VI Pensées

Pendant ces trois années qui venaient de s’écouler, Mme Clavière avait vécu tranquille.

Toutefois, elle n’avait pas si complètement oublié Joseph Gallot que le souvenir du misérable ne vint de temps à autre assombrir l’avenir en faisant planer une vague inquiétude sur son existence paisible.

N’aurait-elle pas encore à se mettre en garde, à se défendre contre les tentatives criminelles de cet homme, contre ses ténébreuses machinations ?

Mais, en y réfléchissant, elle voyait combien il était difficile à son ennemi de l’atteindre. Maintenant, sous la protection des religieuses de la Maison maternelle, son enfant était en sûreté. Elle se laissait aller à des craintes puériles ; c’était une faiblesse contre laquelle elle devait réagir. Et elle se rassurait en se disant que l’ancien serrurier ne s’exposerait pas à retomber entre les mains de la justice et qu’elle n’avait plus rien à redouter de lui.

Mme Clavière n’était pas seule à se souvenir de Gallot.

Charlotte Pinguet, plus encore que son amie, avait l’esprit hanté par les terreurs que lui inspirait le bandit, et quand elle se le représentait, animé par le désir de la vengeance, elle se sentait frissonner. C’est qu’elle savait Gallot capable de tout. C’est qu’elle savait qu’il ne reculerait pas devant n’importe quel crime. Et elle ne pouvait songer sans épouvante aux coups terribles qu’un pareil misérable, toujours rampant et tapi dans l’ombre, pouvait porter.

Un dimanche, qu’elle était venue passer l’après-midi chez Mme Clavière, étant encore sous l’impression d’une grande terreur, elle amena brusquement la conversation sur l’ancien serrurier.

La nuit elle avait eu un horrible cauchemar.

Dans son rêve, elle arrivait à Vaucresson afin de passer quelques heures avec son amie. Louise lui dit :

– Madame est au jardin, vous la trouverez se promenant dans l’allée du bois.

Elle se dirigea vers le petit bois, heureuse de surprendre son amie, qui ne l’attendait pas.

Soudain, comme elle arrivait à l’entrée de l’allée, elle s’arrêta glacée d’épouvante.

Impossible d’avancer ni de faire un mouvement. Elle avait les pieds collés au sol et était comme liée avec des cordes.

Elle venait de voir sortir d’une broussaille, où il s’était tenu caché, Joseph Gallot, les cheveux hérissés, l’œil rouge, les narines fumantes, la bouche baveuse avec de longues dents pareilles à celles d’un fauve, le rictus tordu dans un rire de démon, la face grimaçante, hideuse.

Le misérable était armé d’un poignard dont la lame, longue, effilée, avait des reflets de flamme.

Lentement, à pas de loup, replié sur lui-même, avec des mouvements de reptile, il s’approchait de Marie, qui lui tournait le dos, et semblait absorbée par la lecture d’un livre qu’elle avait à la main.

Charlotte voulut crier :

– Marie, sauve-toi, sauve-toi !

Mais aucun son ne sortit de sa gorge serrée. Et vainement elle faisait de violents efforts pour s’élancer au secours de son amie.

Brusquement, le borgne se redressa, fit entendre un rugissement de bête féroce et la lame du poignard, lançant un rapide éclair, s’enfonça entre les deux épaules de la jeune femme, qui s’abattit en poussant un cri d’agonie.

Charlotte entendit encore un éclat de rire strident, puis l’horrible vision disparut.

Elle se réveillait haletante, mouillée d’une sueur froide, ayant sur la poitrine comme un poids énorme.

Il était une heure du matin ; elle avait passé le reste de la nuit sans pouvoir se rendormir, agitée, fiévreuse.

Elle s’était levée de bonne heure, avait vaqué à ses occupations journalières, et à neuf heures, s’étant habillée, elle dit à son mari :

– Je vais à Vaucresson.

– Mais tu y es allée dimanche dernier.

– Qu’importe.

– Mme Clavière ne t’attend pas.

– Je lui causerai une surprise agréable.

– Certainement elle sera contente de te voir ; mais je ne comprends pas…

– Eh bien, puisqu’il faut te le dire, je suis inquiète…

– Au sujet de ton amie ?

– Oui.

– Qu’est-ce qui te tourmente ?

– Je n’en sais rien ; mais, vois-tu, je ne serai tranquillisée que lorsque j’aurai vu Marie.

– En ce cas, je n’ai plus rien à dire, va à Vaucresson.

Tout en se disant qu’on ne doit pas se laisser impressionner par un rêve, Charlotte s’était mise en route véritablement inquiète et ne s’était sentie rassurée qu’en embrassant son amie.

Elle s’était bien gardée de raconter son rêve à Mme Clavière, mais elle avait été amenée, presque malgré elle, à parler de l’ancien serrurier.

Tout d’abord, la jeune veuve avait pâli ; mais aussitôt ; ne voulant pas laisser deviner à son amie que souvent aussi elle pensait au misérable et qu’il n’était pas sans lui inspirer certaines craintes, elle fit glisser sur ses lèvres un sourire dédaigneux.

– Charlotte, dit-elle, très calme, ne nous occupons pas de ce malheureux.

– C’est, en effet, ce que nous aurions de mieux à faire.

– Il a été châtié, laissons-le à son repentir.

– Crois-tu qu’il est homme à se repentir ?

– Je l’espère pour lui.

– Moi, Marie, je ne crois pas qu’il puisse regretter jamais ses infamies.

– Pourquoi ?

– Parce que c’est un de ces misérables dont la pensée est sans cesse tournée vers le mal ; il n’a jamais eu quelque chose de bon ni dans le cœur ni dans l’âme ; il s’est toujours laissé diriger par ses mauvais instincts.

– Hélas !

– Il a vu où la paresse, le jeu, l’ivrognerie et la débauche l’ont conduit ; mais cela ne saurait le corriger de ses vices ; il s’est engagé sur une pente qu’il doit descendre jusqu’à ce qu’il roule dans l’abîme où tombent fatalement tous les criminels. Le crime s’est emparé de lui, il a donné sa vie au crime, il finira par le crime.

– Charlotte, si je pouvais le sauver, je le ferais.

– Le sauver ! Comment ?

– S’il venait me trouver, repentant, fermement résolu à rentrer dans la vie honnête, je lui donnerais volontiers et même avec joie ces cent mille francs qu’il voulait avoir et je lui assurerais ainsi une existence, sinon complètement heureuse, mais tranquille.

– Tu es toujours la même, Marie, grande, généreuse et bonne. Je t’admire car, plus que jamais, tu es admirable.

Elle secoua la tête et continua :

– Mais comme tu t’abuses, ma pauvre amie, si tu penses que ton oncle peut se repentir, vouloir changer de conduite et devenir un honnête homme.

Sait-il seulement ce que c’est que le bien, cet homme, qui n’a jamais connu que le mal ? Va, d’un scélérat on ne fait pas un honnête homme, pas plus qu’on ne peut changer le vice en vertu. Mais si tu faisais ce que tu dis, ton bienfait ne servirait pas à autre chose qu’à de plus abjectes débauches. Et comme avec ses dignes camarades, au milieu d’orgies sans nom, le misérable rirait de toi et te tournerait en ridicule ! Mais tu n’en es pas là : Joseph Gallot ne viendra pas te demander de lui pardonner.

Mme Clavière soupira.

Elle sentait bien que Charlotte avait raison.

Après un silence, celle-ci reprit :

– C’est à trois ans de prison, n’est-ce pas, qu’il a été condamné ?

– Oui.

– Grâce à toi, qui n’as pas voulu qu’il fût poursuivi pour l’enlèvement de ton enfant.

– Tu sais pourquoi.

– Oui, tu ne voulais pas que ton nom et celui de ton fils fussent mêlés à un procès criminel, et tu tenais surtout à cacher qu’il y avait un lien de parenté entre toi et ce misérable.

– N’ai-je pas eu raison ?

– Si, tu as bien fait. Il n’en est pas moins vrai, que si tu avais laissé aller les choses, ce n’est pas à trois ans de prison, mais à cinq ans ou à six ans de travaux forcés qu’il aurait été condamné. Te saura-t-il gré de ne pas avoir maintenu ta plainte ?

– Peut-être.

– Allons donc ! Quoi que tu aies fait et quoi que tu puisses faire encore pour cet homme, tu ne mettras pas dans son cœur des sentiments qui ne peuvent y entrer. Enfin, s’il n’est pas mort sous les verrous, ce dont nous n’aurions qu’à nous féliciter, il a subi sa peine et doit être libre depuis.

– Oui, si tu comptes dans les trois ans, les deux mois de prison préventive, ce qui ne doit pas être ; dans tous les cas, ma chère Charlotte, il m’importe peu.

– Ainsi tu es tranquille ?

– Parfaitement tranquille.

– Pourtant, Marie…

– Eh bien ?

– Je te répéterai ce que je te disais il y a quelques années : Joseph Gallot est un homme méchant, vindicatif, haineux et il est ton ennemi ; défie-toi de lui et, constamment, tiens-toi sur tes gardes.

– Je te remercie de ton conseil, ma chère Charlotte ; mais s’il fallait que je fusse constamment sur mes gardes, je serais constamment comme sur des épines.

– Alors tu n’as pas peur de cet homme ?

– Mon Dieu, je veux bien t’avouer que je ne suis pas absolument sans crainte ; que j’ai parfois certaines appréhensions, mais je me raisonne. Joseph Gallot est mon ennemi, il me l’a prouvé ; mais que peut-il me faire ?

– Est-ce que je sais, moi ?

– Tu vois bien.

– Marie, il est capable de tout.

– Oh ! de tout.

– Oui, oui.

– Mais, encore une fois, que veux-tu qu’il tente contre moi ? Une nouvelle manœuvre de chantage ? Je m’y attends un peu. Mais cela ne saurait m’effrayer puisque je suis dès maintenant décidée à lui donner de l’argent, s’il m’en demande ; seulement je voudrais qu’il en fit un bon usage. Vois-tu, Charlotte, je ne peux pas oublier tout à fait, malgré son odieuse conduite envers moi et toutes ses vilaines actions, qu’il a été le mari de ma marraine.

Voyons, aurais-tu peur qu’il ne s’introduisit encore chez moi ?

Charlotte tressaillit et répondit :

– Eh bien, oui, j’ai peur de cela.

– Que veux-tu qu’il vienne faire ici ? répliqua la jeune femme en haussant les épaules ; il n’a plus mon enfant à me voler. D’ailleurs ma propriété est maintenant bien gardée.

– Marie, s’écria Charlotte d’une voix oppressée, le misérable peut t’assassiner !

Mme Clavière se mit à rire.

– M’assassiner ! fit-elle ; par exemple, voilà une chose à laquelle je n’aurais jamais songé. Et pourquoi Joseph Gallot me tuerait-il, je te le demande ?

– Par vengeance.

– Oh ! oh ! Charlotte, comme tu as aujourd’hui les idées noires. Allons, allons, rassure-toi, si Joseph Gallot avait tenu à se venger du coup de ciseaux, il y a longtemps qu’il l’aurait fait. Va, ma bonne amie, s’il veut quelque chose de moi, ce n’est pas ma vie, c’est mon argent. Je le connais, je le connais bien ; il est trembleur et lâche ; toutefois, il devient arrogant et audacieux quand il a affaire à plus faible que lui. Peut-être, par esprit de vengeance, pourrait-il concevoir le dessein de m’assassiner si, sans aucun danger pour lui, sa vénalité y trouvait son compte.

Mais il sait qu’il est maintenant sous l’œil de la justice, et comme il tient à sa tête, malgré le peu qu’elle vaut, il n’est pas homme à courir le risque de la porter sous le couteau de la guillotine.

– Oui, tout cela est très juste ; mais je te le dis encore, ma chère Marie, prends garde à ce misérable.

– Si, comme tu le penses, il est sorti de prison depuis un ou deux mois, il ne donne pas signe de vie.

– Oh ! ce n’est pas une raison…

– Soit. Eh bien, Charlotte, laissons-le venir ; s’il m’attaque, je me défendrai.

– Comment pourras-tu te défendre s’il te frappe lâchement, en restant caché dans l’ombre ?

Mme Clavière sourit tristement.

– Quand on n’a qu’un seul ennemi, répondit-elle, on sait d’où viennent les coups que l’on reçoit.

* *

*

Joseph Gallot n’était pas mort, comme l’aurait désiré Charlotte Pinguet.

Le régime de la prison, loin d’avoir affaibli sa robuste santé, lui avait été, au contraire, favorable.

On sait que, trop souvent, la vie de l’homme est abrégée par les funestes habitudes d’intempérance et l’abus des boissons alcooliques. Or, pendant sa détention, forcément, l’ancien serrurier avait été sobre. Le comptoir du marchand de vins n’existe pas dans nos prisons ; on n’y verse pas à plein verre cet affreux liquide, ce poison que le peuple, dans sa langue imagée, appelle tord-boyaux, on ne s’y enivre pas.

La prison avait été pour Gallot ce qu’est, pour certains malades, le séjour dans le Midi ou dans une ville d’eaux par ordre du médecin : les désordres causés dans son organisme par les alcools avaient disparu ; c’était une machine détraquée, disloquée, usée, remise à neuf. Dans le calme du pénitencier, à l’abri des excitations énervantes, ne pouvant s’abandonner aux tentations du mal, il avait puisé, une vitalité nouvelle. Comme sous un souffle régénérateur son corps, courbé sous le poids d’une misère méritée, s’était redressé et ses membres avaient repris leur élasticité. Ç’avait été une véritable cure.

Mais si le corps était guéri, l’âme et le cœur restaient gangrenés. Gallot était toujours le même homme, sa nature n’avait pas changé ; il était toujours l’homme sombre, farouche, aux vils instincts, aux sentiments haineux, et Dieu sait ce qu’il avait ruminé dans ses longues méditations entre les murs de la prison, les noirs projets qu’il avait forgés dans son cerveau pour le jour où, rendu à la liberté, et toujours révolté, il rentrerait dans l’arène où se groupent tous les misérables en lutte ouverte avec la société.

Un matin on lui dit :

« – Vous êtes libre. »

Et on lui donna la clef des champs.

Il n’avait pas été surpris ; il savait que, depuis la veille, il avait fait son temps.

Les portes de la maison de détention de Clairvaux s’étaient à peine refermées derrière lui, qu’il s’arrêta comme grisé d’air et de soleil et tout étourdi de ne plus être entre ces hauts murs noirs derrière lesquels il n’y a pas d’horizons pour les prisonniers.

Un sourire crispa ses lèvres.

– Enfin ! murmura-t-il.

Il pensait à la Chiffonne.

Qu’était-elle devenue ? Et l’enfant, qu’en avait-elle fait ? L’idée lui vint que la mort avait pu frapper le petit André.

Il y eut en lui comme un rugissement de fureur, et, les poings levés, il regarda le ciel comme pour le menacer. Puis son regard se tourna dans la direction de Paris et des étincelles jaillirent de sa prunelle sombre…

– Nous verrons bien, grommela-t-il entre ses dents.

Il avait dans sa poche sa masse, cent et quelques francs, la somme qu’on lui avait fait gagner. Cet argent, il le devait à son travail, mais il n’en était pas plus fier ; pour lui, qu’il ait été gagné ou volé, l’argent est toujours l’argent.

Comme il n’était pas sous la surveillance de la police et qu’il ne lui était pas interdit d’habiter à Paris, il pouvait sans danger, c’est-à-dire sans avoir à redouter la justice à laquelle il ne devait plus rien, reparaître sur le théâtre de ses anciens exploits.

Il se rendit à la gare, attendit le premier train venant de Belfort, et le soir même il était à Paris.

Mais avant de voir comment, sans de bien grandes difficultés, d’ailleurs, il retrouvera la Chiffonne, nous allons dire quelle avait été l’existence de celle-ci durant ces trois années.

Eh bien, la pauvre fille, naguère encore la coureuse des rues noires, avait vécu sinon heureuse, du moins dans une tranquillité relative.

Auprès de son amie, elle s’était trouvée dans une oasis bénie, comme celle que rencontre le voyageur du désert.

Après avoir passé à travers tant d’orages, souffert du froid, de la faim, connu toutes les misères, elle avait savouré, avec une satisfaction d’enfant, le calme qui succède aux effroyables tempêtes.

Il lui semblait qu’elle sortait du fond d’un abîme où elle avait pu se croire à jamais engloutie.

Ayant sous les yeux, comme exemple, Aurélie qui, malgré les jours de misère et tant de cruelles épreuves, était toujours restée honnête, elle avait compris que l’honnêteté était la principale richesse des déshérités de la vie et que seul le travail, qui donne le pain quotidien, était le gardien vigilant de la femme honnête.

Honnête, elle l’avait été, autrefois. Pourquoi était-elle tombée, tombée si bas que, maintenant, honteuse d’elle-même, elle frissonnait quand elle jetait un regard en arrière sur son passé ? Pourquoi, comme son amie, n’avait-elle pas su garder sa fierté, sa dignité de femme ? Hélas ! elle n’avait pas été vaillante, le courage lui avait manqué ; elle ne s’était pas sentie suffisamment armée pour la lutte de la vie ; les premières difficultés qu’elle avait rencontrées l’avaient effrayée, brisée, et sans savoir pourquoi, sans être vicieuse, elle avait cédé à des entraînements malsains, aux sollicitations du vice.

Est-ce que l’existence lui avait été plus facile ? Non. Au contraire, elle lui avait été plus pénible, plus dure.

Elle s’était traînée dans toutes les boues, elle avait sur elle toutes les souillures ; on l’avait raillée, méprisée, insultée, battue, outragée de toutes les manières ; elle avait été pire qu’une esclave ; elle avait cessé d’être une femme pour ne plus être qu’une chose.

Que de regrets ! Mais ils venaient trop tard. Le passé ne s’efface pas comme la craie du tableau en y passant l’éponge. Pour toujours elle avait au front le stigmate de ses hontes. Que d’horreur dans ses souvenirs et que de dégoût dans ses pensées !

Et, cependant, elle éprouvait une sorte de bien-être en travaillant, car elle travaillait beaucoup, avec cœur, autant que son amie. En moins de six mois elle avait appris le métier de passementière et était devenue une très habile ouvrière. Elle l’avait voulu et elle avait la preuve qu’on peut obtenir beaucoup avec la volonté.

Ce fut une joie pour elle de voir qu’elle gagnait largement sa vie.

Alors elle se trouva moins misérable, moins vile et se mit à espérer que, peut-être, elle pourrait se réhabiliter par le travail.

Quand elle avait ces pensées consolantes, sa conscience cessait de lui adresser de cruels reproches et il lui semblait impossible qu’elle retombât jamais dans son ancien état d’abjection.

Alors sa poitrine se dilatait, une sorte d’apaisement se faisait dans son âme et, goutte à goutte, sur les brûlures de son cœur, tombait comme une rosée fraîche et bienfaisante. Elle n’était plus l’esclave d’un homme, d’un maître ; elle croyait s’être reconquise et que pour toujours, elle s’appartenait tout entière.

Et c’était le travail qui l’avait affranchie !

Comme elle l’aimait le travail et comme, dans son cœur, elle bénissait Aurélie qui lui avait appris à travailler !

Oh ! ne plus être forcée, la nuit venue, de descendre sur le trottoir, de s’enfoncer dans les ruelles sombres !

Mais la malheureuse n’avait pas que des pensées réconfortantes qui la soulageaient en lui faisant entrevoir un avenir plus heureux.

Elle en avait d’autres d’une amertume profonde et d’autres encore qui faisaient courir un frisson dans ses veines, et la replongeaient dans le gouffre des choses horribles.

Ni le travail, ni l’affection d’Aurélie, ni ses envolées vers l’espoir ne pouvaient la tranquilliser.

Quand tout à coup, sur sa chaise, l’aiguille entre les doigts, elle tressautait, c’est que l’image de Gallot lui apparaissait et qu’elle se disait :

– Il reviendra.

Souvent, trop souvent ces deux mots surgissaient de sa pensée et portaient à son cœur un coup brutal.

Il reviendra ; c’était une menace sourde. Il reviendra ; c’était l’anéantissement des espoirs de la Chiffonne, un ricanement répondant aux nouvelles aspirations de la pauvre fille.

Et quand elle se disait : Il reviendra, l’effroi la saisissait dans tout son être, la lumière de ses yeux s’éteignait et l’angoisse se peignait sur son visage pâli. C’en était fait de sa gaieté pour la journée et la nuit, la figure dans l’oreiller, elle pleurait.

La voyant triste, agitée, inquiète, Aurélie lui disait :

– Qu’as-tu donc ?

– Mais rien, répondait-elle, une pensée triste.

– Ah ! je devine, ton petit neveu…

– Oui, je pense à lui.

Et la Chiffonne tressaillait, car si elle ne mentait pas, si elle pensait réellement à l’enfant, elle sentait les cruelles morsures du remords. Et puis elle était honteuse, indignée d’avoir trompé son amie.

– Tu voudrais bien le voir, reprenait Aurélie, et peut-être même regrettes-tu de t’être séparée de lui.

– Il le fallait.

– À nous deux nous aurions pu l’élever.

– Peut-être. Mais ce qui est fait est fait.

– C’est vrai. Seulement, une chose m’étonne.

– Quelle chose ?

– C’est qu’on ne te donne jamais de ses nouvelles.

– C’est inutile, du moment que je sais qu’il est bien.

– N’importe, tu devrais écrire, ne serait-ce que pour qu’on te parle de lui.

– Je ne dois ni aller le voir ni demander de ses nouvelles.

– Ainsi, c’est un abandon complet ?

– Oui.

Aurélie parlait rarement de l’enfant ; car elle voyait bien que chaque fois qu’elle amenait la conversation sur lui, son amie souffrait énormément.

Oui, la Chiffonne souffrait à cause de l’enfant, et il était pour beaucoup dans la frayeur que lui inspirait le retour à Paris de l’ancien serrurier.

Aussi n’était-elle pas si indifférente qu’elle voulait le paraître au sujet de celui qu’elle avait dit être son neveu… Plusieurs fois, – elle ne pouvait pas dire cela à Aurélie, – elle était allée à Boulogne pour voir le petit ou tout au moins pour avoir de ses nouvelles.

Mais chaque fois, arrivée à la porte de la Maison maternelle, prête à lever la main pour sonner, une sorte d’épouvante l’avait subitement saisie et elle avait rebroussé chemin toute tremblante, courbant la tête comme sous le poids d’un anathème.

Il y avait dans son cœur l’écho d’une voix vengeresse et les déchirements du remords.

C’était sa conscience qui lui criait :

« De quel droit veux-tu voir cet enfant ? Pense plutôt, misérable que tu es aux souffrances de la pauvre mère ! »

Ah ! elle sentait bien qu’en ne rendant pas l’enfant à sa mère elle avait été criminelle, infâme.

Et elle avait des idées de relèvement, l’espoir d’une miséricorde ? Allons donc, est-ce que c’était possible ?

Vainement, pour s’excuser, elle invoquait la peur que lui inspirait son amant ; tout ce qu’il y avait de bon en elle se révoltait et la condamnait impitoyablement.

Et avec des sanglots dans la gorge, se frappant violemment la poitrine, elle s’écriait :

– Je suis lâche, lâche, lâche.

Et elle ne faisait rien, ne pouvait rien faire, la malheureuse, pour rentrer en paix avec elle-même et calmer les agitations de sa conscience.

Elle avait peur, et la peur l’étreignait, la paralysait, arrêtait tous ses bons mouvements.

Bien qu’il fût loin d’elle, elle était toujours sous la domination de Joseph Gallot ; cet homme avait exercé et exerçait encore sur elle la terrible puissance de la suggestion. Oui, pour qu’il se fût à ce point emparé de cette femme, pour qu’il l’eût ainsi soumise à sa volonté, pour qu’elle l’eût aimé avec un dévouement absolu de caniche, il fallait qu’il l’eût hypnotisée.

La Chiffonne avait aimé son homme, l’aimait-elle encore ? Elle n’aurait pas su le dire. Mais si elle l’aimait toujours, elle le redoutait également puisqu’il lui faisait peur, puisqu’il suffisait qu’elle pensât à lui pour se sentir traversée par un frisson.

Dans tous les cas, ce que la Chiffonne savait bien, c’est que pour la reprendre, pour qu’elle redevînt son esclave, sa chose, son homme n’aurait qu’à le vouloir.

Voilà pourquoi une mortelle angoisse remplissait son âme quand elle se disait :

« Il reviendra. »

Share on Twitter Share on Facebook