IV LES JEUNES FILLES

À Bresle, sans aucune exagération dans les dépenses, mais avec ce sentiment du beau et le goût qui le caractérisaient, M. Philippe Beaugrand avait fait exécuter, sous sa direction et pour ainsi dire sous ses yeux, de véritables merveilles.

Le vieux château restauré était un objet d’admiration. Mais c’était surtout dans les jardins et le parc que se trouvaient réunies toutes les magnificences, lesquelles rappelaient les merveilles créées sous Louis XIV par le surintendant Fouquet, dans son domaine de Vaux.

On ne saurait s’imaginer tout ce que M. Beaugrand avait fait remuer de terre ; mais on voyait, mais on admirait ce qui était sorti de ce bouleversement nécessité par des nivellements, des vallonnements et des plantations.

De très anciens massifs, qui nuisaient à l’harmonie générale, avaient été arrachés et remplacés par d’autres, où l’on pouvait voir les arbustes les plus rares de nos pépinières françaises.

Ainsi, on s’extasiait devant une immense corbeille de clématites qui, s’accrochant à des fils de fer à peine visibles, grimpaient, s’entrelaçaient, formaient des enguirlandements, des festons capricieux et entremêlaient leurs feuillages et leurs superbes fleurs de toutes les couleurs.

Une jolie rivière, la Viette, large de trois mètres, peu profonde, avec de nombreux méandres, traversait le domaine, coulait, tranquille, sur un lit de petits cailloux blancs, promenait ses eaux limpides à travers le parc, sous les grands arbres séculaires, au milieu des vastes pelouses vertes et fleuries et dans les jardins, répandant partout une agréable fraîcheur et aidant puissamment à la fécondité du sol, à la luxuriante végétation qu’on se plaisait à admirer.

Sur cette rivière, M. Beaugrand avait jeté des ponts de style et de formes différents, et cela, principalement, pour ne pas nuire à l’alignement et à la symétrie des allées dont quelques-unes s’étendaient à perte de vue.

Le parc, – nous parlons seulement de la partie boisée, – d’une contenance de trente et quelques hectares, remarquable déjà par la beauté, la largeur et la longueur de ses allées, l’était beaucoup plus par ses arbres magnifiques d’une hauteur et d’une vigueur extraordinaires.

Il y avait là toutes les essences forestières, depuis le saule, le bouleau, l’érable et le tremble jusqu’au chêne superbe. L’aulne croissait au bord de la rivière et semblait vouloir rivaliser de force avec l’orme et le frêne. Le hêtre est généralement très rare dans les environs de Paris. À Bresle, il y en avait d’une grosseur et d’une hauteur prodigieuses comme on en trouve seulement dans nos forêts de l’est de la France.

Par une belle matinée de printemps, – on était au mois de mai, – deux jeunes filles se promenaient dans une des allées ombreuses du parc. Elles marchaient lentement, côte à côte, et causaient gaiement. Assurément, il n’entrait rien de triste dans leur conversation, car à chaque instant un petit rire argentin éclatait entre les lèvres de l’une ou de l’autre, quand elles ne se mettaient pas à rire ensemble.

N’ayant plus à redouter pour la fraîcheur de leurs joues les trop vives caresses du soleil, sous les épais feuillages des branches qui formaient une voûte de verdure au-dessus de leur tête, elles avaient fermé leur ombrelle, dont elles se servaient, aux instants de courtes haltes, pour dessiner des arabesques sur le sable fin de l’allée.

L’air était imprégné des pénétrantes senteurs forestières et en même temps de l’arome des premières fleurs, apporté par une brise qui faisait doucement frissonner les feuilles.

De tous les côtés, dans les arbres et au fond des taillis, les fauvettes, les rossignols, les rouges-gorges et les merles chantaient à qui mieux mieux, pour leurs jeunes couvées, bien sûr ; mais il semblait qu’ils se fussent mis en frais, ces chanteurs ailés, pour offrir un concert aux deux jeunes filles, qui se mettaient à l’unisson de leur gaieté.

L’une de ces jeunes filles était Mlle Henriette de Mégrigny ; l’autre, Mlle Claire Dubessy, était l’amie de Henriette, sa meilleure amie, c’est-à-dire parmi toutes les jeunes filles qu’elle connaissait celle qui était le plus près de son cœur. De fait, Claire et Henriette s’aimaient comme deux sœurs. Depuis qu’elles s’étaient intimement liées, – et cela remontait assez loin déjà, – elles n’avaient jamais eu rien de caché l’une pour l’autre.

Quand Henriette était arrivée à l’âge de huit ans, sa mère avait songé à la mettre dans un pensionnat, et s’était dit que c’était aux religieuses qui l’avaient élevée elle-même qu’elle devait confier sa fille.

Elle avait passé d’heureuses années dans la maison de la rue de Reuilly. Là, Henriette serait heureuse comme elle l’avait été ; elle y trouverait cette affection, cette tendresse, ce dévouement dont elle conservait le doux souvenir.

Henriette fut donc placée au pensionnat de la rue de Reuilly, et nous n’avons pas besoin de dire si les bonnes religieuses furent ravies de recevoir l’enfant de Blanche, qui avait été leur élève bien-aimée, leur chère fille.

Depuis deux ans déjà, Claire Dubessy était élève du pensionnat, quand Henriette y entra.

Presque tout de suite les deux fillettes se sentirent attirées l’une vers l’autre par un irrésistible courant de sympathie. Bien que Claire ne fût que de dix-huit mois plus âgée qu’Henriette, elle se fit la protectrice de la nouvelle élève, sa petite mère, comme on dit dans les internats de jeunes filles.

En avançant en âge, leur affection mutuelle ne s’affaiblit pas, elle devint au contraire plus vive ; c’était une bonne et sincère amitié ; elles ne pouvaient se quitter et, à cause de cela, on les appelait les inséparables.

Leur intimité était d’autant plus grande qu’il y avait en elles la même franchise, le même besoin d’expansion. Enfin, cette amitié qui les unissait, basée sur une estime réciproque, la similitude du caractère et des sentiments, était encore cimentée par les mêmes goûts et des idées à peu près semblables.

La même année, Claire et Henriette étaient sorties du pensionnat. Hélas ! on allait se quitter. Mlle de Mégrigny resterait l’hiver à Paris, passerait l’été à Bresle, tandis que Mlle Dubessy, emmenée par son tuteur, – car elle était orpheline de père et de mère, – allait habiter dans le département de la Vienne, à quelques lieues de Poitiers, sans avoir même l’espoir de venir à Paris de loin en loin.

La séparation des deux amies fut cruelle. On pleura beaucoup. Sans doute on avait l’espoir de se revoir ; mais quand ? mais comment cela pourrait-il arriver ? On allait se trouver si loin l’une de l’autre ! Et le tuteur, un vieillard, très bon, mais abominablement grognon, n’aimait pas du tout à se déranger, ni à rien changer à ses habitudes de vieil encroûté de province.

Or, depuis que par la force des choses les jeunes filles avaient été séparées, et avant ce jour où nous les présentons aux lecteurs se promenant dans le parc de Bresle, elles ne s’étaient vues qu’une seule fois, et encore n’avaient-elles pu rester ensemble que quelques heures.

C’était l’année précédente, lors d’un voyage que M. Beaugrand avait fait à Bordeaux pour y traiter une affaire importante, concernant la Société des mines de l’Indo-Chine.

Voulant faire plaisir à Henriette, M. et Mme Beaugrand s’étaient un peu détournés de leur route pour s’arrêter une demi-journée au château de Grisolles, qui appartenait à Mlle Claire Dubessy et où elle habitait avec son tuteur, M. Darimon.

Quelle joie, quel bonheur pour les deux amies ! mais comme elles s’écoulèrent vite les heures de cette bienheureuse demi-journée !

En s’embrassant une dernière fois, on n’avait pas pu se dire : À bientôt. On ne savait pas. Car malgré la promesse faite par M. Darimon de conduire Claire à Bresle l’été prochain, on n’osait pas trop espérer, attendu qu’il fallait compter avec ceci ou cela, qui pouvait empêcher le tuteur de tenir cette promesse que sa pupille lui avait d’ailleurs arrachée.

En effet, après avoir souffert tout l’hiver d’une affreuse bronchite, le bon M. Darimon ne se souvenait plus de rien, et il eut tout l’air de sortir d’un rêve quand Claire lui dit, un jour que le soleil avait déjà de chauds rayons :

– Dans deux mois nous pourrons nous rendre au château de Bresle.

Le bonhomme, tout étourdi, en oublia la prise qu’il venait de tirer de sa tabatière d’argent, et se demanda par quel moyen il pourrait éviter cette villégiature qui menaçait de troubler son doux repos.

Disons-le, M. Darimon, qui grognait constamment et paraissait opposer toujours aux volontés de Claire une grande résistance, faisait, en réalité, tout ce que la jeune fille voulait, ce qui lui faisait dire souvent, en riant :

– Cette gamine, sans en avoir l’air, me mène par le bout du nez. Pour lui, comme s’il ne l’avait pas vue grandir, et bien qu’elle eût près de dix-neuf ans, sa pupille était toujours une fillette.

Pour ne pas être forcé de s’éloigner de Grisolles, comptant sur le cœur compatissant de la jeune fille, il se plaignit de violentes douleurs rhumatismales. Aïe, l’épaule ! aïe la jambe ! aïe les reins !

Croyant sérieusement que son pauvre tuteur souffrait beaucoup, Claire écrivit à Henriette :

« M. Darimon a en ce moment des rhumatismes dont il souffre énormément ; je crains bien de ne pas pouvoir aller passer auprès de toi, à Bresle, une quinzaine de jours, comme c’était convenu. Je me réjouissais trop, j’étais trop heureuse, il fallait que ces maudites douleurs de mon tuteur vinssent détruire ma joie. »

Mais une lettre venant d’Espagne fit cesser subitement la comédie des rhumatismes.

Mlle Dubessy avait en Espagne une partie de sa fortune qui était très considérable ; ses intérêts se trouvaient menacés dans ce pays, la présence du tuteur sur les lieux, absolument nécessaire, était impérieusement réclamée. Or, quand il s’agissait des intérêts de sa chère pupille, de sa fortune, dont il était le fidèle et vigilant gardien, M. Darimon était prêt à faire tous les sacrifices, à commencer par celui de sa personne.

– Il faut que j’aille en Espagne, dit-il à Claire.

– Et vos douleurs ? objecta la jeune fille.

– Oh ! j’ai autre chose à faire qu’à y penser ; d’ailleurs je les prierai de me laisser tranquille.

– Est-ce que vous m’emmenez ?

– Je le voudrais mais c’est impossible ; je ne vais pas là-bas pour une partie de plaisir. Écris à ton amie, Mlle de Mégrigny, pour lui annoncer ton arrivée à Bresle, où tu resteras tout le temps que je serai retenu en Espagne. Après-demain, pas plus tard, avant de me rendre en Espagne, je te conduirai à Bresle.

Claire, laissant éclater sa joie, sauta au cou de son tuteur et l’embrassa si tendrement que le bonhomme en eut les yeux pleins de larmes.

C’est le surlendemain de son arrivée à Bresle que nous faisons connaissance avec Mlle Claire Dubessy, qui était bien, comme son amie Henriette, la plus charmante jeune fille qu’on pût voir.

Elles étaient à peu près de la même taille et avaient l’une et l’autre la grâce adorable, cette suprême distinction qui révèle une excellente éducation, et ce charme mystérieux qui enveloppe et attire. La beauté de l’une n’était pas moins rayonnante que celle de l’autre, et malgré leur candeur, l’absence chez elles de toute coquetterie, et peut-être même à cause de cela, partout où elles se montraient, elles attiraient tous les regards et faisaient sensation. Elles étaient également parfaites de formes, et l’on pouvait dire de chacune d’elles que la beauté du visage ne le cédait en rien à celle du corps, qui avait cette souplesse, cette flexibilité si attrayante chez la jeune femme.

À les voir ensemble, on aurait pu les prendre pour les deux sœurs, tant elles avaient les mêmes manières, le même air, la même douceur dans le regard ; ajoutons à cela qu’elles avaient toutes deux de magnifiques cheveux noirs et souvent, dans la voix, les mêmes intonations. Mais Claire était une brune aux yeux noirs et Henriette une brune aux yeux bleus ; c’était un avantage que cette dernière avait sur son amie ; car ses beaux yeux bleus donnaient à sa physionomie une expression délicieuse, quelque chose de pénétrant, enfin un charme indéfinissable qu’il était impossible de ne pas subir.

Cependant Claire ne pouvait pas être jalouse d’Henriette, n’ayant rien à lui envier ; ce que Mlle de Mégrigny avait en plus que son amie d’un côté, Mlle Dubessy l’avait en plus d’un autre côté. Henriette, d’une sensibilité exquise, trop sensitive peut-être, c’est-à-dire trop facile à recevoir les impressions, était toute de douceur et de tendresse, et manquait un peu de volonté et d’énergie ; en cela elle ressemblait beaucoup à sa mère, dont elle avait le cœur excellent et toutes les délicatesses féminines. Mlle Dubessy, elle, était d’une nature ardente ; c’était un caractère. Un sang chaud coulait dans ses veines, il y avait en elle de la virilité, de la force. Très sensible aussi, mais moins impressionnable que son amie et plus ferme, plus absolue dans ses résolutions, elle pouvait, le cas échéant, soutenir une lutte très vive, même contre son tuteur, qu’elle aimait beaucoup pourtant, et dont jusqu’alors elle avait toujours écouté les conseils avec déférence.

Elle n’était pas moins bonne que Mlle de Mégrigny, et les belles qualités de son cœur se reflétaient sur son visage comme sur celui de son amie. Mais quand elle éprouvait une contrariété, sa physionomie prenait une singulière expression de froideur, de sévérité, et son air avait quelque chose de sec et d’impérieux. Alors on sentait que cette jeune fille deviendrait un jour une maîtresse femme.

Il n’en était pas de même chez Henriette : lorsque quelque chose l’affligeait ou qu’elle se sentait froissée dans un de ses sentiments, on ne voyait sur son doux visage que l’empreinte d’une profonde tristesse. Jamais un mouvement de colère ou de révolte ; c’était par le silence qu’elle protestait.

Dans un pli qui apparaissait parfois au coin des lèvres de Mlle Dubessy et dans la clarté de son regard on devinait une grande puissance de volonté, une énergie extraordinaire. Nous disons « on devinait », parce que Mlle Claire n’avait pas eu encore, sérieusement, l’occasion de faire usage de son énergie et de sa volonté. Elle-même ne se connaissait pas encore.

Heureuse, ayant la vie facile, n’ayant encore marché que sur des fleurs, elle n’avait pas eu, jusqu’ici, à se mouvoir au milieu d’embarras et de difficultés, à se défendre contre des oppositions qui, d’ailleurs, ne pouvaient pas s’être encore présentées. Elle n’avait pris de la vie que ce qu’elle a de bon, et espérait bien n’en jamais connaître les amertumes.

Claire et Henriette, nous l’avons dit, avaient un peu les mêmes idées et, par suite, beaucoup des pensées de l’une se rapprochaient des pensées de l’autre. Toutes deux très enthousiastes, elles avaient de jolis rêves, comme en ont toutes les jeunes filles ; chacune, de son côté, avait fait son voyage au beau pays bleu, emportée sur les ailes d’or du rêve souriant, et toutes deux, dans leurs aspirations, avaient pressenti des joies ineffables.

Comme la vie leur semblait belle ! Rien de sombre à l’horizon où tout était lumineux ! Confiantes en l’avenir qui leur apparaissait radieux et plein de promesses, elles gardaient toutes leurs illusions, ne permettant pas à une pensée triste de venir troubler leur sérénité.

Aussi étaient-elles rieuses et enjouées ; et à entendre leur rire si franc, qui éclatait en notes perlées entre leurs lèvres roses, derrière lesquelles se cachaient d’admirables petites dents blanches, on sentait qu’elles avaient la joie de vivre et ne connaissaient encore aucun de ces chagrins qui brisent l’âme et font au cœur une plaie difficile à guérir.

Elles étaient enthousiastes ; mais, sagement élevées, elles ne se laissaient pas entraîner par leur imagination, elles ne caressaient pas des chimères dans l’idéal, et ne se lançaient point dans le domaine du merveilleux, de l’impossible, de l’étrange ; toutefois, Claire, plus ardente et, naturellement, plus disposée que son amie à l’exaltation, était quelque peu romanesque et encline à l’exagération des sentiments ; mais ceci, qui aurait pu être dangereux chez une autre, n’était pas chez elle une imperfection, un défaut, loin de là ; c’était inhérent à sa nature, et cela lui donnait un cachet d’originalité qui ajoutait une saveur particulière au charme de toute sa personne. Elle était faite ainsi et, certes, on ne l’aurait pas voulue autrement.

Nous pouvons en dire tout autant d’Henriette qui, elle aussi, possédait en elle tout ce qui plaît, tout ce qui charme.

Entre les deux il aurait été difficile de choisir, et celui qui eût été appelé à se prononcer se serait trouvé dans le même embarras que Paris devant les déesses. En effet, il était impossible de dire que l’une était plus ravissante que l’autre ; elles étaient deux reines de beauté qui, appelant en même temps les regards, provoquaient également l’admiration.

Et si toutes deux avaient le droit de prendre un rang à part parmi les plus belles jeunes filles, elles s’élevaient bien plus encore au-dessus des autres par les brillantes qualités du cœur et de l’esprit qu’elles possédaient. En un mot, les deux amies étaient parfaites en tout, autant que la créature humaine puisse l’être.

Elles étaient si heureuses d’être ensemble, si animées dans leur intime causerie, qu’elles ne s’étaient pas aperçues du long chemin qu’elles avaient fait. Arrivées à un carrefour au centre duquel s’élevait un magnifique mélèze entouré d’un banc de bois circulaire, elles s’arrêtèrent.

– Claire, dit Mlle de Mégrigny, notre promenade matinale n’est-elle pas tout à fait charmante ?

– Oui, car en ta compagnie, chère Henriette, cette heure est vraiment délicieuse ; et puis on se trouve si bien sous ces frais ombrages, l’oreille charmée par ces jolis chants d’oiseaux.

– Nous sommes déjà loin du château, est-ce que tu ne te sens pas fatiguée ?

– Pas du tout ; je marcherais ainsi une journée entière.

– Tu es toujours vaillante ; moi, j’ai les jambes un peu lasses.

– Pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ? Tiens, asseyons-nous sur ce banc et tu te reposeras à l’abri des rayons du soleil sous la coupole de ce vieux mélèze.

Elles s’assirent et pendant quelques instants restèrent silencieuses.

– Vois donc, Henriette, dit tout à coup Mlle Dubessy, vois donc ce rouge-gorge, est-il gentil ! Mais pourquoi nous regarde-t-il ainsi, comme étonné et inquiet, avec ses gros yeux ronds ?

– D’habitude le rouge-gorge n’est point farouche, c’est l’oiseau le plus familier de nos jardins.

– Il a quelque chose à son bec, qu’est-ce donc ?

– Un insecte qu’il va porter à sa couvée dont le nid n’est certainement pas loin de nous.

– Il nourrit ses petits, il remplit son devoir, fit Claire pensive. L’oiseau prit son vol et disparut dans une broussaille.

Il y eut un nouveau silence.

– Ah ! reprit Claire, voilà le rossignol qui se remet à chanter.

– Et, de ce côté, un autre lui répond.

– On s’étonne qu’il puisse y avoir une voix aussi forte, aussi sonore dans un si petit corps. Tu as certainement remarqué que c’est la nuit que le rossignol chante de préférence.

– Oui, mais il ne chante qu’en avril, mai et juin ; dès que juillet arrive, on ne l’entend plus ; ses rossignolets sont grands, il n’a plus à bercer le sommeil de sa compagne, à chanter le bonheur de son nid.

– Écoute, Henriette : Comme tout ce qui sort de son gosier est mélodieusement rythmé ! Ces modulations sont inimitables. Quels accents ! Il me semble que ses notes tantôt joyeuses, tantôt plaintives parlent à mon âme. Henriette, ne trouves-tu pas que ces gazouillements d’oiseaux et ce murmure du vent dans les feuilles invitent à la rêverie ?

– Si, vraiment, ma chérie, et il m’est arrivé plus d’une fois, à cette place où nous sommes, de m’abandonner à une captivante rêverie.

– Malgré soi et sans qu’on puisse s’expliquer à quoi cela tient, on a parfois des heures de mélancolie.

– C’est vrai, Claire, et alors on se met à rêver.

– Rêver, permettre à son imagination de galoper à sa fantaisie, comme cela semble bon ! Pour un instant on a quitté la terre, on est dans un autre monde où toutes les choses sont belles.

Henriette, quand tu te mets à rêver ainsi, à quoi penses-tu ?

– Oh ! à bien des choses !

– Jolies ?

– Pourquoi aurais-je de laides pensées ?

– C’est juste. Est-ce que tu n’es jamais triste ?

– Si, quelquefois, si c’est être triste que d’avoir de vagues inquiétudes, sans trop savoir pourquoi.

– Allons, tes tristesses ne sont pas bien sérieuses. Et, d’ailleurs, tu n’as aucune raison d’être triste. Pour toi la vie est belle, tout y est joie. Va, tu es plus heureuse que moi, tu as une mère !

Henriette ne répondit pas, mais attirant à elle son amie, elle l’embrassa sur les deux joues.

Deux larmes roulèrent sous les paupières mi-closes de Mlle Dubessy.

– Henriette, chère Henriette, dit-elle d’une voix émue, tu m’aimes, toi, et ton amitié si sincère, si sûre m’offre une compensation.

– Mon Dieu, mais tu souffres donc ?

– Oui, moralement, quand je sens peser sur moi la lourdeur et le froid de la solitude et de l’isolement et que je manque de force pour éloigner de moi certaines pensées. C’est triste, bien triste d’être seule au monde, sans famille, entourée d’étrangers qui inspirent peu de sympathie et qui vous accablent de témoignages d’une amitié plus intéressée que réelle. Tu sais si je suis franche, expansive, si je laisse mon cœur facilement s’ouvrir ; eh bien, le monde tel que je le vois, ce monde provincial, guindé, aux idées étroites, me rend pleine de défiance.

– Oh !

– C’est comme cela, ma chérie : je remarque tant de fausseté, il y a tant d’hypocrisie dans les paroles et les actions de ces gens-là.

– Ces gens-là, Claire, ne sont pas tous les mêmes.

– Oh ! ils se ressemblent tellement qu’on les croirait sortis du même moule. Il vient beaucoup de monde à Grisolles, des hommes graves, amis de mon tuteur, des ennuyeux ; des jeunes filles avec leur maman et même des jeunes gens, qui se croient obligés de me débiter des fadaises ; on m’assourdit de compliments si banals, si outrés et surtout si inutiles que j’en suis écœurée. Parmi les jeunes filles que je connais, il y en a de jolies et que je crois bonnes, mais elles sont futiles et d’une niaiserie… Impossible de trouver chez l’une d’elles une excellente amitié comme la tienne ; je sens qu’elles me jalousent et m’envient. Je suis belle…

– Oh ! oui, Claire, belle parmi les plus belles.

– Et je crois avoir un peu d’intelligence.

– Un peu, beaucoup.

– Je ne suis pas fière et je ne tire point vanité de mes avantages ; je ne veux être qu’une bonne fille ; tout ce qui ressemble à de la prétention, à de l’arrogance me fait horreur. N’importe, on ne me juge pas telle que je suis et quelques-uns me considèrent comme une petite dinde. Peut-être d’autres remarquent-ils que je ne suis ni laide ni sotte ; mais ce que l’on voit en moi, surtout, c’est ma fortune ; on fait le siège de mes millions. Oh ! la fortune ! Enfin, que te dirais-je, je suis comme exilée sur une terre étrangère, et dans mon château de Grisolles, au milieu du bruit qu’y font ceux que nous recevons et qui essayent de me faire partager leur joie, je suis toujours seule, toute seule.

– Quand tu devrais avoir tant de véritables amis autour de toi !

– C’est comme cela, chère Henriette. Ah ! si j’avais encore ma mère !

– Ma bonne Claire ! Va, je comprends l’amertume de tes regrets, et la grande tendresse que ma mère a pour moi me fait sentir ce qui manque à ton cœur. Mais ton tuteur t’aime beaucoup.

– Oui, il m’aime et il m’est dévoué ; mais M. Darimon est un vieillard et, comme tous les vieillards, il est égoïste ; il a des bizarreries d’humeur qui paralysent en moi les élans de la jeunesse et influent sur mon caractère. Du moment qu’il me voit en bonne santé, il trouve que tout est pour le mieux et ne croit pas que je puisse désirer autre chose.

Ainsi, s’il n’avait pas été forcé de se rendre en Espagne, je n’aurais pas eu le bonheur, cette année, de passer quelques jours avec toi. Excellent homme au fond, qui désire vivement que je sois heureuse… à sa manière. Oh ! mes intérêts ne pouvaient pas être placés en mains plus sûres ; il ne ferait pas pour ma personne le dixième de ce qu’il fait pour conserver et augmenter ma fortune. Enfin, ma chérie, mon tuteur est rempli de bonnes intentions, seulement il a des idées qui sont, souvent, complètement à l’inverse des miennes. Mais c’est assez, c’est trop nous occuper de moi ; parlons un peu de toi, chère Henriette.

– De moi ? fit Mlle de Mégrigny.

– Mais oui, de toi.

– À quel propos ?

– Voyons, n’as-tu rien à me dire ? N’as-tu pas une petite confidence à me faire ?

– Mais, balbutia Henriette, ébauchant un sourire.

– Ne parle-t-on pas déjà de te marier ?

– Oh ! je suis encore trop jeune.

– Tu es dans tes dix-huit ans.

– Oui, mais tu vas en avoir dix-neuf, toi, et il me semble que ton mariage doit précéder le mien.

– Il te semble, mais cela n’arrivera pas.

– Pourquoi ?

– Parce que je serai tellement difficile sur le choix d’un mari, que je ne le trouverai point.

– Comme tu dis cela ! fit Henriette, regardant son amie avec surprise.

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