VII Les surprises de la chiffonne

Aurélie avait reçu la Chiffonne chez elle, un peu surprise, peut-être, mais avec plaisir. Sans savoir exactement pourquoi cette amie d’autrefois venait lui demander asile, elle lui avait donné l’hospitalité avec cette satisfaction qu’on éprouve toujours à faire une bonne action.

Ne faut-il pas s’entr’aider, se tendre la main, se secourir les uns les autres ?

Cependant, Aurélie, pauvre, n’était pas sans s’imposer quelques sacrifices, car elle ne donnait pas seulement la moitié de son lit, elle partageait avec Julie son pain, qu’elle gagnait péniblement. Mais où aurait été son mérite si elle avait eu le superflu ?

La Chiffonne avait été touchée, plus qu’elle ne l’avait laissé voir, de la générosité d’Aurélie. Il n’y avait pas que du mauvais en elle, nous le savons ; parmi ses bons sentiments, le meilleur, le plus largement développé était celui de la reconnaissance ; aussi était-elle profondément reconnaissante à son amie de ce qu’elle avait fait pour elle, et peut-être encore plus reconnaissante de la discrétion qu’Aurélie avait mise dans les questions qu’elle lui avait adressées.

Oui, Julie Verrier était reconnaissante et nous dirions volontiers que, chez elle, le sentiment de reconnaissance s’exaltait et tombait dans l’exagération.

N’était-ce pas beaucoup, en effet, par un sentiment exagéré de reconnaissance qu’elle s’était livrée à l’ancien serrurier qui s’était fait son défenseur ?

Elle avait obéi à un mouvement spontané du cœur en se jetant dans les bras de Gallot et elle n’avait jamais regretté de s’être placée sous la protection de ce misérable. Qu’eût-ce donc été si elle avait rencontré un autre homme, un homme qui, au lieu de continuer à l’avilir, lui aurait dit :

– Pauvre fille, prends ma main avec confiance, c’est trop de honte pour toi, je veux te sortir du cloaque impur où tu t’es souillée, relève-toi et regarde le ciel qui, pour toi, a encore des sourires.

Oh ! celui-là, elle ne l’aurait pas seulement aimé, elle l’aurait adoré comme un Dieu, elle l’aurait béni !

C’était pour ne pas être trop longtemps une charge pour son amie, que la Chiffonne avait voulu tout de suite travailler et qu’elle avait mis toute son intelligence, tout son cœur, toute sa patience, depuis si longtemps éprouvée, à apprendre le métier de passementière.

Elle était donc devenue en quelques mois une bonne ouvrière et le gain de sa journée n’était pas inférieur à celui de son amie.

Alors, comme l’ouvrage ne manquait pas, Dieu merci, une quasi-aisance succéda aux jours de gêne. On mettait à la caisse d’épargne, on tenait suffisamment garnie la bourse du ménage. Bref, sans trop se priver des objets de toilette dont on avait besoin, on faisait des économies pour ne pas avoir à gémir quand viendraient les jours de chômage. Dame, il faut être prévoyant, penser à la mauvaise saison, ne pas faire comme la cigale qui s’aperçoit seulement, quand la bise est venue, qu’elle n’a rien amassé pendant l’été.

Mais il était à croire que la Chiffonne portait bonheur à Aurélie. Il n’y avait pas de jours de chômage pour les deux amies. Elles avaient toujours de l’ouvrage, et de l’ouvrage de choix, bien payé. On leur disait même, dans les maisons pour lesquelles elles travaillaient, qu’elles n’en faisaient pas assez.

– Nous ne sommes que deux, répondait Aurélie.

– Eh bien, soyez quatre, lui dit-on un jour.

Le lendemain Aurélie prit deux ouvrières, et sa chambre devint un atelier. Mais on n’y était pas à l’aise, elle était si petite, la chambre !

Justement dans la maison, à l’étage au-dessous, un logement était libre. Il se composait de quatre pièces, trois chambres et une cuisine, celle-ci assez grande pour que cinq ou six personnes y pussent manger.

Aurélie loua le logement, c’était bien son affaire. Et La Chiffonne eut sa chambre à elle, qui fut meublée avec une somme de trois cents francs prise dans la bourse commune.

– Maintenant, ma chère, disait Julie, contente, avec un doux sourire, te voilà entrepreneuse.

– Alors tu es entrepreneuse aussi, toi, puisque nous sommes associées.

La Chiffonne étouffa un soupir.

– Oh ! moi, fit-elle, je ne suis rien et je ne peux rien être.

– En vérité, je ne te comprends pas, il y a des jours où tes paroles sont désolantes.

– J’ai des inquiétudes.

– Je le vois bien, mais à quel sujet ?

– Je ne pourrai pas rester toujours avec toi.

– Que me dis-tu là ? Quoi ! tu songerais à me quitter ?

– Quand je te quitterai, c’est que j’y serai forcée.

– Forcée ! pourquoi ? par qui ?

– Je ne peux pas te répondre.

– Oh ! je sais bien que tu ne m’as pas tout dit, je sais bien que tu souffres d’un secret que tu as cru devoir me cacher ; et pourtant…

– Il y a des choses qu’on ne peut pas faire connaître.

– Même à une amie ?

– Même à sa meilleure amie. Il y a aussi des douleurs qu’on doit garder pour soi.

– Ma pauvre Julie !

– Oui, va, pauvre, pauvre… Je suis à plaindre et beaucoup plus que tu ne le crois.

Pendant quelque temps la Chiffonne avait vécu un peu comme une recluse. Nous l’avons dit, craignant d’être recherchée par la police, elle se cachait. C’était seulement la nuit, quand elle avait besoin de prendre l’air, qu’elle se hasardait au dehors ; certes, il lui avait fallu un certain courage pour conduire le petit André à la maison de Boulogne.

Il y avait déjà deux mois qu’elle était à Saint-Mandé quand un jour, poussée par le désir de savoir ce qu’on disait d’elle, elle se décida à faire une visite au logement de la rue des Vinaigriers qu’elle avait brusquement abandonné une heure après l’arrestation de Joseph Gallot.

À son apparition inattendue dans la loge de la concierge, Celle-ci poussa une exclamation de surprise ; elle n’en pouvait croire ses yeux et ses lunettes. Mais il fallait se rendre à l’évidence, c’était bien Julie Verrier, surnommée la Chiffonne, qui était devant elle et lui disait d’une voix un peu tremblante :

– Bonjour, madame Ragon, comment allez-vous ?

Cette pipelette n’avait jamais été mariée ; mais elle avait plus de soixante ans, et devait à son âge respectable le titre de madame dont on la gratifiait ; elle en était d’ailleurs très flattée ; pour rien au monde elle n’aurait voulu qu’on l’appelât mademoiselle, ce qui, vraiment, aurait été d’un comique à se tordre ; naturellement, loin de la fâcher, on la chatouillait agréablement quand, avec une familiarité qu’elle se plaisait à provoquer, on l’appelait la mère Ragon, la bonne grosse mère Ragon.

Elle permettait même volontiers ; – quand c’était un homme, – qu’on lui donnât de petites tapes sur le ventre ou qu’on passât la main sur sa large et puissante poitrine.

Que voulez-vous ! elle aimait à rire un brin, cette vieille, en souvenir de son jeune âge et des beaux jours trop vite passés.

Elle avait eu une existence très accidentée, la mère Ragon. Petite ouvrière modiste, très jolie et malicieuse comme un démon, elle avait débuté dans une guinguette fréquentée par des étudiants, puis, successivement, elle avait demeuré à tous les étages, du cinquième au premier. En quinze ans cette descente agréable s’était accomplie ; mais l’âge étant venu en même temps que la beauté s’en allait, elle avait mis beaucoup moins de temps à remonter du premier au septième étage, sous les toits, dans une mansarde. Enfin elle était encore descendue, tout d’un coup cette fois, au-dessous du premier, au rez-de-chaussée, dans la loge, pour tirer le cordon.

C’était une femme d’expérience, elle connaissait le fort et le faible, elle avait appris toutes les sciences féminines.

Elle-même disait avec une gravité qui faisait sourire :

– J’ai passé partout, j’en ai vu de toutes les couleurs, je sais ce que c’est que la vie.

Et comme elle avait gloutonnement mordu à la pomme d’Ève et qu’elle regrettait de ne plus être ce qu’elle avait été, elle était bourrée d’indulgence pour les péchés des autres.

Aussi elle ne saisit point son balai pour indiquer à la Chiffonne qu’elle la flanquait à la porte ; au contraire, elle lui sourit en clignant de l’œil, un tic de dégommée bien connu.

– Comment, petite, fit-elle, c’est vous ? Ah ! çà, voyons, d’où sortez-vous ?

– De chez une de mes amies où je demeure maintenant.

– Elle est à Paris, cette amie ?

– Oui, mais loin d’ici, du côté de Vincennes.

– Je vous crois, fit la portière. Eh bien, ma belle, comme tout le monde de la maison, comme d’autres encore, je vous croyais en prison.

– En prison, moi !

– Dame, le borgne y est bien, lui.

– Il s’est laissé entraîner par des camarades dans une vilaine affaire et il en est puni.

– Oh ! je ne le plains pas, il n’a que ce qu’il mérite ; c’est un homme affreux, et tenez, je vous le dis franchement, je n’ai jamais compris que vous vous soyez mis avec ce croque-mitaine ; car enfin, il n’a rien pour lui, rien du tout ; il est laid, sournois, ivrogne, brutal et méchant ; non, vrai, une bonne fille comme vous, car vous êtes une bonne fille, ne devait pas s’encanailler ainsi.

– On ne sait pas toujours pourquoi l’on fait telle ou telle chose quand c’est le contraire qu’on devrait faire.

– Ça, c’est vrai ; et moi-même, dans le temps… Mon Dieu, oui, plus d’une fois j’ai été bête. Malheureusement on n’acquiert l’expérience qu’en vieillissant, et elle vient trop tard, les sottises sont faites et on ne peut plus que les regretter. Enfin, c’est comme ça.

Quant à vous, ma petite, qui êtes encore jeune et jolie, vous pouvez vous raccrocher aux branches. J’en ai connu qui n’avaient pas vos yeux, vos cheveux frisés, vos dents blanches et qui roulaient carrosse. Et il y en a encore de celles-là, et il y en aura toujours. Le tout c’est de savoir s’y prendre.

Savez-vous, la Chiffonne, que vous êtes mieux, beaucoup mieux qu’il y a quelques mois ? Quoique toujours un peu pâlotte, vous avez tout à fait bonne mine et, vrai, je vous trouve rajeunie.

– Vous me flattez, fit la Chiffonne un peu confuse.

– Je pense que vous n’en êtes pas chagrine.

Julie Verrier ébaucha un sourire.

– Dites-moi donc, reprit-elle, pourquoi vous avez eu l’idée que j’étais en prison.

– Plusieurs choses permettaient de l’avoir, cette idée. D’abord vous avez décampé d’ici si drôlement, sans rien dire à personne !

– Joseph arrêté, je ne pouvais plus rester dans le logement à cause des personnes de la maison ; qu’on soit ceci ou cela, madame Ragon, on a son amour-propre, ses susceptibilités.

– Je comprends ça, on n’aime pas à répondre à toutes les questions, à être regardée de travers. Mais les jours se passaient et vous ne reveniez pas, et l’on était sans nouvelles de vous ; alors, naturellement, on pouvait supposer… d’autant plus que deux ou trois jours après l’arrestation de votre homme, on était venu pour vous prendre.

– Vous dites ? exclama la Chiffonne devenant très pâle.

– Je dis que des agents de la sûreté sont venus pour vous arrêter aussi.

– M’arrêter ! Mais pourquoi ?

– Ils ne l’ont pas dit ; mais ils ont fait un drôle de nez quand je leur eus dit que la colombe qu’ils voulaient mettre en cage s’était envolée.

– Est-ce qu’ils m’ont cherchée ?

– Partout dans le quartier. Ils étaient comme des enragés ; dame ! ça se comprend, ces gens-là n’aiment pas que le gibier leur échappe.

– Ils sont revenus plusieurs fois ?…

– Pas du tout, je ne les ai plus revus.

– Ah ! fit la Chiffonne.

Et elle poussa un soupir de soulagement.

– Voilà pourquoi, reprit la pipelette, comme on n’entendait plus parler de vous, on avait le droit de croire que les agents avaient réussi à vous pincer. Tout de même je suis contente que rien de désagréable ne vous soit arrivé…

– Je vous remercie, madame Ragon, vous êtes bien bonne.

– Vous savez bien que j’ai toujours eu un faible pour vous.

– Oui, vous m’avez plus d’une fois donné des preuves, d’amitié.

– Je vous plaignais ; vous étiez malheureuse, je savais que votre monstre vous battait. Voyez-vous, je sais ce que c’est que la vie, et quand je pense à ce qui m’est arrivé à moi-même, ça me rend sensible.

Ah ! ajouta-t-elle en hochant la tête, les chemins sur lesquels on passe ne sont pas tous couverts de roses.

– Je sais, vous aussi avez eu de mauvais jours.

– Hé, qui n’a pas ses petites et grandes misères ? Ah ! si j’avais su… Mais voilà, on est jeune, on a la santé, la beauté du diable, on est insouciante, on ne pense qu’à s’amuser, à rire, et pas du tout à ce qui doit fatalement arriver ; quarante ans sonnent, cric-crac, c’est la dégringolade ; plus rien, pas même une poire conservée pour la soif. Ah ! ah ! il est bien temps de dire : Si j’avais su ! Pauvre folle, il fallait savoir !

Vous en serez là un jour, ma chère, si vous n’y prenez garde. Allez, ma petite, ce n’est pas sans amertume qu’on se rappelle que l’on a été fringante, radieuse comme un rayon de soleil et que magnifiquement mise, bracelets aux bras et diamants aux oreilles, on passait sur les boulevards dans une calèche à quatre chevaux. De cela, pour presque toutes, que reste-t-il ? Voilà : le balai.

La Chiffonne regarda tristement la concierge.

– Ainsi, fit-elle, vous avez été autrefois dans l’opulence ?

– J’ai été riche et enviée comme les plus belles duchesses.

– Et c’est par suite de malheurs…

– Je n’ai eu qu’un seul grand malheur.

– Lequel ?

– J’ai vieilli.

Dans ces mots il y avait tout un drame.

La Chiffonne ne put s’empêcher de tressaillir.

Elle comprenait ce qu’il y avait de douloureux et de terrible dans ce « j’ai vieilli » qui, dans la bouche de la concierge, signifiait : grandeur et décadence.

Après un instant de silence :

– Madame Ragon, dit-elle, si vous le voulez bien, je vais monter.

– Mais cela ne vous est pas défendu. À propos, une question.

– Dites.

– Est-ce que vous venez reprendre possession du logement ?

– Non pas ; je suis chez une amie, je vous l’ai dit, je m’y trouve bien et je tiens à y rester.

– Tant mieux, ma petite, tant mieux.

– Oh ! comme vous me dites ça !

– C’est que, voyez-vous, j’aurais été fort embarrassée si vous étiez revenue avec l’intention de rester.

– Mais, je ne comprends pas…

– Ça m’aurait été dur de vous faire de la peine en vous disant que le propriétaire ne voulait plus de vous dans sa maison et plus de votre homme, surtout.

– Ah ! le propriétaire…

– Il est furieux, exaspéré. Songez donc, huit locataires, et des meilleurs, ont donné congé.

– Et pourquoi ?

– Est-ce que ça se demande ? Une maison où logeait un… voleur !

La Chiffonne baissa tristement la tête.

– Donc, poursuivit la concierge, le propriétaire vous donne congé et veut que le logement soit libre pour le terme. Déjà il avait donné l’ordre de tout vendre à un bric-à-brac pour être payé de ce qui lui est dû. Heureusement vous voilà et vous arrivez bien, si vous ne tenez pas à voir aller je ne sais où les choses que vous avez là-haut.

– Le mobilier ne m’appartient pas, vous le savez ; mais il ne faut pas qu’il soit vendu, je ne peux pas le laisser vendre.

– D’autant mieux qu’il serait acheté pour rien.

– Et puis Joseph ne me le pardonnerait pas ; je ne serais plus bonne qu’à être donnée à manger aux chiens…

– Ah ! çà, vous en avez donc une peur bleue de ce gueux-là ?

– Oui, j’ai peur de lui.

– Êtes-vous bête ! Ah ! si j’étais à votre place, comme je lui ferais un joli pied de nez ! Voyons, est-ce qu’il ne vous en a pas assez fait ? Quand on a eu le malheur de tomber entre les pattes d’un pareil homme, il faut s’en tirer. Allons, allons, lâchez-moi ça !

– Je ne peux pas.

– Des bêtises ! Il est coffré pour trois ans, m’a-t-on dit, vous avez la partie belle ; il ne vous tient plus, donnez-vous de l’air. Quand il reviendra, s’il veut vous remettre le grappin dessus, vous n’aurez qu’à lui rire au nez et à lui répondre : N, i ni, c’est fini, inutile de repasser.

– Je ne peux pas, répéta la Chiffonne en secouant la tête.

– Mais il vous a donc ensorcelée !

– Je le crois.

La mère Ragon haussa les épaules.

– Oh ! les femmes ! murmura-t-elle.

Allons, c’est bien, reprit-elle, ne parlons plus de cela. Nous disions donc que vous ne vouliez pas laisser vendre. En ce cas, ma petite, vous n’avez que le temps bien juste de chercher un nouveau logement, de le louer et de déménager après avoir payé, bien entendu, le terme de loyer.

– C’est soixante francs, n’est-ce pas ?

– Oui, soixante francs.

– Quand aurez-vous la quittance ?

– Ah ! ah ! je l’ai là depuis six semaines, le propriétaire me l’a apportée à tout hasard.

– Eh bien, madame Ragon, je vais vous la payer.

Et en échange du papier portant la signature du propriétaire, la Chiffonne mit trois pièces de vingt francs dans la main de la concierge.

Elle prenait cette somme sur les cent francs que lui avait donnés la mère Agathe.

Le jour même, avant de revenir à Saint-Mandé et chemin faisant, elle chercha un logement et le trouva rue Morand. Comme il était libre, elle emménagea trois jours après.

Les concierges, – il y avait le mari et la femme, – furent bien étonnés quand la Chiffonne leur dit :

– Le logement ne sera pas habité avant trois ans, la personne au nom de qui je l’ai loué étant absente de Paris. Mais les termes seront exactement payés, et une fois par mois je viendrai épousseter les meubles et tout nettoyer.

Or, un jour qu’elle était venue faire le ménage, comme elle l’avait dit, et qu’elle s’en retournait à Saint-Mandé après avoir passé une heure dans le logement, elle se trouva tout à coup, dans une des rues aboutissant à la rue Saint-Maur, presque nez à nez avec un agent de la police des mœurs qu’elle connaissait depuis longtemps.

La malheureuse se mit à trembler de tous ses membres. Il lui était impossible de s’esquiver, de fuir, elle se vit perdue. C’était un homme dur, cet agent, la terreur des filles soumises ; il allait l’arrêter, la traîner au poste et après… Son sang se figeait dans ses veines.

Elle se colla contre la muraille, s’effaçant, se faisant petite, laissant au trottoir toute sa largeur, avec l’espoir que l’homme passerait sans la reconnaître. Mais non, il s’arrêta devant elle. Il souriait. Elle crut voir qu’il grinçait des dents. Elle était plus morte que vive.

– Comment ! la Chiffonne, c’est vous ? dit l’agent, que diable faites-vous donc par ici ?

Elle voulut répondre, donner une explication ; mais elle ne put prononcer que quelques mots inintelligibles. L’agent vit qu’elle était affolée de terreur.

Il lui prit la main. Elle crut qu’il allait l’emmener, elle poussa un cri de détresse.

– Mais rassurez-vous donc, la Chiffonne, lui dit l’agent, vous voyez bien que je ne vous veux pas de mal ; en vérité, il n’est pas permis d’être ainsi peureuse ; d’ailleurs, vous n’avez plus à avoir peur de moi, puisque vous n’êtes plus sous ma surveillance.

Elle le regarda avec de grands yeux ahuris.

– Allons, reprit-il, ne tremblez pas ainsi, remettez-vous et, si vous le voulez bien, nous causerons un instant. Vous êtes une bonne fille, la Chiffonne, et j’ai du plaisir à vous avoir rencontrée.

La trembleuse, moins troublée, comprit enfin que l’agent lui parlait avec bienveillance et non avec sévérité.

– Vrai, fit-elle, vous ne voulez pas m’arrêter ?

Il se mit à rire.

– Et pourquoi vous arrêterais-je ? demanda-t-il.

– Mais… je ne sais pas.

– Serait-ce parce que vous vous êtes enfuie de la maison où vous logiez rue des Vinaigriers ? Cela ne vous était pas défendu. Quand on ne se plaît plus dans un endroit, on a bien le droit de s’en aller dans un autre. Du reste, vous avez été bien inspirée, car si vous étiez restée quelques jours de plus rue des Vinaigriers, vous auriez été arrêtée.

– Ah ! vous savez…

– Vous étiez accusée. De quoi ? Je l’ignore. Mais c’était grave, paraît-il, très grave. Bien que les plus fins limiers de la préfecture eussent été lancés sur vous, vous vous étiez si bien cachée qu’ils ne parvinrent pas à se mettre sur vos traces.

La Chiffonne se remit à trembler.

– Est-ce que je suis toujours recherchée ? demanda-t-elle avec angoisse.

– Votre question est naïve, ma chère, répondit l’agent en riant ; si vous étiez toujours sous un mandat d’arrêt, depuis plusieurs mois déjà vous seriez à Saint-Lazare ou à Nanterre, ou dans une autre prison, car la police a fini par découvrir que vous vous étiez réfugiée auprès d’une de vos amies, la veuve Gosselin, ouvrière passementière, et que vous demeuriez avec elle a Saint-Mandé.

– Mais alors…

– Ah ! vous vous demandez pourquoi la police vous a laissée en repos. Voilà : comme vous étiez encore activement recherchée, le vent a tourné tout d’un coup, il y avait erreur, vous n’étiez pas coupable.

La Chiffonne regarda fixement l’agent. Elle ne comprenait pas.

– Alors, continua le policier, une note du chef de la sûreté fut communiquée aux inspecteurs de police ; cette note, que j’ai lue, car elle est venue dans mon bureau, disait :

« Il n’y a plus lieu de rechercher la nommée Julie Verrier, dite la Chiffonne, et elle ne doit pas être inquiétée. »

– Vrai, vrai ? fit la complice de Gallot stupéfaite.

– Je vous dis ce qui s’est passé et, en effet, par ordre, vous n’avez pas été inquiétée.

Ce fut peu de temps après que l’on apprit que vous demeuriez à Saint-Mandé et que, dégoûtée du triste métier que vous faisiez auparavant et voulant vivre de votre travail, vous vous étiez mise bravement à apprendre l’état de passementière.

– Oui, monsieur, c’est la vérité.

– Je m’intéresse à vous, la Chiffonne, comme à une pauvre fille qui a plus souvent mérité la pitié que le blâme ; de temps à autre je m’informe de vous et je sais que vous persévérez dans vos bonnes résolutions ; eh bien, je vous en félicite, et c’était pour vous dire cela que j’ai désiré causer un instant avec vous.

Vous êtes devenue une bonne et habile ouvrière, cela devait être, vous aviez la volonté de bien faire. Enfin vous êtes sortie d’un enfer, courage, la Chiffonne, continuez, continuez ; vous êtes dans la bonne voie, et plus vous y marcherez, plus vous vous apercevrez que c’est dans la bonne conduite qu’on trouve les plus douces satisfactions.

Le policier prit de nouveau la main de la Chiffonne et la serra amicalement.

– À propos, ajouta-t-il, je m’appelle Rondeau ; si vous aviez besoin un jour d’un service que je puisse vous rendre, n’hésitez pas à me le demander.

– Monsieur, répondit-elle, je n’oublierai jamais votre nom, ni le généreux appui que vous voulez bien m’offrir.

– Très bien. Encore une fois, la Chiffonne, bon courage.

Sur ces mots, l’agent de police s’éloigna, laissant la maîtresse de l’ancien serrurier ahurie, ayant peine à revenir de sa stupéfaction. Pendant quelques instants, immobile à la même place, la Chiffonne suivit l’agent des yeux, et quand il eut disparu au détour de la rue, elle respira bruyamment à pleins poumons, afin de se soulager d’une oppression douloureuse. Alors elle sortit de son immobilité et continua son chemin, le front courbé, les bras ballants. Sa tête était lourde de pensées.

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