IX RETOUR DE CLAIRVAUX

Si, en arrivant à Paris, Joseph Gallot s’était immédiatement rendu rue des Vinaigriers, il aurait trouvé la Chiffonne causant avec la mère Ragon.

Mais il était connu dans sa rue, trop connu, et comme il ne tenait pas à attirer l’attention des gens, à être regardé comme une bête curieuse, il avait décidé qu’il attendrait la nuit pour rentrer à son domicile, s’il avait encore un domicile, ce dont il n’était nullement sûr.

Il tourna donc le dos au faubourg Saint-Martin et s’achemina vers le haut du faubourg Poissonnière, où il espérait rencontrer d’anciens camarades dans un cabaret borgne.

Mais le débit de vins et liqueurs avait changé de propriétaire et celui-ci, ayant voulu assainir son établissement, avait commencé par en chasser toute la vermine, et les filles et les souteneurs et autres mauvaises graines avaient dû chercher un autre lieu de rendez-vous.

Gallot devina cela en se trouvant en face de visages inconnus et en voyant de paisibles commerçants du quartier faire leur partie de dominos dans l’arrière-boutique autrefois infectée de toutes les puanteurs.

Il avait chaud et soif. Il se fit servir un verre de vin sur le comptoir. Aussitôt après avoir bu, il sortit et, n’ayant pas autre chose à faire, il s’en alla flâner du côté de la Villette et des buttes Chaumont.

Il était content de se retrouver dans cette bonne ville de Paris, et cependant, il était préoccupé, soucieux.

C’est que, depuis trois ans, il avait pu se passer bien des choses.

N’allait-il pas se heurter à de cruelles déceptions ?

Allait-il retrouver la Chiffonne rue des Vinaigriers ?

Il lui avait conseillé de s’en éloigner pendant quelques jours ; mais, sans doute, quand elle avait vu qu’elle n’avait aucune crainte à avoir, elle était revenue. Alors, qu’avait-elle fait ?

Et comme il jugeait les autres d’après lui-même, l’ancien serrurier croyait la Chiffonne capable de toutes les infamies.

Il se demandait si sa gueuse ne s’était pas empressée de vendre ses meubles, son linge, toutes ses nippes afin d’avoir de l’argent pour faire la noce avec un autre. Car il n’admettait pas un instant que la Chiffonne lui fût restée fidèle.

– Oui, se dit-il, elle a dû tout bazarder et, comme elle l’a fait avec moi, elle s’est pendue au cou d’un autre.

Tonnerre ! si elle a fait ça, gare à sa peau !… Quant à l’autre, si je le pince, je lui tordrai le cou !

En réalité, il lui importait peu que la Chiffonne eût pris ou non un autre amant ; c’était le moindre de ses soucis.

Mais il avait des inquiétudes, et pour y faire diversion, il s’en prenait à tout. Volontiers, il aurait cherché querelle à un passant. Il avait besoin de verser sa bile, et comme à plaisir il s’échauffait, se montait la tête, s’excitait à la fureur.

Il était fiévreux ; sous son front brûlant les pensées se succédaient rapidement.

Soudain, il tressaillit, et un éclair fauve jaillit de son unique prunelle.

Il resta un instant tout étourdi, comme écrasé. C’était l’effet produit par une nouvelle pensée qui venait d’éclater dans sa tête.

Que la Chiffonne l’eût remplacé par un autre, il s’en moquait, ce n’était rien. Mais, maintenant, il craignait une autre trahison.

Il savait que la Chiffonne n’était pas allée, le jour dit, au rendez-vous donné à Mme Clavière au cimetière du Père-Lachaise. Mais, depuis, malgré qu’il le lui eût défendu, n’avait-elle pas rendu l’enfant et empoché les cent mille francs ?

Après tout, pourquoi n’aurait-elle pas fait cela ?

Et le borgne était d’autant mieux disposé à le croire que lui, à la place de la Chiffonne, n’aurait pas hésité un instant à le faire.

Autre chose encore semblait lui donner raison et contribuait à le convaincre que la Chiffonne, profitant de la situation et agissant pour son propre compte, avait rendu l’enfant et reçu la somme réclamée à la mère. En effet, quand il était accusé d’avoir enlevé le petit André, quand on avait la preuve de sa culpabilité, comment se faisait-il que, tout à coup, sans qu’il ait pu savoir pourquoi, le juge d’instruction ne lui ait plus parlé de cette affaire ? Comment, enfin, n’avait-il pas eu à rendre compte de ce crime devant la cour d’assises ?

La réponse à ces questions était facile et venait naturellement : la Chiffonne avait rendu l’enfant à Mme Clavière, et celle-ci avait retiré sa plainte.

Ainsi la Chiffonne avait fait cela ! Elle l’avait trompé, dupé, trahi… Elle l’avait volé. Oh ! la coquine !

Et entre deux grognements il se disait, les poings crispés :

– Je lui casserai les reins ! Mais où était-elle ?

Elle avait pu quitter Paris, peut-être même se sauver à l’étranger. Et en admettant qu’elle fût restée à Paris, elle avait certainement quitté la rue des Vinaigriers pour s’aller cacher dans un autre quartier. Comment parviendrait-il à la retrouver pour lui faire rendre gorge ?

Il ne se dissimulait pas les difficultés d’une pareille tâche. Paris est si grand !

Grâce aux quelques louis qu’il avait dans sa poche, il pouvait se tirer d’affaire pour l’instant et pendant quelques jours. Mais après ?

En proie à une agitation croissante, il s’en allait à travers les rues, marchant à grandes enjambées, comme un fou, gesticulant, grognant, rugissant.

Enfin il vit disparaître le soleil et venir la nuit ; de tous les côtés les becs de gaz s’allumaient. Il était revenu sur les boulevards extérieurs. D’un pas rapide il descendit le faubourg Saint-Martin encombré d’une population grouillante d’ouvriers et d’ouvrières qui, sortis des ateliers, remontaient, pressés, vers la Chapelle et la Villette.

– Il faut voir, murmurait-il, il faut savoir.

La mère Ragon achevait son modeste repas du soir, en compagnie de son chat, couché sur ses épaules, lorsque Gallot ouvrit brusquement la porte de la loge et entra, en disant :

– Bonsoir la mère, c’est moi.

La concierge, que la Chiffonne avait prévenue, ne fut pas trop surprise ; cependant, elle resta un instant sans voix, sans pouvoir faire un mouvement, écarquillant les yeux.

– Voyons, mère Ragon, est-ce que vous ne me reconnaissez pas ?

– Si, si, je vous reconnais, Joseph Gallot.

– Parbleu, j’ai toujours la même tête.

– Oh ! ça, c’est vrai. Mais d’où sortez-vous donc ?

– J’arrive de voyage.

– Oh ! vous pouvez bien dire que vous revenez de prison.

– Ça, c’est un détail, fit le borgne fronçant les sourcils.

– Si vous voulez.

– Mais c’est pas tout ça, la Chiffonne est-elle là ?

– Hein ? comprends pas.

– Je vous demande si la Chiffonne est là-haut, dans le local.

La concierge, qui s’était levée, se mit à lui rire au nez.

– Le local dont vous parlez, répondit-elle d’un ton moitié sérieux, moitié railleur, est occupé depuis trois ans par d’autres locataires ; vous n’êtes plus de la maison, monsieur Joseph Gallot.

– Ah ! je m’en doutais, prononça-t-il d’une voix creuse, elle a tout vendu, la gueuse !

– Le plus grand malheur de celle que vous appelez la gueuse est de vous avoir connu ; c’est une bonne et brave fille, entendez-vous ? qui vaut mieux dans son petit doigt que vous dans toute votre personne.

– Vous n’êtes pas gracieuse, la mère.

– Je suis comme ça. Et je ne me gêne pas pour vous le dire, vous ne méritez pas ce que la Chiffonne a fait pour vous.

– En vérité, je suis curieux de savoir ce que la Chiffonne a fait pour moi.

– Vous trouvez peut-être que ce n’est rien de s’être sacrifiée pour vous, d’avoir été ici, pendant plus d’un an, votre souffre-douleur ! On sait que tous les jours, trois fois plutôt qu’une, vous la battiez comme plâtre. Était-elle assez bête, mon Dieu ! Vous croyez qu’elle a vendu vos meubles et vos frusques, vous vous trompez ; c’est le propriétaire qui voulait faire vendre pour débarrasser le logement, car il ne voulait plus de vous dans sa maison, ni pour or, ni pour argent. Mais, toujours trop bête, la Chiffonne est venue, a payé le terme et a déménagé.

– Ah ! Et où niche-t-elle, à présent ?

– Je n’en sais rien.

– Allons donc !

– Je n’en sais rien, vous dis-je.

– La mère, vous essayez de me cacher la vérité, vous ne voulez pas me dire qu’elle s’est mise en ménage avec un autre, dans mes meubles. De sorte que, moi, je suis sans domicile et vais être forcé de coucher à la belle étoile comme un chien errant.

– Franchement, si vous en étiez là, je ne vous plaindrais pas. Mais non, soyez rassuré, vous avez un gîte, rue Morand ; tenez, voici l’adresse. Vous n’aurez qu’à dire votre nom et on vous remettra la clef de votre logement. Vous retrouverez là tout ce qui vous appartient.

Le borgne était stupéfait et restait immobile, planté sur ses jambes comme un poteau.

Était-ce croyable ?

Mais il tenait l’adresse, il la lisait et reconnaissait l’écriture de sa maîtresse.

– Ainsi, balbutia-t-il, la Chiffonne…

– Eh bien, oui, la Chiffonne a loué ce logement pour y mettre vos meubles. Ah ! vous n’auriez pas fait cela, vous ! Je vous le répète, la Chiffonne est une brave fille et elle vaut cent fois mieux que vous.

– C’est entendu. Mais vous ne me dites pas tout, vous voudriez me ménager une surprise.

– Que voulez-vous dire ?

– Je vais retrouver la Chiffonne rue Morand, n’est-ce pas ?

– Cela vous serait agréable, paraît-il, je le comprends ; mais ne vous attendez pas à cette surprise.

– Pourtant…

– La Chiffonne ne demeure pas et n’a jamais demeuré rue Morand.

– Ah ! fit Gallot, dont le front se rembrunit subitement…

Tout d’abord les paroles de la concierge avaient calmé son irritation nerveuse, puis il n’était pas resté insensible à ce que la Chiffonne avait fait, évidemment par attachement et dévouement pour lui, il en avait même été touché et, aussitôt, il s’était reproché ses injustes soupçons.

Mais sa nature perverse reprenait le dessus, les mauvaises pensées revenaient, et avec elles le doute.

– Ainsi, reprit-il, arrêtant son regard sombre sur la concierge, pendant trois ans la Chiffonne a payé le loyer d’un logement qu’elle n’habitait pas ?

– Oui, elle a payé, et très exactement encore.

Gallot eut comme un grincement de dents.

Il se disait :

– Pour donner ainsi de l’argent, bêtement, comme si on le jetait dans la rivière, il faut en avoir à pleines mains.

Il était de nouveau convaincu que la Chiffonne avait rendu l’enfant et touché les cent mille francs.

– Mâtin, fit-il avec un faux sourire, elle est donc devenue riche, la Chiffonne ?

La mère Ragon lui jeta un regard de travers en haussant les épaules.

– Dites donc plutôt, répliqua-t-elle, que la pauvre fille a sué sang et eau pour que vous ne soyez pas forcé, ainsi que vous le disiez tout à l’heure, de coucher à la belle étoile comme un chien errant. Ah ! oui, riche… Est-ce qu’on a jamais vu une ouvrière s’enrichir ? On sait bien ce qu’une femme peut gagner par jour, même en travaillant des quinze et seize heures, en passant les nuits.

Gallot regardait la femme avec ahurissement.

– Ah ! çà, mère Ragon, dit-il, que diable me chantez-vous là ?

– Je vous chante un air que vous avez depuis longtemps oublié, l’air du travail ; et je vous apprends que la Chiffonne, en brave fille qu’elle est, a désiré être ouvrière et qu’elle est ouvrière.

– La Chiffonne est ouvrière ? La Chiffonne travaille ?

– Elle travaille, elle est ouvrière et une bonne ouvrière, qui gagne ses cinq et six francs par jour.

– Voyons, mère Ragon, vous êtes sûre, bien sûre ?

– Me prenez-vous pour une menteuse, par hasard ? Du moment que je vous le dis…

Gallot ne se serait jamais imaginé cela ; il n’en revenait pas, il était confondu. Mais il n’avait plus ses craintes, il s’était trompé, il avait été absurde en soupçonnant la Chiffonne. Comme s’il ne la connaissait pas ! Pourtant elle lui avait assez donné de preuves de sa soumission à ses volontés, de son absolu dévouement.

Il était content, le misérable, et sa satisfaction s’épanouissait dans un large sourire.

– Allons, la mère, dit-il, prenant un ton doucereux, ne nous fâchons pas, je sais bien que vous dites toujours la vérité ; laissez-moi, cela vaut mieux, vous remercier de m’avoir appris toutes ces choses.

– Oh ! ça n’en vaut pas la peine.

– Mais si, mais si.

– Alors vous êtes satisfait ?

– On ne peut plus satisfait.

Il ne mentait pas, et cependant quelque chose le taquinait encore. La concierge devait savoir où était la Chiffonne, et elle le lui cachait. Pourquoi ? Est-ce qu’il y avait là un mystère ?

– Voyez-vous souvent la Chiffonne ? demanda-t-il.

– Non, pas souvent ; elle est venue me voir au mois de janvier dernier pour me souhaiter la bonne année.

– Vous ne l’avez pas vue depuis ?

– Si, une fois, dans la semaine de Pâques, mais une minute ; elle m’a seulement dit bonjour, en passant.

– Ah ! elle n’est pas prodigue de visites.

– Cela prouve qu’elle ne perd pas son temps à courir les rues.

– C’est vrai. Avez-vous encore quelque chose à me dire, mère Ragon ?

– Non, vous pouvez vous en aller.

Mais Gallot, qui tenait à savoir où demeurait la Chiffonne et qui espérait que la concierge finirait par le lui dire, n’était point pressé de quitter la place.

Après être resté un moment silencieux, ayant l’air de réfléchir, il reprit :

– Mère Ragon, la Chiffonne est ouvrière, c’est parfait ; mais pour être ouvrière, une bonne ouvrière, il faut qu’elle ait appris un état.

– Naturellement.

– Elle est donc entrée en apprentissage ?

– Bien sûr. Elle a eu de la chance : elle a retrouvé par hasard une ancienne connaissance, une ouvrière, qui travaille pour les plus grandes maisons de Paris, et cette brave femme a appris son état à la Chiffonne.

– En effet, c’est avoir de la chance. Et quel est cet état que la Chiffonne a appris ?

– L’état de passementière.

Cette réponse, qui eût été de peu d’importance pour un autre, était une clarté pour l’ancien serrurier.

Il n’ignorait pas, en effet, que l’amie de sa maîtresse, la veuve Gosselin, était une excellente ouvrière passementière.

– C’est bon, se dit-il, je suis sur la piste.

Il n’avait plus rien à demander à la concierge.

– À propos, lui dit la femme, comme on ne vous connaît pas rue Morand, vous pourrez bien dire aux concierges de la maison que vous revenez d’un long voyage.

– Ma foi, le conseil est bon, je le suivrai. Merci encore, mère Ragon, et bonsoir ; je vous souhaite de conserver longtemps encore votre florissante santé.

– Oh ! des politesses, vous n’en aviez guère autrefois.

– On se civilise, répliqua-t-il en riant.

– Alors la prison est une bonne école. Malgré cela, Joseph Gallot, je vous souhaite, moi, de ne pas retourner bientôt d’où vous venez.

– On y veillera. C’est égal, la mère, vous êtes dure…

– C’est bien, bonsoir.

Vingt minutes plus tard, le borgne se présentait dans la loge de la maison de la rue Morand.

Il se nomma, et malgré sa figure peu sympathique, il fut accueilli comme le plus honnête des locataires.

– Depuis quelque temps, nous vous attendions tous les jours, dit l’homme.

– Je reviens de loin, répondit-il avec aplomb, et avec ces satanées tempêtes en mer, la traversée dure des mois.

La femme alluma une bougie et lui dit :

– Venez, je vais vous conduire chez vous.

Tout d’abord, Joseph jeta un long regard investigateur dans le logement où tout était propre et dans un ordre parfait.

– La personne qui a loué pour moi vient-elle souvent ? demanda-t-il.

– À peu près une fois par mois ; elle passe ici une heure à épousseter, à frotter, à brosser ; du reste vous voyez que tout est en bon état.

Tout, en effet, attestait les soins donnés au logement par une ménagère scrupuleuse. Pas de toiles d’araignées, pas de poussière, le parquet ciré, les meubles luisants.

– Monsieur, je vais mettre des draps à votre lit, dit la femme.

– Je ne veux pas vous donner cette peine, merci ; je sais faire un lit, en voyage, vous savez.

La concierge se retira en lui laissant de la lumière.

– Hum ! fit-il, je me sens tout ragaillardi ; c’est bon de se retrouver chez soi, de revoir ses meubles, des amis d’autrefois.

Il resta quelques instants pensif.

– Allons, je suis bête, reprit-il, au diable, les vieux souvenirs !

Il ouvrit l’armoire. Là aussi la main de la Chiffonne avait passé. Les draps de lit, les chemises, tout le linge de Gallot, en un mot, était sur les rayons symétriquement rangé et aligné.

Dans les tiroirs d’une commode il retrouva quantité d’objets, entre autres une blague à tabac et des pipes.

– Jusqu’à mes pipes ! murmura-t-il.

Il entra dans un petit cabinet. Ses effets d’habillement nettoyés, remis à neuf, soigneusement brossés, étaient là, accrochés à des patères.

– Hum ! fit-il encore.

Et, songeur, il se mit à faire plusieurs fois le tour de la chambre où il s’imaginait sentir l’odeur de la femme.

Et sa sensualité se réveillait, et des vapeurs voluptueuses lui montaient à la tête. À ce moment, pour dix ans de sa vie, il aurait voulu tenir la Chiffonne entre ses bras.

Pour calmer cette effervescence de ses sens, il ouvrit la fenêtre, et, appuyé au balcon, il resta un long instant le regard plongé dans la rue.

Ensuite il prépara son lit et se coucha.

– La mère Ragon a raison, se dit-il avant de s’endormir, la Chiffonne est une bonne et brave fille, que j’ai trop longtemps méconnue ; oui, décidément, c’est une fille précieuse ; elle a de l’ordre, elle est intelligente et d’un dévouement… Si j’avais su l’apprécier dès les premiers jours, je l’aurais autrement dirigée et, bien sûr, j’en aurais fait quelque chose. Mais me voilà revenu, ce n’est que trois ans de perdus. Maintenant, faudra voir.

* *

*

Le lendemain Joseph Gallot fit gravement son ménage.

La Chiffonne lui avait donné l’exemple de l’ordre et de la propreté, et il ne voulait plus que sa chambre fût un taudis.

À neuf heures il s’habilla. Grâce à une chemise d’une blancheur irréprochable, à un complet qu’il revêtit et à des brodequins presque neufs, il se donna l’air pimpant d’un petit rentier content de lui et de tout le monde.

Il descendit, échangea quelques paroles avec les concierges, leur laissa, à tout hasard, la clef du logement et s’en alla déjeuner chez un traiteur du quartier.

À onze heures il était à Saint-Mandé, dans la rue où demeurait Aurélie Gosselin.

Prudemment et adroitement il s’informa, disant qu’il était courtier d’une importante maison de commission.

Il eut bientôt appris ce qu’il voulait savoir : que depuis plus de trois ans Julie Verrier demeurait chez Mme Gosselin ; que toutes deux travaillaient dans la passementerie et qu’elles avaient de l’ouvrage plus qu’elles n’en pouvaient faire, puisque, dès le commencement de l’année. Mme Gosselin avait été obligée, pour ne pas refuser des commandes, de prendre deux ouvrières.

On ajouta que les deux amies jouissaient d’une excellente réputation, qu’elles payaient comptant tout ce qu’elles achetaient, qu’elles faisaient sûrement des économies, enfin qu’elles étaient très estimées de tout le monde.

Gallot eut d’abord l’intention de se présenter chez Aurélie et de dire à la Chiffonne en parlant en maître :

– Tu es ma femme, je te réclame, suis-moi !

Mais en réfléchissant, il comprit qu’il commettrait là une imprudence qui pourrait avoir de graves conséquences.

La veuve Gosselin, ne le connaissant pas, devait ignorer ses relations avec son amie, et il pouvait être dangereux pour lui qu’elle le connût.

Ne risquerait-il pas aussi de faire un tort considérable à la Chiffonne, en lui faisant perdre l’amitié d’Aurélie ? Sa maîtresse travaillait, gagnait sa vie ; or, comme on ne sait jamais ce qui peut arriver, il fallait ménager cette ressource du travail, c’est-à-dire ne pas faire perdre à la Chiffonne son gagne-pain, dans le cas où elle serait forcée de reprendre son métier de passementière.

Donc, tout bien examiné, écrire était préférable.

Il entra dans un café, se fit servir une chope de bière et demanda ce qu’il lui fallait pour écrire.

Après avoir barbouillé inutilement trois ou quatre feuilles de papier, il parvint enfin à griffonner les lignes suivantes dont nous n’avons pas conservé les fautes d’orthographe :

« Ma chère petite femme,

« Depuis hier je suis de retour de mon voyage et installé ; dans le logement de la rue Morand, que j’ai trouvé tout à fait de mon goût. Je me porte très bien et je pense que la présente te trouvera, aussi en bonne santé.

« Après une si longue absence, j’ai hâte de te voir et de t’embrasser comme je t’aime, et puis aussi de causer avec toi. Allons-nous en avoir des choses à nous raconter.

« Je t’attendrai demain toute la journée ; n’importe à quelle heure tu viendras, tu me trouveras.

« Te revoir, quel plaisir et quelle joie ce sera pour moi, ma Chiffonnette chérie ! Tu ne manqueras pas de venir, n’est-ce pas ?

« Si tu ne venais pas, c’est que tu voudrais me forcer à aller te chercher.

« Ton bon ami,

« J. G. »

Joseph Gallot était tendre ; sa tendresse pourrait même paraître excessive si nous ne savions pas tout l’intérêt qu’il avait à ressaisir sa maîtresse. Sa missive était une glu dont il connaissait la force ; plus d’une fois il avait employé auprès de la Chiffonne les mots doux, les caresses, et le moyen lui avait toujours réussi.

Il savait que beaucoup de femmes, faciles à tromper, se laissent prendre à des semblants d’affection.

Cependant la dernière phrase de sa lettre soulignait une menace sur laquelle il comptait également, dans le cas où sa maîtresse aurait des hésitations.

Enfin, toujours prudent, il avait signé seulement de ses deux initiales. Comme cela, si la lettre tombait sous d’autres yeux que ceux de la Chiffonne, son nom resterait caché.

Vers quatre heures, avant de rentrer chez lui, il mit sa lettre dans la boîte d’un bureau de poste, en se disant :

– Elle arrivera ce soir.

En effet, vers sept heures, comme les ouvrières venaient de s’en aller, la Chiffonne reçut la lettre des mains de la concierge, qui s’était empressée de la monter, ayant lu sur l’enveloppe le mot pressé.

La Chiffonne reconnut tout de suite la grosse écriture de l’ancien serrurier.

– Déjà ! se dit-elle.

Et, posant son ouvrage sur la table, elle se leva brusquement et passa dans sa chambre.

Quand, au bout de vingt minutes, elle vint retrouver Aurélie, celle-ci l’examina curieusement.

– Est-ce que tu viens de recevoir une mauvaise nouvelle ? demanda-t-elle.

– Ni bonne ni mauvaise, répondit évasivement Julie.

– Pourtant, tu es toute drôle, tu as l’air inquiet.

– Mais non.

– Tu es très pâle et, si je ne me trompe pas, tu as pleuré.

– Eh bien, tu te trompes, Aurélie, je n’ai pas pleuré.

La passementière hocha la tête.

– Enfin, qui donc t’a écrit ? reprit-elle.

– Une personne que j’ai connue autrefois.

– Ah ! Et cette personne ?

Julie gardant le silence, Aurélie ajouta :

– Est-ce une femme ou un homme ?…

– Un homme.

– Qu’est-ce qu’il te veut, ce monsieur ?

– Il désire me voir, il a quelque chose à me dire.

– Et il te donne un rendez-vous ?

– Oui.

– Pour quand ?

– Pour demain.

– Et tu iras ?

– Je ne peux pas faire autrement.

– Ah !

Et voyant que ses questions embarrassaient son amie, et qu’elle lui répondait avec effort, Aurélie cessa de l’interroger.

La veuve Gosselin avait depuis longtemps deviné qu’il existait un secret douloureux dans la vie de Julie Verrier ; mais nous savons, combien elle était discrète ; toujours elle avait respecté le silence que gardait la Chiffonne.

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