X TOUJOURS ESCLAVE

Viendra-t-elle ? Ne viendra-t-elle pas ?

Ainsi ronchonnait Joseph Gallot, appuyé à sa fenêtre et regardant dans la rue, des deux côtés, aussi loin qu’il pouvait, croyant à chaque instant reconnaître la Chiffonne parmi les femmes qui marchaient sur les trottoirs d’un pas plus ou moins alerte.

Il attendait depuis le matin, et il était plus de deux heures de l’après-midi ; une déception succédait sans cesse à une autre, il commençait à la trouver mauvaise.

Pour la centième fois peut-être il répétait :

– Viendra-t-elle ? Ne viendra-t-elle pas ?

En face, une douzaine de gamins jouaient dans un chantier ; de temps à autre ils jetaient les yeux sur cet homme, cet homme laid à faire-peur, qu’ils ne connaissaient pas, qu’ils voyaient pour la première fois et qui était toujours là, à la fenêtre, dans la même attitude.

On connaît les gamins de Paris : s’ils avaient pu deviner ce qui préoccupait l’homme de la fenêtre, sans nul doute ils se seraient tous mis à crier à tue-tête :

« Viendra ! viendra pas ! »

C’eût été un étourdissant charivari.

Mais Gallot, dans aucun cas, n’était homme à laisser tomber de ses lèvres ou à jeter au vent, qui les porte on ne sait où, des paroles compromettantes.

Sans signes extérieurs d’impatience, il rongeait son frein. D’ailleurs il lui avait dit qu’il l’attendrait toute la journée, elle pouvait encore venir : le jour n’était pas près de finir.

– C’est égal, se disait-il, j’ai eu tort, j’aurais dû lui fixer l’heure. Quand il se trompait en croyant voir, dans une femme à l’allure d’une ouvrière, la Chiffonne qui arrivait, il y avait en lui un sourd grondement de colère.

Chassez le naturel, il revient au galop.

L’ancien serrurier, doux comme un mouton la veille, était hanté maintenant par des pensées sinistres et sentait se réveiller tous ses instincts féroces.

À un moment, pris d’un accès de fureur subite, il ferma violemment la fenêtre et s’écria, en frappant du pied :

– Si elle ne vient pas, la gueuse, j’irai la chercher et je l’étranglerai !

Et une de ses mains nerveuses serrait son bras comme si c’eût été le cou de la Chiffonne.

Mais l’accès se calma aussi vite qu’il était venu. Il rouvrit la fenêtre et se remit aux aguets.

Soudain, il laissa échapper une exclamation joyeuse.

Cette fois, la Chiffonne arrivait, mais n’ayant point l’air de beaucoup se presser.

Le borgne n’avait plus assez de son œil pour bien distinguer les traits de l’ouvrière.

Était-ce bien elle ? Ne se trompait-il pas encore ?

– Non. C’était elle, la Chiffonnette chérie. Elle avait dû voir son homme de loin, car elle passa sous la fenêtre en baissant la tête. Elle entra dans la maison.

Gallot ne pouvait plus douter : c’était elle. Ses lèvres lippues grimacèrent un sourire de triomphe. Et comme s’il n’en avait pas douté un seul instant, il s’écria :

– Ah ! je savais bien qu’elle viendrait !

Il referma la fenêtre, et tout gai, debout au milieu de la chambre, l’oreille tendue, il attendit.

Un léger bruit se fit dans l’escalier ; c’étaient les pas de la Chiffonne, Gallot les reconnut. Il ouvrit la porte.

– Viens, dit-il, mais viens donc !

La Chiffonne entra, craintive, tremblante. La porte fermée, il s’écria :

– Enfin, te voilà !

Il sauta sur elle comme le fauve sur une proie, l’enlaça et se mit à l’embrasser avec une sorte de frénésie.

Elle le laissait faire, sentant bien qu’elle ne pouvait pas lui résister.

– Eh bien, et toi, fit-il, est-ce que tu ne m’embrasses pas ?

Elle eut une sensation étrange, suivie d’un frémissement dans tous les membres. Sous le regard de l’homme, regard sec et froid, elle était fascinée et se sentait comme prise de vertige.

– Allons, ajouta-t-il, donne-moi vite de ces bons gros baisers d’amour comme autrefois ; hein, tu sais ?…

Elle obéit.

– Tu vois bien que je t’embrasse, balbutia-t-elle.

– Oui, ma Nichon, tu es gentille… Ainsi tu aimes toujours ton petit homme ?

– Puisque je suis venue.

– C’est vrai, cela prouve quelque chose.

Il la fit asseoir et s’assit en face d’elle, tenant ses genoux entre les siens.

– Tu t’es fait longtemps attendre, reprit-il ; je ne savais quoi m’imaginer, j’étais inquiet ; pourquoi n’es-tu pas venue plus tôt ?

– Je n’ai pas pu.

– La raison ?

– J’ai dû aider Aurélie, qui avait à terminer un ouvrage pressé.

– Ah ! c’est vrai, tu travailles, tu es ouvrière, la mère Ragon m’a raconté ça. Oh ! elle m’a dit sur ton compte toutes sortes de bonnes choses. C’est bien, la Chiffonne, je suis content de toi, tu es une bonne fille.

Vois-tu, quand on n’est pas riche et qu’on ne veut pas crever de misère, il faut trouver le moyen de se faire vivre, et mieux valait pour toi faire de la passementerie qu’autre chose.

Mais c’est assez là-dessus pour l’instant, nous reparlerons de cela quand il le faudra.

Il poursuivit d’un ton enjoué :

– À propos, je te fais mes compliments ; c’est très gentil ici, tu sais ; c’est propre, c’est coquet, c’est gai, un nid d’amour, quoi ! je m’y plais, nous y serons mieux que rue des Vinaigriers. Je ne te le cache point, je ne m’attendais pas à d’aussi agréables surprises. Je vois, ma Chiffonnette, que tu n’as pas cessé un instant de penser à ton cher homme. Va, tu es bien la plus gentille petite femme que j’aie jamais connue. Mais sois tranquille, je ne suis pas un ingrat, je te récompenserai.

La Chiffonne l’écoutait étonnée, ouvrant de grands yeux, comme si elle ne comprenait pas.

Était-ce bien la voix de Joseph Gallot qui avait de si douces paroles ? Elle ne reconnaissait plus l’homme terrible, ce n’était plus lui. Comment donc avait-il été changé ainsi ?

Mais elle restait inquiète, craintive, peureuse. Bien sûr, il allait lui parler de l’enfant de Vaucresson. Qu’allait-il dire ? Que voudrait-il faire encore ?

Après quelques instants de silence, regardant fixement la Chiffonne, le borgne reprit, d’une voix grave :

– Tu te rappelles comment nous avons été brusquement, brutalement séparés ; c’était le dimanche soir, le lendemain du jour de l’enlèvement du petit de la dame du cimetière. C’était un coup superbe, nous tenions la fortune !… Mais, va-t’en voir ! les roussins sont venus et m’ont empoigné.

Avant, j’avais eu le temps de te faire certaines recommandations que tu ne dois pas avoir oubliées.

Je sais que tout de suite après mon arrestation tu as décampé du logement ; je sais que, le mardi, tu n’es pas allée au rendez-vous donné au cimetière à la mère de l’enfant ; je te l’avais défendu. Mais voyons, la Chiffonne, as-tu bien fait tout ce que je t’ai dit ?

– Oui, je crois, le mieux que j’ai pu.

– Alors, qu’as-tu fait de l’enfant ?

– Je ne pouvais pas le garder.

– Je le comprends.

– Je l’ai placé dans une maison, un asile où l’on reçoit des enfants abandonnés et des orphelins.

– Ah ! Et où se trouve-t-il, cet asile ?

– Près de Paris, à Boulogne-sur-Seine.

– Écoute, la Chiffonne, je te le dis franchement, ma seule crainte depuis trois ans a été que tu n’aies fait la sottise de rendre le petit à sa mère. Tu as parfois des idées si singulières…

Mais je me trompais.

Au lieu de douter de toi, j’aurais dû me dire que tu aimais trop ton homme pour rien faire qui puisse le mécontenter, le mettre en colère.

Enfin c’est bien, c’est pour le mieux, nous avons toujours l’enfant, les choses sont telles que je le désirais ; donc, tout est bien et rien n’est perdu.

Dis-moi, as-tu, depuis, entendu parler de la dame ?

– Jamais.

– Tu n’es pas retournée à Vaucresson ?

– Je n’avais rien à y faire.

– Tu pouvais y aller par curiosité.

– Pour savoir quoi ? Que la pauvre mère était dans la désolation, qu’elle pleurait le jour et la nuit ? je n’avais pas besoin qu’on me le dit, je le devinais assez.

– Hein ? on dirait que tu vas pleurer ; allons, ne t’attendris pas ainsi.

– Tu ne peux pas m’empêcher de souffrir, d’avoir l’âme brisée. C’est épouvantable, ce que nous avons fait, et après, ce que j’ai fait, moi, est peut-être plus monstrueux encore.

– Que veux-tu dire ?

– J’ai mis l’enfant aux abandonnés quand il a une mère qui l’adore, qui le pleure et doit le chercher sans cesse, partout ; j’ai causé à cette mère les plus horribles tortures ; et pourtant, mon Dieu, je ne suis pas méchante !

– Ainsi tu as des remords !

– Ah ! oui, j’en ai ; ils me déchirent, me brûlent, ils me rongent.

– Allons, c’est bon, ne te mets pas ainsi martel en tête, on le rendra, ce petit.

– Oh ! oui, n’est-ce pas, Joseph ? s’écria-t-elle en joignant les mains, tu voudras bien que je le rende ?

Le borgne eut un sourire singulier.

– Nous n’avons aucun intérêt à le laisser où il est, répondit-il ; d’ailleurs, je ne lui en veux pas à ce mioche…

Et puisque tu le désires tant, c’est toi qui le conduiras à Vaucresson et qui diras à la dame : « Ne soyez plus en peine, je vous le ramène, votre enfant, le voilà. »

– Est-ce bien vrai, au moins ?

– Toujours méfiante, la Chiffonne.

– C’est que je crains toujours… – Quoi ?

– Je ne sais pas… quelque mauvaise chose.

– Te voilà encore comme autrefois avec tes peurs sans raison.

– Allons, j’ai tort, Joseph, je vois bien que tu parles sérieusement. Est-ce bientôt, dis, que je reconduirai l’enfant à la dame ?

– Oui, bientôt.

– Demain ?

– Pas demain, mais dans trois ou quatre jours ; nous verrons, nous déciderons.

À propos, es-tu allée le voir à cet asile où tu l’as placé ?

– Plusieurs fois je suis allée à Boulogne pour avoir de ses nouvelles.

– Eh bien ?

– Arrivée à la porte de la maison, je ne saurais dire ce qui se passait en moi, je me sentais prise d’une peur étrange, et au lieu d’entrer, je me sauvais.

Je n’ai pas revu le pauvre petit.

– Ah ! Au fait, c’est peut-être une bonne chose.

Mais, tout à coup, il fut frappé d’une idée subite, et son regard eut un éclair livide.

– Dis donc, la Chiffonne, fit-il, si, maintenant, on ne voulait plus te le rendre ?

– Je ne crains pas cela, répondit-elle vivement.

– Tu ne crains pas… je suis moins rassuré que toi.

– J’ai pris certaines précautions.

D’abord, je n’ai pas dit que le petit était complètement abandonné.

On l’a pris comme étant l’enfant de ma sœur qui venait de mourir et dont le mari était parti pour un long voyage, et j’ai déclaré que bien certainement, à son retour, le père reprendrait son enfant.

– Oh ! alors, c’est différent… Tu n’as pas donné son véritable nom ?

– Je m’en suis bien gardée.

Du reste je vais te dire ce que j’ai imaginé et comment la chose s’est faite.

Alors elle raconta comment elle s’était procuré l’acte de naissance et le certificat de baptême de l’enfant d’Aurélie, lequel avait justement parmi ses prénoms celui d’André, et comment elle s’était servie de ces papiers pour présenter et faire recevoir à l’asile de Boulogne l’enfant de Vaucresson.

Le borgne avait écouté avec une admiration croissante. Véritablement émerveillé, il contemplait la Chiffonne comme en extase.

– Eh bien, s’écria-t-il, laissant éclater son enthousiasme, c’est tout simplement superbe ! Et c’est toi, la Chiffonne, c’est toi qui as fait cela !

Quelle imagination ! c’est merveilleux ! Je le déclare, je le proclame, je le crie : tu es une femme de génie !

Tiens, je ne peux y résister, il faut que je t’embrasse.

Il s’était levé. Il tenait la Chiffonne dans ses bras et la serrait à l’étouffer.

La pauvre fille ne s’enorgueillissait pas des compliments, des éloges dont l’accablait Gallot, et moins encore de ses excès de tendresse ; au contraire, elle en était honteuse et en souffrait cruellement.

Du reste, elle comprenait maintenant que son homme n’avait nullement renoncé à ses projets d’autrefois, qu’il méditait quelque nouvelle machination ténébreuse.

Celui-ci s’étant calmé, reprit sa place en face de la Chiffonne, qui était devenue visiblement inquiète :

– Eh bien, qu’est-ce que tu as ? lui demanda-t-il.

– Je n’ai rien. Mais il se fait tard, il faut que je m’en aille. Il se mit à rire.

– Allons donc ! fit-il, tu n’y penses pas !… Tu es ici, je te garde.

– C’est impossible, j’ai promis à Aurélie…

– Quoi ?

– De rentrer de bonne heure, avant la nuit.

– Tu ne tiendras pas ta promesse, voilà tout.

– Elle m’attendra et sera fâchée, prononça-t-elle d’une voix anxieuse.

– Décidément, ma pauvre Chiffonne, tu me fais rire avec tes peurs. D’abord ton amie Aurélie sait-elle où tu es allée ?

– Non. Mais elle était là quand la concierge m’a remis ta lettre ; elle m’a questionnée, et j’ai dû lui dire qu’une personne que je n’avais pas vue depuis longtemps désirait me parler et me donnait un rendez-vous.

– Est-ce que tu lui as quelquefois parlé de moi ?

– Oh ! jamais.

– Tu as bien fait. Alors elle ne sait pas que tu as loué ce logement ?

– Elle ne le sait pas.

– De mieux en mieux. Tu n’as donc pas à craindre qu’elle vienne te trouver ici.

– Non, je ne crains pas cela, mais… Joseph, je t’en prie, laisse-moi m’en aller.

Elle s’était dressée sur ses jambes.

– Non, répondit-il durement.

Et la forçant à retomber sur sa chaise, il ajouta d’un ton sec, impératif :

– Je veux que tu restes !

Elle poussa un soupir et baissa la tête. Elle se sentait reprise, la malheureuse.

Cependant, voulant essayer encore d’échapper à son dominateur, elle reprit, mais d’une voix faible, hésitante :

– Aurélie a été très bonne pour moi, une sœur n’en aurait peut-être pas fait autant ; je ne peux pas me brouiller avec elle, d’abord parce que je lui suis reconnaissante et que j’ai pour elle une grande affection, ensuite parce que je n’aurais plus d’ouvrage.

– Pour ces raisons, que j’apprécie, répliqua Gallot d’une voix radoucie, je ne veux pas que tu te brouilles avec ton amie.

– Mais si tu me gardes, que pensera-t-elle, que dira-t-elle ?

– Ce qu’elle voudra. Cependant, il y a une chose que tu peux faire.

– Quoi ?

– Tout à l’heure tu écriras à Aurélie et tu lui diras que, pour une affaire urgente, tu es forcée de t’éloigner de Paris pour trois ou quatre jours avec la personne que tu es allée voir.

– Joseph, j’aimerais mieux rentrer ce soir et revenir demain.

– Non, encore une fois. Je veux que tu restes pour que tu n’aies pas à revenir demain. D’ailleurs, nous avons encore à causer, car, enfin, nous n’avons pas encore parlé… sérieusement de nos affaires. Demain, ma petite femme, nous aurons de l’occupation.

La Chiffonne se redressa brusquement, et anxieuse, les yeux fixés sur Gallot :

– Explique-toi, dit-elle.

– Ah ! çà, voyons, tu ne penses donc plus à l’enfant ?

– Oh ! si, j’y pense, et à la mère aussi.

– Eh bien, ma chère, demain tu iras reprendre le petit.

– Ah !

– Je t’accompagnerai.

– Pourquoi venir avec moi ?

– Hé, je suis le père, ma présence peut être nécessaire. Mais comme je ne tiens pas tant que ça à me montrer, tu agiras seule ; M. Gosselin n’interviendrait que s’il le fallait. Donc, je t’accompagnerai jusqu’à la maison, et, pendant que tu parlementeras avec la religieuse, je t’attendrai à la porte, prêt à accourir au premier appel. Il va sans dire que nous aurons une voiture. On ne peut pas le faire marcher, ce gamin.

– Et quand on aura l’enfant ?

– Nous l’amènerons ici.

– Ici ?

– Oui, où il restera un ou deux jours avec toi.

– Joseph, pourquoi ne pas le rendre tout de suite à sa mère ?

– Parce que cela ne peut pas se faire ainsi.

– Ah ! dis-le, mais dis-le donc, tu as encore quelque chose entête ?

– Parbleu !

– Une vilaine chose, une chose méchante… Ah ! je tremble !

– Tu as tort, la Chiffonne, je ne veux rien faire qui puisse t’effrayer, je te le jure.

– Tu ne me tranquillises pas. Quel est ton projet ? je veux le connaître.

– Voici : quand nous aurons l’enfant ici, j’irai trouver la dame de Vaucresson.

– Toi, tu iras…

– Oui, moi, Joseph Gallot, en personne.

– Elle te fera arrêter.

– Des bêtises ! Elle sera, au contraire, ravie de me voir. Je n’ai plus à me cacher, elle sait que c’est moi qui lui ai pris son enfant.

– Elle sait cela ! exclama la Chiffonne, regardant Gallot avec effarement.

– Oui, et depuis longtemps. Elle est même venue me le réclamer à la préfecture de police, dans le cabinet du chef de la sûreté. Mais j’ai eu l’air de ne pas comprendre et j’ai répondu que je n’étais pour rien dans cette affaire, que je ne savais pas ce que l’on voulait me dire.

Il ajouta en baissant la voix :

– Elle avait les cent mille francs et était prête à les donner.

La Chiffonne, devenue songeuse, avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine.

Gallot souriait sournoisement.

– Hé, Chiffonnette, reprit-il au bout d’un instant, en lui serrant fortement le bras, est-ce que tu vas dormir ?

Elle eut comme la secousse d’un frisson et se redressa.

– À quoi penses-tu ? demanda-t-il.

– Je ne sais pas, répondit-elle, mes idées sont confuses, se perdent Ainsi tu iras trouver la dame ?

– Dès demain, si c’est possible.

– Qu’est-ce que tu lui diras ?

– Je lui dirai que Julie Verrier, une bonne petite femme, va lui ramener son enfant.

– À quelles conditions ?

– Il y a trois ans elle casquait de cent mille francs, maintenant j’en veux deux cent mille.

– Toujours le chantage !

– Je veux être riche, il me faut de l’or, beaucoup d’or, et j’en aurai. Alors, tu verras… Je t’ai dit que je te récompenserais ; eh bien, la Chiffonne, pour ta récompense…

– Je ne veux rien, je ne veux rien ! s’écria-t-elle.

– Tu ne sais pas ce que je veux dire. Pour ta récompense, mademoiselle Julie Verrier, je t’épouserai !

Elle eut un haut-le-corps.

– Oui, continua-t-il, je t’épouserai, tu seras ma légitime. Hein, comme nous allons être heureux ! Tu seras dans la soie… Mon rêve réalisé, tu sais, mon rêve ? à quinze ou vingt lieues de Paris, une petite maison blanche avec un jardin, de la verdure et des fleurs pour toi, et des poules et des lapins.

La Chiffonne n’était nullement enchantée de la perspective, elle en était même épouvantée. Mais elle ne manifesta d’aucune façon ses justes répugnances.

Elle n’essaya pas non plus de détourner Gallot de son projet, de lui faire comprendre qu’il allait commettre une nouvelle infamie. À quoi bon lui parler d’honnêteté ? À quoi bon élever la voix dans d’inutiles protestations ?

Elle connaissait l’homme et savait que tout ce qu’elle pourrait dire, ne serait pas entendu ou ne servirait qu’à l’exciter à la fureur. Le cœur douloureusement serré, elle se disait :

– Hélas ! la prison ne l’a pas corrigé ; il est toujours le même. Cependant, malgré tout, elle se sentait soulagée : l’enfant allait être rendu à sa mère.

Gallot s’était levé et, laissant la Chiffonne à ses réflexions, il se promenait à grands pas dans la chambre.

– Tonnerre ! se disait-il, il ne faut pas que j’aie perdu quelque chose pour avoir été trois ans au clou ; une première fois la fortune m’a échappé ; je la tiens de nouveau et, cette fois, elle ne m’échappera pas.

Oui, c’est deux cent mille francs que je veux, et elle les donnera, ma chère nièce, elle les donnera, ou sinon…

Son regard eut un éclair sinistre qui tomba sur la Chiffonne et la fit tressaillir dans tout son être.

Elle se dressa debout.

– Hein ! lui dit Gallot, tu es contente, ravie, tu ne t’attendais pas à cette surprise que je viens de te faire ? Eh bien, oui, ma Chiffonnette, je l’ai décidé, tu seras mon épouse.

– Oh ! nous avons le temps de parler de ça.

– Non, car je veux que notre mariage ait lieu dans le plus bref délai possible.

Donc, dès maintenant, ma chère, tu peux te laisser aller à de jolis rêves d’avenir.

– Joseph, dit la Chiffonne, laisse-moi retourner chez Aurélie, je reviendrai demain matin, je te le promets.

Il se rapprocha d’elle, et lui mettant ses mains sur les épaules :

– Ah ! çà, lui dit-il d’une voix sourde, si tu trouves que je suis trop gentil avec toi, dis-le ; et si tu as parié que tu me mettrais en colère, dis-le aussi.

Tu sais, la Chiffonne, que la moutarde me monte vite au nez et que quand ça me picote, je cogne.

Te voilà prévenue, tâche d’avoir de la mémoire, et ne me fais pas revenir à mes anciennes habitudes.

La Chiffonne soupira et de grosses larmes roulèrent dans ses yeux.

– Ma chère, reprit-il durement, pas de simagrées avec moi, je n’y mords pas. Je te l’ai dit et je te le répète pour la dernière fois, tu es ici, je te garde ; reste, je le veux !

Et, presque brutalement, il la poussa jusqu’au fond de la chambre.

Le maître ordonnait, l’esclave devait obéir.

La Chiffonne resta.

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