XX LES AMOUREUX

On était à Dieppe.

En ce temps-là, Dieppe n’avait pas une grande renommée, et sa belle plage n’était pas, à beaucoup près, ce qu’elle est aujourd’hui.

C’était sur la plage sablonneuse de Trouville, alors très à la mode, très courue, que se donnait rendez-vous le Tout-Paris mondain et élégant. Les autres villes de la côte normande étaient jalouses de Trouville.

Mais, comme toute chose, les engouements passent.

Dieppe et les principales stations balnéaires du littoral partagent maintenant avec Trouville l’honneur de recevoir ces milliers de personnes des deux sexes qui ont l’habitude de passer une saison chaque année au bord de la mer.

Nos personnages étaient à Dieppe depuis huit jours, confortablement installés dans un de ces grands hôtels qui ont une vue si belle et si étendue sur la Manche.

Ils étaient venus à Dieppe, de préférence à Trouville, précisément parce qu’ils étaient sûr de ne pas y rencontrer autant de Parisiens ; car ils étaient au bord de la mer pour prendre deux mois de repos, et non pour se retrouver mêlés au tumulte et aux agitations de la vie mondaine.

Blanche avait eu cette surprise, ce saisissement qu’on éprouve généralement la première fois qu’on se trouve en présence de la mer.

Tout d’abord elle avait pris plaisir à promener ses regards sur cette immensité liquide, toujours en mouvement, et à entendre le bruit sourd, et incessant des vagues.

L’apparition soudaine d’une voile au grand large l’avait émotionnée. De sa fenêtre elle avait vu, le matin, les bateaux sortir du port et y rentrer le soir avant la nuit ; elle s’était amusée à compter les barques des pêcheurs et autres navires qui évoluaient en pleine mer sous ses yeux ; elle s’était même intéressée à suivre le vol rapide et capricieux des mouettes blanches, rasant les flots dans lesquels se mouillaient leurs ailes.

Mais ce spectacle de la mer, si grandiose qu’il soit, est un peu toujours le même, et déjà Blanche en était lasse. Il ne lui offrait plus rien de nouveau.

Enfin la jeune fille ne s’amusait plus, ni dans sa chambre à écouter les histoires plus ou moins drôles que lui racontait Antoinette, ni sur la plage où il y avait trop de vent ou trop de soleil, ni au Casino où, rêveuse et d’un œil distrait, elle voyait danser des jeunes filles plus ou moins jolies mais toutes gaies et prenant du plaisir autant qu’elles en pouvaient prendre.

Blanche ne dansait pas, et cependant elle était souvent invitée.

– Il faut vous amuser aussi, lui disait Antoinette, pourquoi ne dansez-vous pas comme toutes ces jeunes filles ?

Blanche ébauchait un sourire et secouait la tête.

– Est-ce que vous n’aimez pas la danse ?

– Je l’aime beaucoup, au contraire. Tous les soirs, au pensionnat, nous dansions, entre jeunes filles.

– Eh bien, alors ? Je ne pense pas que vous ayez peur de ces jeunes messieurs, et je vous assure qu’il est plus agréable de danser avec un jeune homme qu’avec une jeune fille.

– Non, je ne veux pas danser ; je ne connais aucun de ces jeunes gens et aucune de ces demoiselles.

Et Blanche laissait échapper un soupir.

Un jour, Antoinette lui avait dit, la regardant fixement :

– Plus encore qu’à Paris, depuis que nous sommes ici je vous vois songeuse, triste. Qu’avez-vous ?

– Mais rien.

– Vous me cachez la vérité ; je suis sûre maintenant que vous avez un chagrin.

– Non, Antoinette, non, vous vous trompez.

La femme de chambre n’avait pas insisté ; mais elle était convaincue que sa jeune maîtresse avait une douleur au cœur dont elle voulait garder le secret. Mais quelle pouvait être la cause de cette douleur ou de ce chagrin ? C’était difficile à deviner.

– Oh ! il faudra bien que je sache un jour ce qui la rend si triste, se disait Antoinette.

On était aux premiers jours d’août, le temps était magnifique, on ne voyait pas un nuage dans le ciel bleu, un vrai ciel d’Italie, et le soleil n’avait jamais plus chaudement caressé la terre de ses rayons d’or.

C’était l’après-midi, vers quatre heures ; baigneurs et baigneuses s’ébattaient dans l’eau salée, et il y avait de nombreux promeneurs sur la plage.

Pas de vent comme les jours précédents, seulement une douce brise venant du large, qui apportait aux promeneurs une fraîcheur agréable et bienfaisante. La mer était belle comme le ciel, éblouissante sous le soleil, et calme comme le temps. Il faisait chaud, cependant, malgré la brise de mer ; mais les dames avaient la tête couverte de leur ombrelle pour mettre leurs joues à l’abri des baisers trop ardents du soleil.

Blanche donnait le bras à sa femme de chambre. Elles marchaient lentement. De Simiane et de Mégrigny les suivaient à quelques pas de distance ; ils marchaient lentement aussi, car bien qu’il s’appuyât fortement sur le bras du baron, Ludovic était déjà fatigué, exténué pour une centaine de pas qu’il venait de faire.

C’était sur la marche des deux amis que Blanche et Antoinette réglaient la leur. De temps à autre elles se retournaient afin de voir si elles ne mettaient pas entre elles et les deux hommes une trop grande distance.

À un moment, s’étant retournée, Blanche tressaillit violemment, laissa échapper un petit cri et s’arrêta brusquement.

– Quoi donc ? fit la femme de chambre.

Elle vit un jeune homme de tournure élégante, grand, bien fait, à qui de Simiane et de Mégrigny serraient la main.

Cela n’avait rien d’extraordinaire ; la chose ne justifiait ni n’expliquait l’émotion de la jeune fille.

Antoinette regarda Blanche, qui était toute tremblante et rouge comme une pivoine. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Elle serra contre elle la jeune fille frémissante et sentit que son cœur avait des battements précipités. Elle remarqua aussi que Blanche, qui ne quittait pas des yeux le jeune homme, était radieuse.

– Je comprends, pensa-t-elle, elle connaît ce joli garçon, et je n’ai plus guère à chercher pour découvrir la cause de sa tristesse et de ses rêveries.

Le jeune homme ne s’était pas éloigné et, tout en marchant, il causait avec de Simiane.

Les trois hommes eurent bientôt rejoint Blanche et Antoinette, qui étaient restées à l’endroit où elles s’étaient arrêtées.

Le regard de Blanche et celui du jeune homme se croisèrent, rapides comme l’éclair, et le jeune homme vit dans les yeux de Blanche la joie qu’elle éprouvait, de même que Blanche lut dans les yeux du jeune homme combien il était heureux de la rencontrer.

Rien de ce langage muet n’avait échappé à la femme de chambre. Cette fois, elle savait à quoi s’en tenir. Sa maîtresse lui avait livré son secret. Blanche et ce jeune homme s’aimaient.

– Monsieur de Bierle, dit le baron, qui n’avait rien remarqué, pas plus que Ludovic, je vous présente ma sœur, Mlle Blanche de Simiane.

Le jeune homme s’inclina silencieusement devant la jeune fille qui, toujours très émue, lui rendit son salut.

– Il faut vous dire, cher monsieur, reprit de Simiane, que ma sœur connaissait déjà votre nom. Je suis abonné au journal où vous publiez vos intéressantes et spirituelles chroniques parisiennes ; eh bien, les jours de votre chronique, le journal n’arrive jamais assez tôt pour Blanche, qui l’attend avec une impatience dont vous avez le droit d’être fier ; elle ne vous lit pas, elle vous dévore.

Quant à votre volume de vers, elle l’a tellement lu et relu que je ne serais pas surpris qu’elle sût par cœur la moitié au moins de vos charmantes poésies.

Ma parole d’honneur, ajouta-t-il en riant, Les Frileuses sont si souvent entre ses mains que je ne serais pas étonné non plus qu’elle les mit la nuit sous son oreiller… pour les réchauffer.

Voulant être flatteur, le baron était surtout maladroit.

La rougeur de Blanche était devenue plus vive encore.

– Je suis très heureux, dit M. de Bierle, de compter Mlle de Simiane parmi mes lectrices et plus heureux encore si je réussis, avec mes modestes écrits, à lui procurer quelques instants agréables.

Il avait prononcé ces quelques paroles d’une voix vibrante d’émotion.

– Monsieur, répondit Blanche, non moins émue que le jeune homme, j’ai lu et relu vos poésies, comme le dit mon frère, avec infiniment de plaisir ; j’aime ce qui touche mon cœur et parle à mon âme. Je lis aussi vos chroniques, monsieur, avec un vif intérêt ; elles ont pour moi un double charme ; celui d’une lecture agréable d’abord ; ensuite, ne connaissant pas le monde et bien peu encore les choses de la vie, elles m’apprennent ce que j’ignore.

– Vous voyez, cher monsieur de Bierle, dit gaiement le baron, comment une petite fille, qui vient de sortir du couvent, sait apprécier vos œuvres.

– L’année dernière, dit à son tour de Mégrigny, M. Henri de Bierle a publié un roman parisien qui a eu un très grand succès. L’avez-vous lu, mademoiselle Blanche ?

– Non, monsieur, je ne savais pas…

– Ma sœur n’est pas encore une liseuse de romans ; mais elle lira celui de M. de Bierle, qui ne contient rien qui puisse effaroucher une jeune fille. Mais M. de Bierle est aussi auteur dramatique ; on parle d’une comédie de lui en trois actes, qui doit être jouée au Théâtre-Français : nous irons à votre première, cher monsieur. Est-ce pour bientôt ?

– Pas avant cinq ou six mois.

– Vous avez un grand savoir, monsieur de Bierle, l’imagination féconde, une plume alerte ; comme Voltaire et Victor Hugo vous pouvez, en littérature, toucher à tous les genres ; c’est le propre des grands écrivains, des hommes de génie.

– Oh ! de grâce, monsieur de Simiane, arrêtez-vous ; vous allez trop loin et vous me rendez confus. On n’est pas un grand écrivain et moins encore un homme de génie quand on n’a, comme moi, qu’un faible talent.

– Le vrai mérite est toujours modeste, cher monsieur ; mais c’est bien, je ne veux pas vous contrarier ; et, comme vous le demandez, je m’arrête.

On avait causé en marchant, et l’on était arrivé à la porte du Casino où l’on entra.

Henri de Bierle, retenu par le baron, – et Dieu sait s’il en était heureux, – passa le reste de la soirée avec ces messieurs, Blanche et Antoinette.

– Êtes-vous pour quelque temps à Dieppe ? lui demanda de Simiane, comme on allait se séparer.

– Je pense y rester jusqu’à la fin du mois.

– En ce cas, nous nous verrons souvent.

– Je me trouverai très honoré et très heureux, monsieur le baron, lorsque vous voudrez bien m’admettre dans votre société.

– Cher monsieur de Bierle, vous serez des nôtres autant qu’il vous plaira.

Blanche n’était plus ni songeuse, ni triste ; son cœur débordait de joie.

Et en la voyant ainsi rayonnante, Antoinette se disait :

– C’est étonnant comme M. de Simiane sait bien faire ses affaires et celles de M. de Mégrigny ! Décidément ce sont les hommes qui se croient les plus malins, qui n’y voient pas plus loin que le bout de leur nez.

Henri de Bierle usa, mais n’abusa point ; c’est-à-dire qu’il se montra extrêmement réservé dans ses rapports avec le baron et les siens et ne fut jamais un importun.

Il accepta un déjeuner qu’il rendit le surlendemain.

L’intimité n’alla pas au delà.

On le voyait chaque jour dans l’après-midi, quelquefois aussi le matin ; mais après avoir causé quelques instants, il quittait la compagnie, sous un prétexte quelconque, faisant violence à son cœur qui aurait voulu le retenir auprès de Blanche.

Maintenant, il n’avait plus aucun doute sur les sentiments de la jeune fille à son égard : il était aimé ! Les regards de Blanche, si éloquents, ses sourires, qui ne s’adressaient qu’à lui seul et que seul il pouvait comprendre, la joie qui éclatait dans ses yeux dès qu’il paraissait, enfin ses rougeurs subites et ses émotions avaient été autant de révélateurs indiscrets.

Et, cependant, aucune parole d’amour n’était encore tombée de ses lèvres.

Un soir, Raoul et Ludovic étant montés dans la salle des jeux afin d’y chercher une distraction et aussi, peut-être, pour se donner le plaisir de voir perdre les joueurs, Blanche et Antoinette entrèrent dans le salon de la danse.

Très calme en apparence, Blanche était agitée.

Elle n’avait pas vu Henri de la journée.

Ses yeux ne quittaient presque pas la porte d’entrée ; quelque chose lui disait qu’il la cherchait en ce moment, qu’il allait venir, et elle l’attendait.

En effet, après un quart d’heure d’attente, le jeune homme parut. Jetant un coup d’œil rapide dans la salle, il vit aussitôt Blanche, devenue très rouge, assise à côté de sa femme de chambre.

– Le voici, vous voilà contente, dit Antoinette à l’oreille de la jeune fille, qui ne put s’empêcher de tressaillir.

C’était la première fois que la femme de chambre faisait comprendre à sa maîtresse qu’elle avait découvert son secret.

Henri était devant elles et tendait la main à Blanche.

Il s’assit, et après un échange de quelques paroles banales :

– Monsieur de Bierle, êtes-vous danseur ? demanda tout à coup Antoinette.

– Mais, autrefois, je ne détestais pas la danse, répondit le jeune homme.

– Maintenant vous ne dansez plus ?

– Si, je danse encore, lorsque l’occasion s’en présente. Vous, mademoiselle Blanche, continua-t-il, il paraît que vous ne dansez jamais.

– Ma chère maîtresse aime beaucoup la danse, – elle me l’a dit, – répliqua vivement Antoinette ; mais n’ayant encore dansé qu’au pensionnat avec ses jeunes amies, elle n’ose pas se risquer dans un bal comme celui-ci ; il lui faudrait un bon danseur, qui mit en elle la confiance qu’elle n’a pas.

Oh ! on va jouer une redowa. Tenez, monsieur de Bierle, je crois bien que si vous invitiez Mlle Blanche, se sentant plus hardie, elle accepterait.

– Ah ! Antoinette, fit la jeune fille, dont le cœur battait à se briser.

Henri lui prit la main et, d’une voix émue :

– Vraiment, dit-il, vous voudriez bien danser avec moi ? Eh bien, accordez-moi cette grâce, je vous en prie.

Blanche regarda Antoinette.

– Mais oui, mais oui, il faut danser ; je ne vois pas pourquoi vous vous refuseriez ce plaisir.

La jeune fille mit sa main tremblante dans celle du jeune homme et doucement murmura :

– Je veux bien.

L’orchestre jouait le prélude de la redowa. Ils se levèrent, s’enlacèrent, et, à la première mesure de la danse, ils se mêlèrent au flot des danseurs.

Antoinette se disait :

– Eh bien, ça m’amuse, moi ; de faire le jeu de ces gentils amoureux.

– Vous dansez très bien et avec une grâce parfaite, dit Henri à la jeune fille.

– Oh ! vous êtes indulgent ; c’est vous qui êtes un excellent danseur ; vous corrigez mes fautes et je parviens ainsi à ne pas faire trop mauvaise figure.

– Pourtant, vous voyez comme on vous regarde, et sur votre passage vous entendez des murmures flatteurs.

De fait, souple, légère, gracieuse, Blanche dansait à ravir, bien qu’elle eût l’oreille plus attentive aux paroles du jeune homme qu’aux mesures de la danse. Elle avait les traits animés, les yeux étincelants, et elle était si belle ainsi, dans le rayonnement de sa joie, qu’on ne pouvait se lasser, de l’admirer.

Entre la première et la seconde partie de la redowa, Henri et Blanche se promenèrent dans la salle comme les autres danseurs.

– Ainsi, mademoiselle Blanche, disait le jeune homme, votre frère ignore que nous nous connaissions, que nous nous étions déjà rencontrés ?

– Je n’avais pas à lui parler de vous.

– J’ai été pendant quelques mois absent de Paris.

– Je le sais, vous êtes allé en Algérie.

– Un peu malgré moi. Ah ! j’ai beaucoup pensé à vous là-bas ; c’était en évoquant votre souvenir que je charmais les longues heures de ma solitude. Aussitôt de retour à Paris, je courus rue de Reuilly, au pensionnat ; je voulais vous revoir, me sentir pénétré de la douce lumière de vos yeux ; c’était un besoin de mon cœur. Hélas ! depuis quinze jours vous n’étiez plus au pensionnat. Le bonheur que j’avais tant espéré m’était refusé. Je m’en revins triste, désolé…

Bien des fois je suis passé rue de Bellechasse ; vous étiez là, dans cet hôtel de Simiane devant lequel je m’arrêtais, et dont je n’avais pas le droit de franchir le seuil ; mais comme si j’avais eu contre moi un méchant démon, la joie de vous apercevoir seulement m’était toujours refusée.

Il y a huit jours, j’appris que vous et votre frère étiez partis. Où étiez-vous allés ? Je m’informai. On me dit que vous étiez à Dieppe. Oh ! je ne fus pas long à mettre dans une valise les choses qui pouvaient m’être nécessaires. Le soir même j’arrivais à Dieppe et le lendemain, vous vous souvenez, mademoiselle Blanche, le lendemain, j’avais enfin le bonheur de vous revoir, de me retrouver près de vous, je l’avais, ce bonheur depuis si longtemps attendu.

Et il fut plus grand, plus complet encore : grâce à l’accueil inespéré que me fit M. de Simiane, je pus vous voir tous les jours, causer avec vous, entendre votre douce voix, prendre ma part de vos sourires et m’enivrer de cette clarté de vos regards qui, de loin comme de près, rayonne constamment en moi.

Il parlait d’un ton pénétré, avec chaleur, avec exaltation.

La tête inclinée, toute frémissante, Blanche l’écoutait comme plongée dans une délicieuse extase. Elle était sous le coup de la plus violente émotion qu’elle eût jamais éprouvée. Haletante, pouvant à peine respirer, sa poitrine se soulevait avec force sous l’étoffe légère qui l’emprisonnait, pendant que son cœur s’ouvrait à une joie délirante.

– Mademoiselle Blanche, reprit Henri, après ce que je viens de vous dire, que puis-je ajouter encore ? Cependant, il faut que vous les entendiez ces mots qui, depuis que je vous ai revue et retrouvée, brûlent mes lèvres.

Il l’enveloppa de son regard plein d’une tendresse indicible, se pencha à son oreille et lui dit avec un accent passionné :

– Je vous aime, Blanche, je vous aime !

Il sembla à la jeune fille que son oreille venait d’entendre une harmonie céleste. Heureuse et en même temps fort troublée, sa tête s’inclina davantage, comme si elle eût voulu cacher sa rougeur et son émotion. Mais Henri sentit la main de Blanche presser doucement la sienne.

À ce moment l’orchestre attaquait la seconde partie de la redowa.

Le jeune homme étreignit la jeune fille, qui se serra amoureusement contre lui, et tous deux, comme pris de vertige, se lancèrent dans le tourbillon de la danse.

Au bout d’un instant, ils devinrent plus calmes et Henri reprit :

– Blanche, c’est vous, sans le vouloir, qui m’avez encouragé à vous faire l’aveu de mon amour. Je vous aime, Blanche, oh ! oui, je vous aime ardemment, comme vous devez être aimée, de toute la force de mon âme. Mais vous m’aimez aussi, ma chère adorée, je l’ai compris, deviné, je l’ai lu dans vos yeux, qui sont le miroir divin où se reflètent toutes vos pensées. Blanche, je vous en prie, dites-moi que je ne me suis pas trompé.

Elle leva sur lui ses yeux rayonnants, laissa courir sur ses lèvres un adorable sourire, et se serrant contre lui, plus fortement encore, elle murmura :

– Oui, je vous aime !

– Ah ! s’écria-t-il, fou de bonheur, c’est le ciel qui s’ouvre !

La redowa finie, Henri ramena Blanche à sa place.

Ils paraissaient si tranquilles l’un et l’autre, que tout autre que la femme de chambre n’aurait point soupçonné ce qui venait de se passer entre eux ; mais Antoinette ne les avait pas beaucoup perdus de vue et elle avait à peu près deviné tout ce qu’ils s’étaient dit.

– Mademoiselle Blanche, fit-elle, vous avez été parfaite : vous voyez, il n’y a que le premier pas qui coûte. N’est-il pas vrai, monsieur, que Mlle Blanche a été parfaite ?

– Oui, répondit Henri, mademoiselle a été parfaite, adorable.

– Oh ! j’en étais sûre d’avance.

Encouragée par Antoinette et ne demandant que cela, d’ailleurs, Blanche dansa encore plusieurs fois, jusqu’au moment où de Simiane et de Mégrigny vinrent la chercher pour rentrer à l’hôtel.

– Ah ! vous avez fait danser Blanche, dit le baron à Henri ; c’est très bien, monsieur de Bierle, je vous remercie…

De Mégrigny ne prononça pas un mot ; mais il avait froncé les sourcils et lancé au poète un regard de défiance. Sa contrariété était visible.

Le lendemain il se trouva indisposé et si fatigué, si faible, que le médecin le condamna à garder la chambre pendant trois ou quatre jours.

Il enrageait. Il n’allait pas pouvoir surveiller Blanche ni ce M. de Bierle qui commençait à l’agacer singulièrement. C’était un supplice qu’il allait subir, et d’autant plus cruel que de Bierle lui portait ombrage et qu’il sentait un commencement de jalousie le mordre au cœur.

Ah ! s’il avait su… mais il ignorait. Et puis, qui sait ? s’il avait connu l’amour de Blanche pour Henri, peut-être eût-ce été un bonheur pour la jeune fille.

De Simiane profita du repos forcé de son ami pour faire quelques petites excursions aux environs de la ville, de sorte que Blanche, pendant de longues heures de la journée, se trouva sous la tutelle de sa femme de chambre, et nous savons combien celle-ci était une gardienne peu sévère. Toutefois elle voyait tout, en ayant l’air de fermer constamment les yeux.

M. de Bierle n’eut garde de ne pas profiter de la facilité qu’on lui donnait de voir la jeune fille et de s’entretenir avec elle. Quelles charmantes causeries ! Et comme ils étaient heureux de pouvoir causer sans contrainte. Ils répétaient le soir ce qu’ils avaient dit le matin ; mais qu’importe ? Il y a toujours un charme nouveau à parler d’amour ; on ne se lasse jamais d’entendre dire : Je vous aime, je vous aime !

Henri offrait son bras à Blanche, et suivis de loin par Antoinette, qui prenait un plaisir extrême à ne tenir aucun compte des recommandations du baron et de M. de Mégrigny, les deux amoureux faisaient de délicieuses promenades.

Ils n’osaient point sortir de la ville, malgré le désir qu’ils avaient de s’aller perdre dans les champs, ni fausser compagnie à la femme de chambre ; mais n’étant pas rappelés à l’ordre, ce qui équivalait à une autorisation, ils cherchaient les endroits écartés, solitaires ; et quand ils croyaient n’être vus de personne, ils s’arrêtaient, se regardaient, l’âme ravie, puis, comme conclusion à ce qu’ils venaient de dire, le bruit de doux baisers échangés succédait au murmure des chaudes paroles d’amour.

Plus d’une fois, tout en ayant l’air de regarder d’un autre côté, Antoinette avait vu les lèvres du jeune homme sur celles de la jeune fille. Et elle se disait :

– Allons, ils vont bien ; les amoureux ; que serait-ce donc s’ils ne me savaient pas derrière eux ?

Et, avec un sourire de démon, elle ajoutait :

– Maintenant, monsieur de Mégrigny, si vous épousez Mlle de Simiane, tant pis pour vous !

Blanche avait dit à Henri :

– Quand parlerez-vous à mon frère ?

– Dès ce soir, si vous m’y autorisez.

– Non, il est préférable que vous fassiez votre demande quand nous serons rentrés à Paris.

– Je ferai selon votre volonté.

Il avait donc été convenu que Henri attendrait qu’on fût de retour à Paris pour demander à M. de Simiane la main de sa sœur.

Un matin, jusqu’à midi, le jeune homme chercha vainement Blanche sur là plage, au casino et dans la ville, de tous les côtés. Qu’était-il donc arrivé ? Elle était malade, peut-être !

Très inquiet, il courut s’informer à l’hôtel.

Le baron de Simiane et sa sœur et M. de Mégrigny étaient partis le matin, à la première heure.

On crût pouvoir donner l’assurance au jeune homme qu’ils ne s’étaient pas rendus dans une autre ville du littoral, mais qu’ils étaient retournés à Paris.

Henri était stupéfié.

La veille, il avait causé assez longtemps avec de Simiane, qui ne lui avait point dit qu’il se disposait à partir. D’ailleurs il n’était à Dieppe que depuis un mois et son intention était d’y rester jusque vers le quinze septembre.

Que s’était-il passé ? Que signifiait ce départ précipité ? C’était de Mégrigny qui, la veille au soir, avait dit brusquement à de Simiane :

– Je ne veux plus rester ici, partons.

– Ah ! çà, cher ami, quelle mouche te pique ?

– Il m’est désagréable de me trouver en présence de M. de Bierle.

– Ah ! Et que t’a-t-il fait ?

– Si tu es aveugle, je ne le suis pas, moi. Ce n’est ni ta société ni la mienne qu’il recherche, mais celle de ta sœur. Il la fait danser, ils échangent des regards… Les jours où j’étais retenu dans ma chambre, – on me l’a appris, – ils ont fait ensemble de longues promenades, elle à son bras.

– Antoinette était avec eux. Tout cela, mon cher, est bien innocent.

– J’ai aussi une grande confiance en Antoinette ; mais comme toi elle ne voit rien. Enfin M. de Bierle est trop assidu auprès de ta sœur et cela me déplaît.

– Ainsi, tu es jaloux ?

– Oui, et non sans raison : M. de Bierle fait positivement la cour à Blanche et elle en est ravie.

– Tu as remarqué cela ?

– Elle n’est gaie, contente, heureuse que lorsqu’il est près d’elle ; cela saute aux yeux.

– Diable, diable ! fit de Simiane.

Les paroles de Ludovic venaient de lui ouvrir les yeux et il commençait à croire que son ami n’avait pas tout à fait tort.

– Bref, reprit de Mégrigny, le séjour de Dieppe est dangereux pour Blanche, partons.

– Soit, nous partirons. Quand ?

– Pas plus tard que demain matin.

– Eh bien, demain matin, puisque tu le veux. Du reste, nous pouvons maintenant rentrer à Paris : une lettre que j’ai reçue aujourd’hui et que j’ai oublié de te faire lire, m’annonce que les ouvriers ont quitté ton hôtel et qu’il est prêt à te recevoir. Tes voitures sont achetées ; je n’aurai qu’à prévenir le carrossier pour qu’elles soient conduites sous tes remises. Avant de venir à Dieppe, je me suis entendu avec le marchand de chevaux qui tient à ma disposition quatre bêtes superbes ; tu auras un attelage de prince. J’ai pris d’avance toutes mes dispositions : en moins d’une semaine ta maison sera complètement montée. Tu auras une bonne cuisinière, un valet de chambre, deux valets de pied, un cocher, un palefrenier, un jardinier-concierge. Plus tard, on prendra un second cocher pour Mme de Mégrigny, si c’est nécessaire.

Ludovic serra silencieusement la main du baron.

Immédiatement on s’occupa des préparatifs de départ.

Nous n’avons pas à dire quels furent l’étonnement et la stupeur de Blanche. On le devine. Elle n’avait aucune opposition à faire. Son frère avait parlé, il fallait partir.

Henri de Bierle était rentré à son hôtel très surexcité ; il eut beaucoup de peine à calmer son agitation, car toutes sortes de pensées, aussi sombres les unes que les autres, le tourmentaient.

Il n’avait plus rien à faire à Dieppe ; il prit le dernier train du soir et le lendemain il était à Paris.

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