’avait fait si cruellement souffrir. Cependant son regard n’exprimait ni la colère, ni la répugnance ; il n’y avait en elle qu’un sentiment de profonde pitié.

La Chiffonne poussa un cri rauque.

Éperdue, haletante, elle tendait vers la dame en noir ses mains frémissantes.

– Je suis Mme Clavière, dit la mère d’André, d’un ton très calme, et cet enfant est mon fils ; maintenant, dites-moi ce que vous voulez.

La Chiffonne tomba à genoux, en s’écriant :

– Grâce, madame, grâce, pardon !

Et, voilant son visage de ses mains, elle éclata en sanglots.

L’enfant, qui regardait avec étonnement cette femme inconnue, mais dont, peut-être, il se rappelait vaguement les traits, s’approcha d’elle et lui mettant la main sur l’épaule :

– Je ne sais pas ce que tu as fait à maman, dit-il ; mais ne pleure pas ; elle est bonne, maman, elle te pardonnera ; n’est-ce pas, maman, que tu pardonnes ?

La Chiffonne releva la tête.

– Ah ! le cher mignon ! s’écria-t-elle ; vous l’avez entendu, madame, il vous demande de me pardonner.

D’un ton grave, qu’elle cherchait à rendre sévère, la jeune femme répondit :

– Je verrai tout à l’heure si vous avez des droits à mon indulgence et s’il me sera possible de vous accorder le pardon que vous me demandez. Mais, d’abord, relevez-vous et asseyez-vous là, dans ce fauteuil.

S’adressant à l’enfant, elle reprit :

– André, mon chéri, maintenant tu peux aller jouer.

Le petit s’éloigna de la Chiffonne comme à regret, – cette femme désolée l’intéressait, – et s’assit près d’un guéridon sur lequel se trouvait une boîte dont il enleva le couvercle et qui était pleine de soldats de plomb artistement coloriés.

La Chiffonne avait pris place dans le fauteuil et ses yeux noyés de larmes restaient anxieusement fixés sur la dame en noir, dont l’apparente sévérité la glaçait d’effroi. Elle était devant un juge ; et quand ce juge avait le droit d’être impitoyable, pouvait-elle espérer miséricorde ?

Mme Clavière s’assit à son tour, faisant face à la maîtresse de l’ancien serrurier, et la regardant fixement, comme si elle avait voulu fouiller jusqu’au fond de sa pensée :

– Madame, dit-elle, je vous vois aujourd’hui pour la première fois, mais vous n’êtes pas pour moi une inconnue ; vous vous appelez Julie Verrier et l’on vous a surnommée la Chiffonne. Vous êtes bien la personne que je désigne ?

– Oui, madame.

– Vous avez été et vous êtes probablement encore la maîtresse d’un individu appelé Joseph Gallot.

– Hélas ! soupira la Chiffonne.

– N’a-t-il pas été condamné à trois ans de prison pour attaque nocturne ?

– Oui, madame, mais il a été mis en liberté et est revenu à Paris.

– Depuis quand est-il revenu ?

– Depuis trois jours.

– Il n’a pas perdu de temps, se dit la jeune femme, ayant sur les lèvres un sourire amer.

– Julie Verrier, reprit-elle, est-ce vous qui avez été la complice de Joseph Gallot dans l’enlèvement de mon enfant ?

La Chiffonne laissa échapper une plainte sourde.

– Hélas ! oui, madame, répondit-elle d’une voix brisée, c’est moi qui l’ai aidé à commettre ce crime.

– Vous reconnaissez donc que c’était un crime ?

– Oh ! un crime abominable…

– Et vous l’avez commis ce crime ; et rien ne vous a retenue, arrêtée, ni le cri de votre conscience, ni la crainte d’un châtiment mérité, ni la pensée de l’horrible douleur que vous alliez causer à une mère.

– J’ai regretté ce que j’ai fait, madame, je vous le jure ; ah ! j’en ai cruellement souffert… Je ne voulais pas, non, je ne voulais pas, et le ciel m’est témoin que j’ai fait tout ce que je pouvais pour empêcher Joseph de vous prendre votre enfant. Hélas ! il n’a rien voulu entendre et il m’a forcée à le suivre, à être sa complice.

– Malgré vous ?

– Oui, malgré moi.

– Voilà qui est difficile à croire.

– Et cependant c’est la vérité ; je ne suis pas menteuse, madame, vous pouvez croire tout ce que je vous dis. Ah ! si vous saviez comme je suis malheureuse !

Elle parlait avec un tel accent de sincérité et sa physionomie avait une expression si douloureuse que Mme Clavière se sentit profondément émue.

– Mais, s’écria-t-elle, quel pouvoir étrange a-t-il donc sur vous, cet homme ?

– Ah ! je ne sais pas, il me serait impossible d’expliquer cela ; quand il me regarde d’une certaine façon, un frisson traverse tout mon être et ma volonté est brisée et je n’ai plus aucune force pour lui résister. Il ordonne, j’obéis ; ce qu’il me dit de faire, je le fais.

– Enfin vous êtes son esclave.

– Ah ! pire que son esclave ! s’écria-t-elle en se tordant les mains ; un esclave peut se révolter et moi je ne peux pas.

La malheureuse laissa tomber sa tête sur sa poitrine et se remit à pleurer.

Le petit André sortait de leur boîte ses soldats de plomb, infanterie et cavalerie, qu’il dressait et alignait sur la table en rang de bataille, fantassins au centre, cavaliers se déployant à droite, à gauche et en arrière. Mais l’enfant s’amusait distraitement ; si jolis et si intéressants que fussent ses soldats, ils ne le captivaient pas complètement, car, de temps à autre, il jetait un long regard sur sa mère et la Chiffonne. Quant à la religieuse, elle avait disparu.

Après quelques instants de silence, Mme Clavière reprit la parole :

– Julie Verrier, dit-elle, c’est vous aussi, sans doute, qui m’avez écrit pour me donner rendez-vous au cimetière du Père-Lachaise ?

– Oui, madame, c’est moi qui ai écrit cette lettre que Joseph m’a dictée.

– Était-ce vous qui deviez vous trouver au rendez-vous ?

– C’était moi.

– Ce jour-là, vous deviez me rendre mon enfant contre une somme importante fixée pour sa rançon.

– Je me souviens, madame.

– Je me suis trouvée au rendez-vous et toute l’après-midi je vous ai attendue. Pourquoi n’êtes-vous pas venue, comme il était dit dans la lettre ?

– Joseph avait été arrêté l’avant-veille et m’avait défendu de rendre l’enfant.

– Ah ! il vous avait défendu… Pourtant vous n’aviez pas à le craindre, puisqu’il était en prison.

La Chiffonne secoua la tête en murmurant d’une voix plaintive :

– Je ne pouvais pas.

– Pourquoi ?

– Ah ! pourquoi, pourquoi ! Est-ce que je saurais le dire ? Est-ce que je sais ce qui se passait en moi ? Pendant plus de trois ans Joseph a été en prison ; mais, hélas ! je n’en étais pas délivrée ; c’était toujours comme s’il eût été près de moi me poussant, me criant d’une voix menaçante : « Fais cela, je veux que tu le fasses ! »

– Ainsi, même loin de vous sa volonté s’imposait à la vôtre, vous restiez sous sa domination ?

– Hélas ! oui.

– C’est étrange, fit Mme Clavière pensive. Elle reprit :

– Cependant, comme vous ne pouviez pas garder mon enfant indéfiniment avec vous, vous avez cherché le moyen de vous en débarrasser, sinon pour toujours, mais jusqu’au moment où, sorti de prison, Joseph Gallot prendrait une décision quelconque le concernant. Vous vous procurez l’acte de naissance et le certificat de baptême d’un autre enfant, et c’est ici, dans cet asile, consacré aux enfants abandonnés, que vous apportez mon fils qui, vous l’avez dit vous-même, répétait sans cesse : maman, maman, je veux voir maman !

Et ce cri de douleur d’un enfant ne vous a pas émue !

– Oh ! ne dites pas cela, madame ; ce cri s’enfonçait dans mon cœur comme une pointe acérée.

– Enfin, Joseph Gallot était derrière vous, vous poussant à commettre un nouveau crime ; car, substituer un enfant à un autre et vouloir ainsi qu’il reste introuvable est un crime que la loi punit sévèrement et qui est, selon moi, presque un assassinat.

– Oh ! mon Dieu !

– Vous êtes épouvantée de votre action ?

– Ah ! s’écria la Chiffonne éperdue, je sais bien, depuis longtemps, que ce que j’ai fait est infâme ; je sais bien que je suis une misérable !

Ah ! madame, continua-t-elle en pleurant, ce que j’ai souffert depuis trois ans, surtout en pensant à vous, Dieu seul le sait. C’était un tourment qui ne m’a pas quittée un instant. Que de larmes brûlantes j’ai versées ! Que de reproches cruels je me suis adressés ! Que de nuits j’ai passées sans pouvoir dormir ! Et quand épuisée, anéantie, terrassée, je m’endormais, mon sommeil était toujours troublé par les plus horribles cauchemars.

Sans cesse je pensais à vous et à votre enfant ; vous m’apparaissiez pâle, vous soutenant à peine et il me semblait entendre vos plaintes, vos gémissements, vos cris de désespoir. Je me sentais attirée vers vous, mais aussitôt, Joseph se dressait devant moi me criant : Arrête, je ne veux pas !

Oui, c’était lui qui m’arrêtait, quand, prête à obéir à un cri de ma conscience révoltée, je voulais courir à Vaucresson et tomber à vos pieds en vous demandant grâce. Ce n’est pas une fois, mais vingt fois que j’ai eu l’intention de vous aller trouver pour vous dire : « Madame, je suis la complice de l’homme qui vous a volé votre enfant ; mais séchez vos larmes, ne soyez plus désespérée : j’ai porté votre enfant à la Maison maternelle de Boulogne ; vous le retrouverez là, et il vous sera rendu. »

Après vous avoir dit cela, je serais revenue à Paris et, le lendemain, on aurait repêché mon cadavre dans la Seine. La mort, c’était la délivrance.

Eh bien, malgré mes remords, mes souffrances, malgré tout, pourquoi n’ai-je pas fait cela ? Ah ! pourquoi, parce que j’étais aussi lâche que misérable !

Bien des fois, écrasée sous le poids de mon infamie, je me suis écriée : « Je voudrais être morte !… » J’aurais voulu me débarrasser du fardeau de la vie par le suicide, mais je n’en avais pas le courage, j’étais lâche !

Je demeure avec une amie qui est passementière ; elle m’a appris son métier, je suis maintenant une ouvrière. Si j’ai pu avoir quelques instants de tranquillité, je les ai trouvés dans le travail. Mais qu’ils étaient rares ces instants de calme où il me semblait que l’apaisement se faisait en moi. La pensée du mal que j’avais fait, du désespoir que j’avais causé, revenait vite et je retombais dans mes mortelles angoisses. Oh ! la conscience, quelle chose terrible !

Voyant que la dame en noir, toujours grave et devenue songeuse, gardait le silence, la Chiffonne poursuivit :

– Maintenant, madame, en ce moment, devant vous et votre cher enfant, il se fait en moi comme une dilatation ; je ne sens plus sur ma poitrine le poids énorme qui m’écrasait et il me semble que je ne suis plus aussi malheureuse. Je n’entends plus la voix indignée de ma conscience, le remords ne me fait plus éprouver les mêmes déchirements. Oh ! j’ai toujours le vif regret des crimes que j’ai commis ; mais je remercie Dieu ; il a été bon pour moi en réparant le mal que j’avais fait ; car c’est évidemment par une intervention divine que l’enfant a été rendu à sa mère désolée. Enfin je suis soulagée, il me semble que, délivrée de toutes mes angoisses, je vais cesser de souffrir et je me sens comme enveloppée tout entière dans le rassérènement de mon âme.

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