XII LE RÉVEIL D’UNE VOLONTÉ

Mme Clavière avait écouté la Chiffonne avec intérêt et une surprise croissante. Elle n’en pouvait douter, cette malheureuse était sincère ; on ne joue pas la comédie de la douleur et du repentir quand on a de ces accents déchirants. Ainsi, cette pauvre fille, malgré ses actes, qui répondaient si peu à ses sentiments honnêtes, était plutôt une égarée qu’une dépravée. Donc, elle pouvait encore rentrer dans le bon chemin en dehors duquel une sorte de fatalité l’avait jetée ; mais, pour cela, il faudrait qu’elle ne fût plus sous la domination de Joseph Gallot, son mauvais génie. Était-ce possible ?

Ainsi pensait Mme Clavière, en regardant la Chiffonne tristement et avec compassion.

– Ah ! madame, s’écria la malheureuse en joignant les mains, votre doux regard me dit que vous me prenez en pitié ; oh ! oui, vous êtes bonne… grâce, pardonnez-moi !

La physionomie de Mme Clavière prit une expression indéfinissable et elle répondit :

– Julie Verrier, écoutez-moi : vous disiez tout à l’heure que c’était par l’intervention divine que j’avais retrouvé mon enfant ; vous ne vous trompiez pas, c’est la vérité. En effet, si vous avez apporté mon enfant dans cette maison, c’est Dieu qui l’a voulu ; en cette circonstance, Dieu vous a inspirée.

Si, avec les précautions que vous aviez prises pour dérouter toutes les recherches, vous aviez placé ailleurs mon enfant, si vous l’aviez confié à d’autres personnes, je l’aurais inutilement cherché et peut-être serais-je morte de douleur et de désespoir. Mais Dieu, le protecteur des faibles et des innocents, veillait sur mon fils, et ne voulait pas, dans sa bonté infinie, condamner une pauvre mère à une trop longue et trop dure épreuve.

Julie Verrier, depuis des années je m’intéresse aux enfants des deux sexes recueillis dans cet asile ; j’occupe mes loisirs à leur confectionner de petits vêtements que je prends plaisir à leur faire essayer moi-même. Je fais donc de fréquentes visites à la Maison maternelle. Cela, vous l’ignoriez, mais Dieu le savait.

J’avais découvert que c’était Joseph Gallot qui m’avait volé mon enfant ; je portai plainte contre lui et devant moi, dans le cabinet du chef de la sûreté, il fut interrogé au sujet de l’enlèvement ; on voulait lui faire dire où était le pauvre petit ; mais il se renferma dans des dénégations absolues. On devina facilement que vous étiez sa complice et les meilleurs agents de la sûreté se mirent à votre recherche. Vous aviez disparu, impossible de se mettre sur vos traces. Ah ! je ne vous dirai pas dans quelle horrible anxiété j’ai vécu pendant ce mois terrible.

Un jour je vins faire une visite aux bonnes religieuses de la Maison maternelle. La supérieure me parla d’un petit garçon admis à l’asile depuis quelques jours seulement.

« – Il est très triste, me dit la mère Agathe, et constamment il parle de sa mère ; à chaque instant il s’écrie : « Où est maman ? Je veux voir maman ! »

Je demandai à voir ce pauvre petit, qui avait été admis dans la maison comme orphelin. On me l’amena.

Quelle joie, mon Dieu, quel bonheur inespéré ! C’était André, c’était mon enfant !

Je le questionnai et je sus par lui que vous l’aviez traité avec une grande douceur, que vous l’embrassiez souvent, enfin que vous n’aviez pas cessé un instant de lui donner les soins d’une mère. Mon fils plaidait ainsi chaleureusement votre cause, et je compris que vous n’aviez été entre les mains de Joseph Gallot qu’un instrument trop docile. Alors, comme le cœur d’une mère se laisse facilement attendrir par la voix de son enfant, alors, Julie Verrier, j’oubliai tout ce que j’avais souffert et je vous pardonnai. Je n’ai donc aucun effort à faire aujourd’hui pour vous accorder le pardon que vous me demandez.

Et, d’un ton solennel, la jeune femme ajouta :

– Julie Verrier, je vous pardonne.

La Chiffonne poussa un long soupir de soulagement ; puis tombant de nouveau à genoux devant la dame en noir, elle s’empara de ses deux mains qu’elle couvrit de baisers et de larmes.

Mme Clavière l’aida à se relever. Mais elle resta debout et s’écria, les yeux brillants d’admiration et avec une expression de vive reconnaissance :

– Ah ! je comprends, je comprends maintenant, c’est vous, madame, qui avez arrêté les recherches dont j’étais l’objet, c’est vous qui avez demandé à la police que je ne sois pas inquiétée.

– J’avais retrouvé mon enfant et je vous avais pardonné, répondit simplement la jeune femme.

– Et cependant, murmura la Chiffonne en baissant la tête, j’étais coupable, une grande coupable.

– On ne l’est plus quand on a le repentir.

– Oh ! madame, comme vous êtes bonne !

Il y eut un moment de silence.

– Dites-moi, Julie Verrier, reprit Mme Clavière, vous êtes venue ici aujourd’hui pour reprendre mon enfant, dans quel but ?

– C’était pour vous le rendre, madame, oh ! cela, je vous le jure.

– Moyennant rançon, n’est-ce pas ?

La Chiffonne répondit par un mouvement de tête affirmatif.

– Donc, fit Mme Clavière, Joseph Gallot avait l’intention, comme il y a trois ans, de me demander cent mille francs. Eh bien, si je lui donnais cette somme ? Voyons, qu’en dites-vous ?

– Je crois avoir mal entendu, madame ; non, vous n’avez pas dit que vous donneriez cent mille francs.

– Si, vraiment, j’ai dit cela, et je vous demande votre avis La Chiffonne regarda la dame en noir avec ahurissement.

– Non, non, s’écria-t-elle, c’est impossible, vous ne pouvez pas, vous ne devez pas faire cela !

– Pourquoi, dites ?

– Parce que ce serait une chose insensée, une mauvaise chose ; on punit ceux qui font le mal, on ne les récompense pas !

– Soit. Mais peut-être que, se trouvant à l’abri du besoin, Joseph Gallot changerait de conduite.

La Chiffonne secoua la tête.

– Lui, changer de conduite, répliqua-t-elle, jamais ; il faudrait pour cela qu’il y eût encore en lui quelque chose de bon ; mais tout y est mauvais. Allez, madame, on n’empêche pas plus un ivrogne de boire, un joueur de jouer, qu’on n’empêche l’eau de la rivière d’aller à la mer.

Si Joseph était riche, il ne sortirait plus des boutiques des marchands de vins, il y passerait les jours et les nuits, et aussi longtemps qu’il aurait de l’argent dans ses poches, il jouerait.

– Ainsi, vous ne me conseillez pas de faire quelque chose pour lui ?

– Non, car ce serait contre ma conscience.

– C’est bien. Mais l’opération sur laquelle il comptait pour se procurer de l’argent n’ayant pas réussi, que va-t-il faire ?

– S’il ne veut pas retomber entre les mains de la justice, qu’il fasse comme moi, qu’il travaille ; il est serrurier de son état, qu’il rentre dans un atelier.

– Le voudra-t-il ?

– Hélas ! je n’ose l’espérer : il n’aime pas le travail.

Mme Clavière hocha la tête. Elle aussi savait que le travail était le pire ennemi de l’ancien serrurier.

– Et pour vous, pauvre fille, dit-elle, ne puis-je pas faire quelque chose ?

– Ah ! madame, répondit la Chiffonne, c’est déjà beaucoup que vous vous intéressiez à moi.

Elle ajouta avec une sorte de fierté :

– Je n’ai besoin de rien, j’ai un état et je travaille, moi. Après une pause, elle reprit, très émue :

– Et cependant, si, je voudrais vous demander quelque chose.

– Eh bien, dites.

– Je voudrais, fit timidement la malheureuse, en tournant ses yeux vers André, je voudrais que vous me permettiez d’embrasser votre fils.

La jeune mère eut un doux sourire.

– André, dit-elle, viens, mon chéri.

L’enfant quitta aussitôt ses soldats de plomb et s’approcha.

– Embrasse la dame, lui dit sa mère.

Il tendit ses petits bras à la Chiffonne.

Celle-ci, ayant dans les yeux des larmes de joie et de reconnaissance, mit deux baisers sur le front de l’enfant.

– Maintenant, madame, dit-elle en se redressant, je peux me retirer ; ah ! j’ai l’âme soulagée et je ne me sens plus aussi malheureuse.

– Vous avez eu vos jours de dures épreuves, vos mauvais jours, espérez que l’avenir vous en réserve de meilleurs.

À tout prix, Julie Verrier, il faut vous soustraire à l’influence funeste de votre mauvais génie, il faut rompre la chaîne qui, jusqu’à ce jour, vous a attachée si fortement à cet homme qui a fait de vous, comme vous le dites vous-même, pire qu’une esclave.

Le regard de la Chiffonne s’éclaira de lueurs étranges.

Elle se dressa, le front haut, superbe d’énergie.

– Ma chaîne, dit-elle d’un ton farouche, depuis trop longtemps elle m’étreint et m’étouffe, je la briserai, je la briserai !

– Bien, fit Mme Clavière ; voilà de la résolution, courage.

– Le courage ne me manquera point.

– Avec la volonté, vous aurez la force.

– J’aurai l’une et l’autre ; il y a trop longtemps que je suis une victime, je suis lasse d’être opprimée et de souffrir, je ne veux plus être l’instrument du mal. Ah ! il se passe en moi d’étranges choses ; il me semble que je sors d’un long et lourd sommeil ; que tout ce qui dormait en moi se réveille, que je commence seulement à sentir que je vis, que je suis une femme, enfin, quand je n’étais rien. Ma volonté, je la retrouve, et la force est en moi. C’est un miracle et ce miracle, madame, c’est vous qui l’avez fait.

Oui, sous votre doux regard je me suis ranimée, et je crois maintenant que je puis me réhabiliter ; est-ce que le pardon que vous m’avez si généreusement accordé ne commence pas mon relèvement ?

Je ne sais pas ce qui va se passer entre Joseph et moi ; mais il ne m’imposera plus ses volontés, je vous le jure ; devant la sienne il trouvera une autre volonté ! Ah ! comme vous m’avez changée ! Non, je ne suis plus la même femme. La douce lumière de vos yeux a pénétré jusqu’au fond de mon cœur et a éclairé mon âme !

J’ai la force, cette force morale que je croyais ne jamais avoir, et ce sont vos bonnes et rassurantes paroles et le baiser que je viens de poser sur le front de cet ange, qui l’ont mise en moi, cette force, qui va mettre un terme à toutes mes lâchetés.

– Dieu vous aidera, prononça doucement la mère d’André.

Et, ayant sur les lèvres un adorable sourire, elle tendit la main à la Chiffonne.

La pauvre fille hésita un instant à prendre cette main qui se tendait vers elle comme un signe d’absolution. Puis elle la saisit et, toute palpitante d’émotion, la serra dans les siennes.

– Ah ! s’écria-t-elle avec exaltation et les yeux étincelants, s’il voulait encore toucher à vous ou à votre enfant, il faudrait qu’il me passât sur le corps !

Mme Clavière posa sa main sur la tête de son fils et répondit, les yeux levés vers le ciel :

– Dieu nous garde et la justice des hommes nous protège.

La Chiffonne s’inclina respectueusement, comme devant une sainte, enveloppa encore l’enfant d’un long regard et sortit du salon.

– Maman, qu’est-ce donc que cette dame ? demanda André.

– Une malheureuse, répondit la mère, embrassant son enfant dans une étreinte passionnée.

La Chiffonne retrouva dans l’antichambre la mère Agathe, qui la reconduisit jusque sur le perron.

Le matin, la Chiffonne avait traversé la cour, lentement, inquiète, courbant la tête ; maintenant, elle marchait d’un pas assuré, levant haut la tête, l’œil brillant, plein de résolution. Le matin, c’était en tremblant qu’elle s’était avancée vers le borgne ; maintenant elle était calme, elle n’avait plus peur, elle se sentait forte.

Impatient d’attendre, Gallot se promenait dans l’avenue de long en large, d’un pas agité, fiévreux.

Pour lui, la Chiffonne restait trop longtemps dans la maison, cela n’annonçait rien de bon.

– Tonnerre, grognait-il, elle se laisse entortiller par les femmes noires.

Enfin la Chiffonne parut.

– Seule, j’en étais sûr, grommela le borgne dans un frémissement de fureur.

Il vint précipitamment à la rencontre de sa maîtresse.

– Ainsi, dit-il sourdement, ayant peine à se contenir, on ne te l’a pas donné !

– Tu le vois, puisque je reviens seule.

– On a refusé de te le rendre ?

– Oui.

– Ah ! gueuse, c’est ta faute ! hurla-t-il. Et son poing crispé se leva pour frapper.

Mais au lieu de se courber comme autrefois et de tendre les épaules pour recevoir les coups, la Chiffonne se dressa en face de son bourreau froide, imposante, une flamme dans le regard.

Ce n’était pas un défi qu’elle lui jetait, mais elle lui faisait comprendre qu’elle ne le craignait plus.

Étonné, le borgne fit un pas en arrière et son bras retomba à son côté.

Le regard de son ancienne victime, sec, froid, hardi, lui causait une impression étrange, le troublait.

Du premier coup, la bête était muselée.

– Voyons, reprit-il d’un ton singulièrement radouci, devons-nous renoncer à tout espoir de reprendre le petit ?

– Oui, et tu n’as plus à penser à lui.

– Mais, enfin, pour qu’on ait refusé de te le rendre, il fallait des raisons ; quelles sont celles que l’on t’a données ?

– Tu tiens à les connaître ?

– Il faut que je les connaisse.

– Écoute donc, alors : on a découvert que l’acte de naissance et le certificat de baptême que j’ai présentés comme étant ceux du petit, appartenaient à un autre enfant décédé ; que, par conséquent, j’avais commis le crime de substitution d’enfant, et la supérieure m’a dit :

« – Vous devez vous estimer heureuse que je ne vous fasse pas prendre immédiatement par les gendarmes. » Je pleurais, la religieuse a eu pitié de moi.

– Diable, diable ! fit Gallot, les sourcils froncés.

– Oh ! ce n’est pas tout, et tu vas voir qu’il y a une Providence ou plutôt un Dieu…

– Allons donc, encore des bêtises ! interrompit le borgne ; que vient-il faire là-dedans, ton bon Dieu ?

Et il se mit à rire nerveusement.

Un regard de la Chiffonne lui fit rentrer son rire dans la gorge.

– Oui, reprit-elle avec gravité, il y a un Dieu qui défend ceux à qui l’on fait du mal, qui déjoue les projets des méchants et se charge de venger les victimes. Ah ! tu l’as bien vu.

– Comment cela ?

– Nous avions enlevé l’enfant, pour toi c’était un coup superbe, tu croyais que la fortune allait te tomber dans les mains. Mais cela, Dieu ne le voulait pas. Quand tu croyais avoir si bien réussi, on est venu t’arrêter et on t’a jeté dans une prison. Il y a mieux encore : la dame de Vaucresson connaît les religieuses de l’asile et vient de temps à autre leur faire une visite ; elle s’intéresse beaucoup aux enfants et leur apporte de petits vêtements qu’elle fait elle-même à ses moments de loisir. Cela, je ne le savais pas, je ne pouvais pas le savoir.

Le petit était depuis quelques jours seulement à la Maison maternelle lorsque sa mère vint faire sa visite habituelle ; tu devines ce qui s’est passé : parmi ces pauvres petits orphelins et abandonnés la mère a retrouvé son enfant qu’elle pleurait et que la police cherchait de tous les côtés.

– Tonnerre ! grogna Gallot.

Puis, aussitôt :

– La Chiffonne, il ne faudrait pas te moquer de moi, sais-tu, et si tu mentais…

– Je t’ai dit la vérité, répliqua-t-elle froidement ; d’ailleurs, tu dois bien le voir, puisque cela t’explique pourquoi, quand on savait que tu étais l’auteur de l’enlèvement, le juge d’instruction a cessé tout à coup de te parler de cette affaire. La mère, ayant retrouvé son enfant, avait retiré sa plainte. Tu lui dois de ne pas avoir été condamné aux travaux forcés, et moi de ne pas avoir été arrêtée et condamnée avec toi pour le même crime.

– Je comprends, murmura-t-il.

– C’est bien heureux.

– Ainsi, dit Gallot, elle a repris son mioche ?

– Non, elle l’a laissé à l’asile.

– Ah ! Et pourquoi ?

– Je l’ignore.

– C’est drôle.

– Si tu veux, mais c’est ainsi.

– Hum, hum ! fit le borgne, en passant sa main sur son front brûlant.

Tous deux restèrent silencieux.

Maintenant ils marchaient d’un bon pas ; ils franchirent la porte de Boulogne et s’enfoncèrent dans une allée du bois où les promeneurs étaient rares.

* *

*

Très sombre, le front plissé, hochant la tête par instants, Gallot réfléchissait.

Il était pâle, de temps à autre son corps était secoué par un tremblement de colère contenue. De temps à autre aussi, furtivement, il lançait un coup d’œil à la Chiffonne, comme s’il avait craint de la regarder en face, et elle l’entendait ronchonner.

Il s’était si peu attendu à ce qui lui arrivait, qu’il en était écrasé ; et, dans son imagination affolée, il cherchait à quelle branche il pourrait se raccrocher.

– Pas de chance, se disait-il, c’est jouer de malheur, manquer un si beau coup de fortune ! Mais non, ça ne peut pas se passer ainsi, tout n’est pas fini, faudra voir. Non, non, je ne suis pas vaincu, je ne veux pas l’être.

Mais, aussitôt, un hochement de tête exprimait son découragement.

Il voyait sa nièce et le petit André sous la protection de la justice et lui tenu en arrêt par les policiers comme le gibier de plaine devant le chien du chasseur.

Que pouvait-il faire ? Tant de difficultés se dressaient devant lui !

Il était connu, les pièces concernant l’enlèvement de l’enfant étaient à son dossier, à la préfecture de police ; repris de justice, il n’avait qu’à se bien tenir ; car à la moindre tentative qu’il ferait contre le repos de sa nièce, toute la meute policière tomberait sur lui.

Ainsi, il était condamné à rester tranquille, à se croiser les bras, à ne pas broncher.

Il reconnaissait son impuissance avec des rugissements intérieurs. Et sourdement, grinçant des dents, le misérable se tenait à quatre pour ne pas tomber dans un de ces accès de fureur qui le faisaient ressembler autrefois à une bête féroce.

La Chiffonne pensait à la mère et à l’enfant et s’affermissait dans la résolution qu’elle avait prise quand, devant la dame en noir, elle s’était écriée : « Ma chaîne, je la briserai ! »

Ils avaient traversé rapidement le bois de Boulogne. À la Porte-Maillot, ils prirent une voiture.

– Conduisez-nous rue Morand, dit Gallot au cocher.

Pendant le trajet ils n’échangèrent pas une parole.

Rentrés dans le logement, ils restèrent debout en face l’un de l’autre, se regardant, lui agité, mordillant ses lèvres, elle toujours calme et froide.

– Joseph, dit-elle, veux-tu que je te donne un conseil ?

– Voyons le conseil.

– Tu vois qu’il y a loin du rêve à la réalité ; il y a trois ans, tu as commis une mauvaise action, je pourrais dire une infamie, vois ce qu’elle t’a rapporté.

– Les choses ont mal tourné, il y a là une fatalité.

– Non, il y a là quelque chose qui doit te donner à réfléchir et te faire comprendre qu’on risque beaucoup en faisant le mal et qu’on y gagne peu. Il y a un proverbe qui dit : Le bien mal acquis ne profite jamais. Va, il n’y a de bon argent que celui que l’on gagne honnêtement.

– Ah ! ah ! répliqua-t-il, railleur, voilà des paroles qui te font honneur ; ah ! ah ! ah ! la Chiffonne, une honnête femme, qui aurait jamais cru cela ? Et depuis quand es-tu devenue une honnête femme, la Chiffonne ?

– Depuis que je travaille, répondit-elle avec fierté, depuis que, grâce à Aurélie, j’ai appris à gagner ma vie honnêtement et que, honteuse de mon passé, ayant en horreur tout ce qui est mal, j’ai compris que tout ce qui était bon et vrai n’existait que dans le bien.

Joseph, tu peux aussi revenir à la vie honnête, tu n’as qu’à le vouloir. Tu es serrurier et autrefois, m’a-t-on dit, tu étais un des meilleurs ouvriers de Paris, gagnant, quand il te plaisait de travailler, jusqu’à douze et quinze francs par jour. Eh bien, il faut te remettre au travail.

– Tu crois la chose facile, la Chiffonne ?

– Tu es toujours fort et plein de santé, et quand on a été un bon ouvrier, on ne peut pas ne plus savoir travailler. Tu n’as qu’à te présenter dans n’importe quel atelier de serrurerie et aussitôt on te mettra dans les mains une lime et un marteau.

– Et après ? fit-il avec un sourire narquois.

– Comme moi, Joseph, tu gagneras honnêtement ta vie. Tu n’auras plus à fréquenter ces hommes de rien qui t’ont perdu.

– Ma parole, dit-il, je crois entendre parler ma défunte femme.

– Si tu avais écouté ses conseils tu ne te serais pas égaré dans ces chemins tortueux et noirs qui conduisent à tous les crimes, et la justice n’aurait jamais eu aucun compte à te demander. Mais puisque tu te souviens de ce que te disait ta femme, que ses conseils viennent donc appuyer les miens.

Je t’en conjure, Joseph, rentre dans le chemin droit, redeviens un honnête ouvrier. Ah ! je voudrais pouvoir te faire connaître d’avance la satisfaction que tu éprouverais d’avoir changé de conduite.

– Tu as fini ?

– Que puis-je te dire encore ? Hélas ! j’ai bien peur de parler à des oreilles qui ne veulent pas entendre.

– Hé, qui sait ? tu causes si bien, la Chiffonne !

– Hier, tu parlais de faire de moi ta femme légitime.

– Oui. Eh bien ?

– Si tu te remettais courageusement au travail, si tu changeais de conduite, enfin si tu redevenais un honnête homme, toi de ton côté, moi du mien, nous ferions des économies et nous aurions bien vite amassé une somme assez ronde. Alors, Joseph, eh bien, oui, alors, si tu voulais encore de moi, je ne demanderais pas mieux que de devenir ta femme.

– Voilà qui mérite d’être pris en considération, dit-il d’un ton moitié sérieux, moitié ironique, on examinera, on verra. Hé, hé, redevenir un honnête homme… il paraît que l’on a déjà vu ça.

– Oui, car il vaut mieux être bon que mauvais, et il est plus agréable de faire le bien que le mal.

Il resta un moment silencieux, réfléchissant.

– La Chiffonne, reprit-il, en la regardant sournoisement, tu dois avoir déjà de belles économies.

– Mais, balbutia-t-elle.

– Allons, pas de cachotteries avec papa ; combien as-tu ?

– Quatre cents francs.

– Heu, c’est maigre. Moi, je n’ai pas à te le cacher, je suis à peu près sans le sou, et en attendant que je trouve du travail, puisque tu veux me voir reprendre la lime et le marteau, j’ai absolument besoin de quelques jaunets dans ma profonde. Chiffonnette, tu me prêteras tes quatre cents francs.

– Oh ! si tu devais en faire un bon usage…

– Tu vois bien que je commence à me convertir, répondit-il d’un ton hypocrite.

Elle resta un instant indécise, le regardant fixement.

– C’est bien, dit-elle, demain je te donnerai les quatre cents francs.

– À la bonne heure ! Tu es toujours gentille, la Chiffonne.

– Seulement, dit-elle en secouant tristement la tête, je ne suis nullement convaincue de tes bonnes intentions, et je crois bien que tu médites quelque nouvelle machination.

– Je ne médite rien du tout.

– Soit, mais prends garde, la justice est sévère et la police a les yeux partout.

– Voyons, où veux-tu en venir ?

– À te dire ceci : tu dois maintenant laisser tranquilles la dame de Vaucresson et son enfant.

– Je ne songe plus à eux, répliqua sourdement Gallot ; mais s’il me plaisait de relancer la dame, ce n’est pas la Chiffonne qui m’en empêcherait.

– Non mais elle pourrait t’en faire repentir.

– Hein, des menaces, tu oses me menacer !

– Je te préviens, voilà tout. Tu ne me connais pas encore, Joseph ; si tu avais le malheur de chercher à faire du mal à la dame ou à son enfant, tu ne sais pas de quoi je serais capable.

– Tu me dénoncerais, peut-être.

– Ce que je ferais, je n’en sais rien ; mais tu me trouverais entre eux et toi.

– Tu les prends sous ta protection ?

– Oui.

Il se mit à rire bruyamment.

– Je n’ai plus rien à te dire, reprit la Chiffonne ; maintenant, je te quitte.

– Où vas-tu ?

– Je retourne chez Aurélie.

– Et si je ne veux pas, moi ?

– Je n’ai pas besoin de ton consentement.

Il s’avança sur elle l’œil menaçant, ses larges mains ouvertes, prêtes à la saisir.

Elle ne bougea pas. Mais elle eut ce même regard, froid, luisant, tranchant comme une lame qui, à Boulogne, l’avait si singulièrement impressionné et troublé dans tout son être. Il resta immobile, très pâle, le rictus grimaçant.

Il sentait qu’elle lui échappait, qu’elle n’était plus courbée sous sa volonté.

Il ne se trompait pas. Oui, elle lui échappait ; le charme était rompu. La Chiffonne, pauvre fille déchue, s’était laissé dominer par le misérable ; maintenant relevée, Julie Verrier, devenait à son tour dominatrice.

– Ainsi, reprit le borgne d’une voix frémissante, c’est une rupture ?

– Je ne veux plus demeurer avec toi.

– Je comprends, tu ne m’aimes plus.

– Je le voudrais ; mais je n’ai pas oublié ce que tu as fait pour moi, et je t’en suis toujours reconnaissante. J’ai encore de l’amitié pour toi, Joseph, et peut-être, si tu fais quelque chose pour cela, te rendrai-je toute mon affection.

– Ainsi, tu veux me quitter, tu m’abandonnes ?

– Non, je ne t’abandonne pas.

– Alors, tu viendras me voir ?

– Si cela te fait plaisir.

– Tu ne saurais en douter ; que deviendrais-je si je ne te voyais plus ? Et puis il faudra bien que tu viennes de temps en temps jeter un coup d’œil dans cette chambre que tu as si bien arrangée et toujours si bien tenue. Vois-tu, la Chiffonne, si petit que soit un ménage, il ne peut se passer d’une femme ; moi, je ne saurais rien faire ici, je laisserais tout perdre.

– C’est bien, je viendrai, je viendrai.

– Souvent, n’est-ce pas ?

– Aussi souvent que cela me sera possible.

– D’abord, demain ; tu m’as promis.

– Oui, demain je t’apporterai l’argent.

– Allons, malgré tout, tu es une bonne fille. À quelle heure viendras-tu ?

– Dans l’après-midi, vers quatre heures.

– C’est bon, je t’attendrai. La Chiffonne s’en alla.

– J’aime autant ça, murmura Gallot, elle aurait été gênante ; elle vous a des idées… C’est égal, la Chiffonne est toujours un beau brin de fille ; mâtin, quels yeux ! Ces trois années l’ont rajeunie ; elle est maintenant fraîche comme une rose et potelée… C’est toujours la même beauté provocante et elle est appétissante en diable… Il ne lui manque pas une dent et elle vous a des cheveux.

Il se secoua violemment comme un chien mouillé.

– Tonnerre, reprit-il, c’est trop bête, vraiment, de songer encore à ces choses-là. Il y a temps pour tout, celui de l’amour est passé ; j’ai maintenant autre chose à faire.

Il tomba lourdement sur un siège et, la tête dans ses mains, il s’absorba dans une méditation profonde.

Tout à coup il se dressa debout, l’œil étincelant.

– Oui, grommela-t-il d’une voix creuse, je le verrai, il faut que je le voie. Après tout, il ne me mangera pas.

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