VIII Pauvre fille

Ainsi, c’était vrai, elle avait été recherchée par la police, et un mandat d’arrêt avait été lancé contre elle. Pourquoi ? Évidemment parce qu’elle était la maîtresse de Joseph Gallot, arrêté à la suite d’une attaque nocturne, et qui avait à sa charge un certain nombre d’autres méfaits. On avait pu facilement la soupçonner d’avoir été la complice de son amant ; mais il avait été reconnu qu’elle n’avait jamais participé aux crimes du cambrioleur, qu’elle les avait toujours ignorés et que, par conséquent, elle n’était point coupable. Alors, la police n’ayant plus à s’occuper d’elle, les agents avaient reçu l’ordre de ne pas l’inquiéter.

Voilà comment la Chiffonne expliquait les choses. Mais au fond de sa conscience, elle sentait bien qu’elle n’avait aucun droit à cette indulgence dont la justice avait usé envers elle, et moins encore à la faveur particulière dont elle avait été l’objet.

Sans doute elle n’avait jamais prêté la main aux gredineries de l’ancien serrurier, et c’était seulement dans les derniers temps qu’elle avait fini par deviner que le misérable faisait partie d’une bande de malfaiteurs de la pire espèce.

Mais si, de ce côté, elle était innocente, n’avait-elle pas été la complice de son amant dans un crime plus lâche et plus odieux que les autres, lequel réclamait un châtiment terrible ?

Et, sachant combien elle était coupable, la malheureuse en voulait presque à la justice de son indulgence, elle lui en voulait de ne pas avoir découvert qu’elle était une misérable ne méritant aucune pitié. Et elle se disait, en frissonnant :

– Si la justice apprend jamais que je suis la complice de Joseph dans l’enlèvement de l’enfant, je suis perdue ; je me verrai condamner à la prison pour le reste de mes jours, tout sera fini pour moi. Oh ! la justice !… Elle sera d’autant plus sévère pour moi qu’elle se sera trompée sur mon compte et que j’aurai bénéficié d’une indulgence dont je n’étais pas digne.

Tout finit par se savoir. La police a les yeux et les oreilles partout ; quand je me croyais si bien cachée, n’est-elle pas arrivée à découvrir que je demeurais à Saint-Mandé avec Aurélie ?

Oh ! je tremble !

Il reviendra.

Mon Dieu, s’il me permettait, s’il voulait… Avec quelle joie j’irais reprendre l’enfant pour le rendre à sa mère, qui a dû pleurer toutes les larmes de ses yeux !

Pauvre mère, comme elle doit souffrir !

Oh ! elle est à plaindre ! Eh bien, il me semble que je suis encore plus à plaindre qu’elle.

Comme on le voit, la Chiffonne croyait que les auteurs de l’enlèvement de l’enfant étaient restés inconnus.

À la vérité, entre autres choses qu’elle ignorait, elle ne savait pas que la dame de Vaucresson était la nièce l’ancien serrurier.

D’ailleurs, pour croire que les auteurs du rapt étaient restés inconnus, elle avait une excellente raison : c’est que son amant n’avait pas été condamné pour ce crime, et qu’elle-même n’avait pas eu à en répondre devant la justice.

Elle aurait donc pu se croire à l’abri de toute poursuite, être sûre de l’impunité et se tranquilliser si, en elle, il n’y avait pas eu le remords, ce rongeur implacable qui lui faisait cruellement sentir qu’elle était une misérable, en même temps que sa conscience lui disait :

« Tôt ou tard, il faut que le crime soit puni ! »

Mais les punitions ne sont pas toutes infligées par des juges appliquant la loi.

Depuis l’instant où elle était sortie du jardin de Mme Clavière emportant l’enfant, l’expiation avait commencé pour la Chiffonne.

Cependant les bonnes paroles de l’agent Rondeau l’avaient quelque peu réconfortée ; elle savait maintenant qu’elle n’avait rien à redouter de la police ; délivrée d’une de ses inquiétudes, il lui semblait qu’elle respirait mieux, qu’elle était plus à son aise.

Elle allait donc pouvoir sortir quand elle le voudrait, non plus la nuit, mais en plein jour, sans avoir à jeter autour d’elle des regards craintifs, sans avoir peur de sentir la main dure d’un policier s’abattre tout à coup sur son épaule.

Elle irait à son tour porter l’ouvrage au magasin. Aurélie n’aurait plus à s’étonner de sa persistance à ne pas vouloir sortir.

Oh ! comme elle allait se rassasier d’air et se griser de soleil !

Tout cela était beaucoup pour la pauvre fille, mais ce qui était plus encore, ce qui lui faisait monter à la tête comme des bouffées d’orgueil, c’est que l’agent de police Rondeau lui avait parlé avec bonté et lui avait serré la main, à elle, une fille de rien, au lieu de la repousser du pied avec mépris. C’était la première fois, depuis longtemps, qu’un honnête homme lui témoignait un véritable intérêt.

Quoique policier, ce M. Rondeau était un bien brave homme. Bien sûr il était marié et avait des enfants ; et c’était parce qu’il aimait sa femme et ses enfants qu’il avait été si bon pour elle.

À partir de ce jour, dont elle devait garder le souvenir, la Chiffonne ne se refusa plus à faire les courses du petit atelier. Au contraire, elle était la première à dire, à Aurélie :

– Je ne veux pas que tu aies encore cette fatigue ; tu es la patronne, c’est toi qui dois rester avec tes ouvrières pour diriger et surveiller leur travail.

Et Aurélie, qui n’aimait pas à perdre son temps à courir, employait celui que Julie lui épargnait à des ouvrages d’un travail difficile que les ouvrières ni même la Chiffonne n’auraient pu faire. Et comme ces passementeries fines étaient beaucoup mieux payées, on retrouvait et au delà ce que la Chiffonne ne gagnait pas en faisant les courses.

Nos passementières ne travaillaient jamais le dimanche ; c’était leur seul jour de repos.

Le matin, Julie et Aurélie se levaient de bonne heure, faisaient ensemble le ménage, s’habillaient ensuite et, ayant dans un panier des provisions de bouche pour la journée, elles s’en allaient par les allées du bois de Vincennes, ravies de pouvoir se donner un peu de plaisir.

Presque toujours elles poussaient leur promenade jusque sur les rives riantes de la Marne, toujours si animées le dimanche, dans la belle saison.

Bien qu’elles recherchassent de préférence et par goût les endroits peu fréquentés et même solitaires, elles aimaient Joinville et Nogent, ces communes charmantes, chères aux promeneurs parisiens, dont les coquettes villas sont agréablement alignées sur les bords de la rivière.

Même quand on n’a pas l’esprit porté à la gaieté, il semble bon de voir la joie des autres.

Oh ! ces jours-là, comme elle se gorgeait des rayons du soleil, la Chiffonne, et comme, avec volupté, elle respirait ce grand air des champs aromatisé par son passage dans les feuilles vertes attachées aux branches des hautes futaies !

Les deux ouvrières déjeunaient et dînaient sous l’ombrage des arbres, assises dans l’herbe ou sur un tapis de mousse quand l’herbe manquait. Elles n’étaient pas seules à prendre ainsi leurs repas en plein air ; de tous les côtés, des familles entières formaient cercle autour des morceaux de poulet ou de tranches de gigot froid, étalés sur une serviette blanche ou les feuilles d’un journal.

Ces repas sous les arbres, qui étaient autrefois fort à la mode, deviennent de plus en plus rares. Tout change avec le temps, même les habitudes. Aujourd’hui on ne voit plus guère que des familles de petits bourgeois et d’ouvriers aisés se donner le plaisir de ces agapes champêtres et patriarcales ; c’est sans doute par respect de la tradition et parce que l’on a encore le culte du souvenir.

Pourtant, ces petites fêtes de famille étaient moins coûteuses que les plaisirs bruyants qu’on recherche maintenant ; et pour les Parisiens, loin du bruit de la ville, hors de l’atmosphère lourde des boutiques et des ateliers, secouant le souci des affaires, c’étaient de bonnes heures de récréation.

Si l’on n’entendait pas, comme dans les dîners officiels, l’excellente musique d’un brillant orchestre, on était égayé par des chanteurs ailés ; on avait autour de soi, dans les taillis, et au-dessus de sa tête, dans les grands arbres, le concert des oiseaux, et ils étaient d’autant plus joyeux, ces chanteurs du ciel, qu’ils savaient que, pour récompense, ils auraient à ramasser les miettes du festin sur la place abandonnée.

Il y avait des dimanches où Aurélie et Julie ne sortaient pas ensemble ; alors chacune allait de son côté.

Ces dimanches-là, la Chiffonne ne traversait point le bois de Vincennes pour gagner les rives de la Marne ; elle n’aimait à faire cette promenade qu’en compagnie de son amie ; une longue excursion dans Paris lui souriait davantage ; car, disons-le, ayant toujours vécu parquée dans un quartier, elle connaissait à peine la grande ville.

Dès qu’elle avait quitté Aurélie en lui disant : « À ce soir », elle s’enfonçait dans une des longues rues qui conduisent à la place de la Bastille. Mais comme c’était surtout au centre de Paris qu’elle aimait à se trouver, elle suivait le plus souvent la ligne des boulevards jusqu’à la Madeleine. Parfois, elle descendait la rue Royale et allait s’asseoir sur un banc de l’avenue des Champs-Élysées ou du jardin des Tuileries.

Il y avait là de tout jeunes enfants, blonds et roses comme des chérubins, qui lui causaient des émotions singulières. Quand, pour une cause quelconque, l’un d’eux se mettait à pleurer, cela lui rappelait les pleurs d’un autre enfant et elle ne pouvait s’empêcher de tressaillir, et quand, tout à coup, un autre bébé s’écriait : « Maman, maman ! » des larmes lui venaient aux yeux et un long soupir s’échappait de sa poitrine.

Et cependant elle prenait grand plaisir à voir ces enfants jouer autour d’elle, et elle serait restée des heures entières à les regarder, à entendre leurs cris.

Toutefois, c’était sur les boulevards qu’elle se plaisait le mieux ; il y avait là tant de belles choses à regarder, à admirer ! Elle faisait de longues stations devant les merveilleux étalages de ces objets de luxe qui semblent n’exister qu’à Paris, parce qu’on ne les voit dans aucune autre ville que Paris.

Elle était mêlée à la foule des promeneurs ; le boulevard lui appartenait comme aux autres ; elle était avec les riches, les heureux. Nul n’avait le droit de lui dire :

– Que fais-tu là ? Va-t’en ! Tu n’es pas digne de voir le jour, rentre dans la nuit !

On ne savait pas, on ne pouvait pas savoir ce qu’elle était ou plutôt ce qu’elle avait été ; elle était une femme comme une autre ; à part la richesse de l’habillement, il n’y avait aucune différence à établir entre elle et les femmes élégantes qui la croisaient.

La dame, au bras de son mari, qui la frôlait en passant, ne s’écartait pas d’elle comme d’une chose malpropre. Les hommes la regardaient sans avoir sur les lèvres un sourire moqueur ou ironique ; des jeunes filles, accompagnées de leur mère, ne se détournaient pas d’elle avec mépris.

Enfin elle était au milieu des honnêtes gens, et tout en se disant amèrement qu’elle n’était pas de ce monde-là, elle avait un tressaillement d’espérance à cette pensée qu’un jour, peut-être, elle pourrait sortir de son opprobre.

Mais pour cela, hélas ! il lui fallait, avant tout, briser sa chaîne d’esclave. En aurait-elle la force ? J’essayerai, se disait-elle.

Elle n’osait pas dire : je le veux, parce qu’elle sentait bien que, sous le regard de son amant, elle n’aurait plus de volonté et que les meilleures résolutions qu’elle aurait prises s’en iraient comme la fumée au vent.

De temps à autre elle passait rue des Vinaigriers et causait quelques instants avec la vieille concierge qui, en somme, ne lui donnait pas de mauvais conseils. Au contraire, sachant que la Chiffonne travaillait, elle l’encourageait à marcher dans cette nouvelle voie.

Le travail était encore, quoi qu’on dise, ce qu’il y avait de plus sûr et de meilleur pour les pauvres filles du peuple.

Et, parlant d’elle surtout, elle se lançait dans une longue tirade sur les difficultés de l’existence, les malheurs immérités, les déboires, les désillusions, les misères de la vie, les souffrances des pauvres femmes, toujours sacrifiées, toujours victimes, les injustices du sort, la gredinerie de ces monstres d’hommes, etc., etc.…

Pour conclusion un gros soupir accompagnant ces mots :

– Ah ! si j’avais su !

Cette phrase, elle ne manquait pas de la soupirer chaque fois qu’elle venait de faire allusion aux premiers accidents de sa jeunesse.

Une après-midi, comme elle était en train de caresser son gros chat noir, qui s’allongeait sur ses genoux en ronronnant de plaisir, elle vit la Chiffonne, toute bouleversée, se précipiter dans sa loge.

– Tiens, c’est vous, la petite ? fit-elle ; mais qu’avez-vous donc ? Est-ce que vous venez d’être poursuivie par un chien enragé ?

– Non, ce n’est pas cela.

– J’y suis : encore un malheur, il n’y a que cela dans la vie. Allons, voilà une chaise, asseyez-vous.

La Chiffonne s’affaissa sur le siège.

– Maintenant, ma petite, dites-moi ce qui vous arrive.

– Avez-vous vu Joseph ?

– Joseph ! Quel Joseph ?

– Joseph Gallot ?

– Comprends pas.

– Ah ! je respire ; c’est que, voyez-vous, s’il était venu…

– Eh bien, s’il était venu ?

– Je ne sais pas ce qu’il aurait dit, ce qu’il aurait fait.

– Décidément, la Chiffonne, je ne comprends toujours rien, mais rien du tout. Voyons, tâchez de vous mieux expliquer.

– Joseph n’est pas venu encore, c’était ce que je craignais ; mais aujourd’hui ou demain, mère Ragon, vous le verrez.

– Qui vous a dit cela ?

– Personne. Mais vous savez qu’il a été condamné à trois ans de prison.

– Oui, à trois ans, et ce n’était pas assez, je l’ai toujours dit, la justice s’est trompée.

– Ce matin, je me suis rappelé la date de sa condamnation.

– Après ?

– C’était le 29 juillet, et nous sommes aujourd’hui au 30 juillet ; donc il a fini son temps hier et a dû être mis en liberté.

– Dame, je le croirais assez. Mais qu’est-ce que cela peut vous faire ?

– Ah ! si vous saviez !…

– Ah ! çà, petite, est-ce que, réellement, vous en tenez encore pour ce Barbe-bleue ?

– Hélas !

La vieille haussa les épaules.

– Mais c’est à n’y pas croire ! c’est de la folie ! s’écria-t-elle. Vrai, cela me met hors de moi !

Je vous le dis crûment, la Chiffonne vous êtes d’une bêtise à couper au couteau.

– Je suis malheureuse, mère Ragon, oh ! oui, la créature la plus malheureuse qu’il y ait au monde.

– Parce que vous êtes une sotte, parce que vous êtes stupide.

– Je vous le jure, je voudrais me détacher de cet homme, et je ne peux pas, je ne peux pas !

– Misère de ma vie ! mais vous l’aimez donc ?

– Je ne l’aime pas, mère Ragon, et je crois bien que je ne l’ai jamais aimé.

– Eh bien, alors ?

– Mais j’ai peur de lui.

– Et c’est par la peur qu’il vous tient ?

– Hélas ! oui. Si je ne faisais pas ce qu’il veut, tout ce qu’il veut, il me tuerait.

– Allons donc ! on ne tue pas comme ça les gens.

– Il me tuerait, vous dis-je ; oh ! je le connais, allez, je le connais bien.

– Vous a-t-il écrit depuis qu’il est en prison ?

– Jamais.

– Alors rien ne vous dit qu’il pense encore à vous et qu’il voudra que vous reveniez avec lui.

– Si, si, il me reprendra, j’en suis sûre.

– Est-ce que vous lui avez écrit, vous ?

– Non. Je ne savais pas où il était ; c’est seulement le mois dernier que j’ai appris qu’il subissait sa peine à Clairvaux.

– Où est-ce, Clairvaux ?

– Dans le département de l’Aube. Comme il ne sait pas que je lui ai loué un autre logement, c’est ici, naturellement, qu’il viendra tout d’abord.

– Il n’y a pas à en douter. Eh bien, je le verrai, ce monsieur, et je le recevrai avec tous les égards qui lui sont dus. C’est égal, la Chiffonne, convenez avec moi que vous êtes une drôle de fille.

– Pourquoi ?

– Comment, par la grâce de Dieu et de la police vous êtes débarrassée d’un affreux bandit, et au lieu de ne plus vous occuper de lui et de ses affaires, vous payez ce qu’il doit au propriétaire et vous louez un autre logement où vous faites transporter tout ce qui est à lui ! Je vous l’ai déjà dit, ma petite, je ne peux pas avaler ça. Moi, à votre place, j’aurais gardé mon argent et laissé vendre.

La Chiffonne secoua tristement la tête.

– C’était impossible, fit-elle.

– Parce que vous n’êtes qu’une poule mouillée.

– Il tient beaucoup à ses meubles ; si je les avais laissé vendre, il ne m’aurait jamais pardonné cela.

– Pourtant, si vous n’aviez pas eu d’argent pour payer ?

– C’est vrai.

– Ah ! vous voyez… Eh bien, il fallait faire comme si vous aviez été sans le sou.

La Chiffonne baissa la tête.

* *

*

– Vous croyez peut-être qu’il vous saura gré de tout cela ? des bêtises !

Il ne vous en remerciera même pas. Les hommes sont tous les mêmes, des ingrats, des égoïstes ; ils croient que la femme est faite pour se sacrifier pour eux et pâtir toujours. Ah ! ma pauvre Chiffonne, je vous plains, car avec les idées que vous avez, vous n’êtes pas au bout de vos peines.

Il va sans dire que depuis trois ans vous avez payé le loyer d’un logement que vous n’habitez pas ?

– Il le fallait.

– Il le fallait ! Tenez, vous me faites rire. Il le fallait pour conserver à M. Joseph Gallot des choses auxquelles il tient beaucoup. De sorte que vous avez travaillé, trimé, que vous vous êtes privée de tout pour un chenapan qui s’empressera de vous récompenser en vous rouant de coups.

Eh bien, non, non, je ne pourrai jamais avaler ça. C’est plus que bête, ça me fait bondir, et, si vous étiez ma fille, je crois bien que je deviendrais enragée.

Enfin vous avez peur de ce coquin ; oh ! je comprends la peur ; mais, ma petite, une peur comme la vôtre n’est pas naturelle.

Il faut qu’entre vous et Gallot il y ait quelque chose de terrible.

La Chiffonne sursauta et devint très pâle.

– J’ai vu de drôles de choses dans ma vie, reprit la concierge, mais jamais rien de pareil à tout ceci. C’est bien vrai, on en apprend tous les jours. Mais qu’est-ce que c’est donc que cet homme-là ?

– Un démon, murmura la Chiffonne.

– Ma foi, je suis tentée de le croire. Mais moi, ma petite, je n’ai pas peur du diable. M. Joseph Gallot peut venir ; si terrible qu’il soit, il ne me fera pas trembler. À propos, qu’est-ce qu’il faudra lui dire ?

– Vous lui remettrez ceci, reprit la Chiffonne, en tendant à la concierge un carré de papier.

– Rue Morand, numéro 10, lut la vieille… Ah ! c’est là que vous avez loué ?

– Oui.

– C’est bien, quand il se présentera, on lui remettra ce papier.

– Sans cela il ne saurait où aller.

– Peut-être. Et je n’aurai rien à lui dire ?

– Si, vous lui direz que c’est là qu’il demeure et qu’il n’aura qu’à donner son nom aux concierges pour qu’on lui remette la clef du logement.

– Et s’il me parle de vous, s’il me demande ce que vous êtes devenue ?

– Vous lui répondrez que vous n’en savez rien, que vous ne m’avez pas vue depuis plusieurs mois.

– La Chiffonne, dites-le, vous avez l’espoir qu’il ne songera pas à vous retrouver, qu’il vous laissera tranquille ?

– Hélas ! non, je n’espère pas cela.

– Alors, l’espoir que vous avez est qu’il ne vous retrouvera pas ?

– Voilà ce que je voudrais, mais je n’ai pas plus cet espoir que l’autre.

– S’il en est ainsi, je ne vois pas pourquoi vous ne lui donneriez pas tout de suite votre adresse.

– C’est vrai, répondit la Chiffonne en se levant ; mais j’ai mon idée, je préfère attendre. Je ne suis point pressée de le revoir, et il pourrait croire le contraire si je lui faisais savoir où je demeure.

– Voilà, vous voulez qu’il vous cherche. Une coquetterie.

La Chiffonne secoua tristement la tête.

– Maintenant, mère Ragon, reprit-elle, je vous quitte, au revoir !

– Au revoir, la Chiffonne. Quand vous reverra-t-on ?

– Je ne sais pas, un de ces jours.

– Oh ! vous voudrez savoir s’il est revenu ?

– Oui, si d’ici huit jours je n’ai pas entendu parler de lui.

– Dites donc, petite, peut-être est-il mort.

– Oh ! vous avez là une idée…

– Dame, c’est dans les choses possibles ; est-ce que vous le pleureriez, s’il était mort ?

La Chiffonne eut une lueur dans le regard.

– S’il n’était plus, répondit-elle, je remercierais le ciel ; ce serait ma délivrance.

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