V CE QUI SE DIT ENTRE JEUNES FILLES

Il y eut quelques instants de silence.

– Parmi ces jeunes gens que tu connais, reprit Mlle de Mégrigny, il s’en trouvera un qui aura le bonheur de te plaire.

– Jamais ! dit Claire avec un accent singulier.

– Cependant……

– Des espèces de sauvages ! ajouta Mlle Dubessy avec dédain.

– Décidément tu as quelque chose contre ces pauvres provinciaux.

– Non, rien, je t’assure ; ils ne sont pas sans aucune qualité, mais je vois trop bien leurs défauts : que d’étroitesse de vues, que de mesquinerie dans les idées ! rien d’élevé, toujours le terre à terre quand je voudrais, moi, avoir des ailes pour m’élancer vers le ciel.

Quand M. Darimon me dit gravement : « – Claire, il faut pourtant penser à ton mariage, » je souris et je hausse les épaules.

– Tu ne veux donc pas aimer ?

– Si, je veux aimer, si, je désire aimer ! Est-ce que tu crois que rien ne s’agite en moi ? Henriette, toutes les aspirations de la jeune fille, de la femme sont dans mon âme. Mais qui aimer ? Où est-il celui qui fera palpiter mon cœur, qui me fera connaître les délicieuses émotions de l’amour tel que je l’ai rêvé ? Mais existe-t-il ce jeune homme que je voudrais aimer, à qui je donnerais mon cœur tout entier en lui confiant le soin de me rendre heureuse ?

– Oui, Claire, il existe et tu le rencontreras.

Mlle Dubessy secoua la tête.

– J’en doute, fit-elle avec un doux sourire.

Et pourtant, continua-t-elle comme rêveuse, aimer et être aimée, c’est toute la vie !

– Oui, c’est toute la vie, répéta Henriette.

– Je veux être aimée pour moi-même et, malheureusement, cela ne peut pas être.

– Pourquoi donc ?

– Hé ! parce que je suis riche, trop riche ; on verra toujours moins ma personne que ma fortune.

– En parlant ainsi, ma chérie, tu es injuste envers toi, d’abord, et aussi envers celui qui t’aimera comme tu veux être aimée, comme tu as le droit d’être aimée. Si tu voyais mieux ce que tu vaux, tu aurais plus de confiance en tes mérites-personnels.

– Hélas ! nous sommes en un temps où l’on ne voit que l’argent, où l’on ne pense qu’à l’argent, où l’on fait tout pour de l’argent.

– Soit ; mais il existe encore des hommes qui ne sacrifient pas à l’idole du jour. C’est un de ceux-là, grand par le cœur et par la pensée, que tu rencontreras.

– Mais serais-je aimée comme je veux l’être que j’en douterais !

– Par exemple, je ne comprends pas une pareille défiance. Mais va, Claire, sois tranquille, le jour où tu seras sincèrement aimée par un brave garçon digne de toi, tu sauras bien reconnaître que ce n’est pas de ta fortune qu’il sera amoureux.

– En attendant j’ai le cœur libre et je le garderai libre pour ce brave garçon digne de moi, qui ne viendra probablement jamais.

– Oh ! ce que tu dis n’est pas ce que tu penses ! fit Henriette.

Mlle Dubessy passa la main sur son front, comme pour se débarrasser d’une pensée importune ; puis reprenant son air enjoué :

– Nous causons pour nous amuser, dit-elle.

– En nous occupant de choses très sérieuses, répliqua Mlle de Mégrigny.

– Sérieuses, si l’on veut, fit Claire.

Et la singulière jeune fille qui, tout à l’heure, était prête à pleurer, se mit à rire.

– Mais, reprit-elle, je m’aperçois que c’est toujours de moi que nous parlons ; voyons, Henriette, raconte-moi quelque chose.

– Mais je ne vois pas ce que je pourrais te dire.

– N’importe quoi, tout ce que tu voudras.

– Eh bien, je t’aime toujours comme je t’aimais quand nous étions au pensionnat ; je sens que je t’aimerai de même toute la vie, que ton bonheur fera partie du mien et que si tu étais malheureuse, je le serais aussi.

– Tiens, tu es adorable, dit Claire, en jetant ses bras au cou d’Henriette, qu’elle embrassa avec effusion.

Après un silence, elle reprit :

– Si je me mettais à penser que par suite de tels ou tels événements nous pourrions être séparées pour toujours, je m’attristerais encore.

– Mais je ne vois rien qui puisse nous séparer, si ce n’est la mort.

– Il y a dans la vie tant de choses imprévues !

– Décidément, Claire, tu la vois trop en noir, la vie.

– Alors, mettons-y un peu de rose. Henriette, penses-tu quelquefois à un beau jeune homme que te fait voir ton imagination et que tu voudrais avoir pour mari ?

– J’y pense comme tu dois y penser toi-même, comme nous y pensions déjà au pensionnat ; te souviens-tu de ce que nous nous racontions ?

– C’étaient toutes les choses folles qui nous passaient par la tête.

– Tu le voulais blond.

– Parce que je suis brune. Mais tu le voulais blond aussi.

– Parce que comme toi je suis brune.

– N’était-ce pas plutôt pour nous faire plaisir l’une à l’autre que nous le voulions blond ?

– Peut-être, fit Henriette en souriant. Et maintenant, veux-tu toujours qu’il soit blond ?

– Je ne tiens plus du tout à la couleur des cheveux. Et toi ?

– Moi, je préfère les cheveux châtains.

– Ah ! fit Mlle Dubessy, regardant fixement Henriette qui, sous le regard scrutateur de son amie, se sentit légèrement embarrassée.

Donc, continua Claire avec un fin sourire, il a les cheveux châtains ? Mais il ne me suffit pas de savoir cela ; il faut que tu me fasses complètement son portrait.

Et comme Henriette restait silencieuse, Claire poursuivit :

– Il est jeune et beau, n’est-ce pas ?

– Dame, oui.

– De bonne famille ?

– Certainement.

– Un grand nom ?

– Je n’ambitionne pas un titre.

– Et tu as raison, chère Henriette ; mais il a, j’en suis sûre, la noblesse du cœur.

– Oui, Claire, la vraie noblesse, celle du cœur.

– Il est grand, bien fait, distingué et d’élégante tournure ?

– Sous tous les rapports il est très bien.

– Intelligent, instruit ?

– Oui, oui. Et il est bon, et… il n’a que des sentiments généreux et élevés.

– Enfin, c’est un jeune homme parfait.

– Eh bien, oui, parfait.

– Comme Mlle de Mégrigny peut le rêver. Mais il n’existe pas seulement dans ton imagination, ce beau jeune homme, la fiction d’autrefois est aujourd’hui la réalité. Tu l’as vu, ce jeune homme, tu le connais.

– Oui.

– Et tu l’aimes.

– Oui, Claire, je l’aime.

– En cela encore, ma chérie, tu es plus heureuse que moi.

– À ton tour tu aimeras.

– J’attends, soupira Mlle Dubessy.

Après un silence, elle reprit :

– Y a-t-il longtemps que tu le connais, ce jeune homme ?

– Il a été mon ami d’enfance.

– Attends donc, tu m’as souvent parlé, au pensionnat, d’un jeune étudiant appelé André.

– C’est lui, Claire, c’est lui !

– Il vient à Bresle ?

– Souvent. Nous aurons sa visite aujourd’hui, tu le verras.

– Cela me fera grand plaisir. M. et Mme Beaugrand le reçoivent bien ?

– Comme un ami de la maison.

– Seulement ?

– Mais…

– Vous n’êtes donc pas fiancés ?

– Pas encore.

– Pourquoi ? Car il t’aime, M. André ; il est impossible qu’il ne soit pas amoureux fou de Mlle de Mégrigny.

– Qui sait ? Je crois bien qu’il m’aime ; mais je n’en suis pas absolument sûre ; il ne me le dit pas.

– Pourtant, il te fait la cour…

– Il ne me fait pas la cour.

– Ah !

– Il est avec moi, depuis quelque temps surtout, d’une timidité… c’est à peine s’il ose m’adresser la parole.

– En vérité ! Ah ! il n’ose pas te parler ; mais il a assez de hardiesse pour te regarder, je suppose, pour t’admirer ?

– Quant à cela, oui, et avec une expression…

– Tu n’as pas besoin de m’en dire davantage : il t’aime, Henriette, il t’aime, il t’adore ! Selon moi, celui qui aime sincèrement doit être timide et craintif auprès de celle qu’il aime, ainsi que l’est M. André vis-à-vis de toi. Il t’aime, et c’est ainsi que je veux être aimée, moi, si je dois l’être un jour.

Ce que je ne peux pas souffrir chez un jeune homme, c’est la fatuité, ces airs vainqueurs d’un don Juan, qui semble dire : regardez-moi ! et qui expriment un ridicule contentement de soi-même. Tous sont un peu trop comme cela aujourd’hui ; quand ils se font quelque peu aimables, on dirait que c’est à regret ; toujours il semble qu’on attend d’eux l’aumône d’un regard ou d’un sourire ; et s’ils vous font réellement la cour, on s’aperçoit vite qu’ils dissimulent des pensées intéressées.

– Toujours ta défiance, Claire.

– Eh bien, oui ; je suis sous ce rapport fort sceptique, c’est un état maladif de mon âme. Mais revenons à M. André ; lui, au moins, ne ressemble pas à tant d’autres ; il n’affiche pas des prétentions sottes, ce n’est pas un fat, et loin de se croire irrésistible, il doute de lui et se demande probablement s’il est digne de toi, s’il a des mérites suffisants pour être aimé.

– Il a tout, Claire, tout.

– Assurément. Tu l’aimes, tu dois le trouver parfait. Il est, m’as-tu dit, bien accueilli par ta mère et M. Beaugrand ?

– Ma mère a beaucoup d’affection pour lui ; quant à M. Beaugrand, qui le connaît depuis son enfance, il l’aime comme s’il était son fils.

– Mais, alors, que craint-il ? Pourquoi ne demande-t-il pas ta main ? Qu’attend-il ?

– Je ne sais pas.

– Serait-il retenu par quelque sentiment de délicatesse ?

– Mais, je ne vois pas…

– Ses parents sont-ils riches ?

– Il n’a plus que sa mère. André n’a jamais connu son père qui, quelques mois avant sa naissance, est mort des suites d’un duel.

– C’est triste.

– Ce fut un grand malheur pour lui et pour sa mère, qui ne s’est pas remariée et qui, adorant son fils, s’est consacrée à lui tout entière.

– Voilà une bonne mère.

– Oh ! oui, bonne comme la mienne. Mme Clavière est toute de cœur.

– Mme Clavière, dis-tu ?

– Oui.

– Hier soir, M. Beaugrand a parlé de M. Clavière.

– Oui, d’André.

– Ainsi, ton amoureux est ce jeune sous-préfet dont M. Beaugrand faisait si chaleureusement l’éloge ?

– Je t’ai dit que M. Beaugrand l’aimait comme son fils.

Mlle Dubessy resta un instant songeuse, puis reprit :

– Henriette, je reviens à mon idée : voyons, Mme Clavière est-elle riche ?

– Je ne crois pas qu’elle ait beaucoup de fortune, car elle a toujours vécu très modestement, ne dépensant presque rien pour sa toilette, faisant sans doute des économies afin de faire donner à son fils l’instruction qu’il a reçue, car André est réellement très instruit. M. Beaugrand le dit et il s’y connaît.

Toutefois, Mme Clavière a certainement de l’aisance, car ce n’est pas le faible traitement de sous-préfet qui ferait vivre André et sa mère et permettrait à celle-ci de venir en aide à de nombreuses misères dans l’arrondissement.

– Ainsi Mme Clavière fait beaucoup de bien ?

– Oui.

– Relativement, c’est-à-dire selon ses moyens ?

– Sans doute.

– Mettons qu’elle donne à des malheureux mille ou douze cents francs par an, ce n’est pas une affaire. Bref, il ressort de ce que tu viens de me dire que Mme Clavière est à peu près sans fortune et que le traitement de sous-préfet, si minime qu’il soit, aide à vivre la mère et le fils. Or, ma chère Henriette, ta dot sera – tu me l’as toujours dit – d’un million.

– Oui.

– M. André Clavière doit connaître le chiffre de ta dot.

– Je ne sais pas.

– Il le connaît, sois-en sûre.

– Je ne crois pas qu’on ait jamais parlé de ma dot devant lui.

– Mme Clavière et Mme Beaugrand se voient-elles ?

– Rarement. Mme Clavière, qui n’aime pas beaucoup le monde et semble avoir fait le serment d’être toujours vêtue de noir, sort très peu ; mais elle et ma mère sont deux amies.

– Bien. Donc, ma chérie, sans aucun doute, Mme Beaugrand n’a pas laissé ignorer à Mme Clavière que tu apportais à ton mari, le jour même de ton mariage, un million, et Mme Clavière l’a dit à son fils. Ah ! je me doutais bien qu’il y avait une barrière entre toi et M. André. Cette barrière, ma chérie, c’est ta dot. Voilà ce qui rend ton amoureux craintif, ce qui le retient et même le repousse ; voilà pourquoi il ne demande pas ta main. C’est ce sentiment de délicatesse dont je parlais tout à l’heure. Ne cherche pas une autre cause à l’attitude de M. André Clavière et à son silence.

– Je n’avais pas songé à cela ; oui, Claire, tu as raison. Mais c’est très ennuyeux, continua Mlle de Mégrigny avec une petite moue charmante, car ça peut durer longtemps ainsi, même toujours.

– Oh ! toujours…

– C’est vrai, je finirais par me lasser, fit gentiment Henriette.

– Attendu que la patience a ses limites, ajouta Mlle Dubessy.

– Claire, si tu étais à ma-place, que ferais-tu ?

– Eh bien, si j’étais à ta place…

– Dis, dis !

– Je me lasserais tout de suite, parce que je ne voudrais pas d’un amoureux qui fût muet :

– Pourtant, Claire…

– Oh ! je me rends parfaitement compte de la situation dans laquelle se trouve M. André Clavière vis-à-vis de toi et de tes parents : il est presque pauvre et tu es riche ; ses craintes, ses hésitations sont faciles à comprendre ; d’un autre côté, il ignore que tu l’aimes.

– Peut-être l’a-t-il deviné.

– Oui, peut-être, mais cela n’est pas certain. Enfin, il se tait. Eh bien, si j’étais à ta place, je m’y prendrais de telle manière que je le forcerais à parler.

– C’est bien difficile.

– Sans doute ; mais une parole en amène une autre, à une question il faut une réponse. Et puis, ma chérie, tu as une excellente mère qui, peut-être, attend anxieusement tes douces confidences. Est-ce qu’on cherche à te faire faire un mariage riche ? Je ne le crois pas. Du reste, tu t’y refuserais. Va, je connais tes idées qui sont aussi les miennes : qu’est-ce que nous voulons ? Être aimées, pas autre chose ; mais aimées sincèrement, ardemment. L’argent n’est rien ; le bonheur avant tout. Aimer et être, aimée, voilà le bonheur. Pour nous, ma chère Henriette, tout est dans l’amour.

Pour ma part, si j’ai un jour le bonheur d’aimer et d’être aimée, je ne m’inquiéterai guère de savoir si celui que j’aime est riche ou pauvre. Sur ce point, par exemple, mon cher tuteur ne pense pas du tout comme moi ; mais cela m’est parfaitement égal, étant bien résolue, le moment venu, à n’agir que selon mon cœur et ma raison.

À ne te rien cacher, Henriette, je voudrais aimer et être aimée d’un jeune homme pauvre, un autre André Clavière, car bien que je ne le connaisse pas encore, ce que tu m’as dit de lui et de son caractère me porte à l’enthousiasme.

Oui, oui, M. André Clavière est bien l’un des maris que nous rêvions autrefois. Et puisque tu as trouvé le tien, ma chérie, je ne désespère plus autant de voir venir le mien.

S’il est pauvre, tant mieux, j’en serai ravie ; confiante en l’avenir sûre d’être heureuse, je serai fière de partager ma fortune avec lui.

– Et ta défiance et ton scepticisme ? fit Henriette, souriant malicieusement.

– Je ne serai plus ni défiante ni sceptique le jour où je me sentirai aimée.

– C’est très bien, Claire. Oh ! je pense absolument comme toi ; mais si ton amoureux ressemble à André, si ta grande fortune le rend craintif, le retient et même le repousse ?

– Ah ! je l’en aimerai davantage !

– Je comprends cela ; mais si, comme André, il ne parle pas ?

– Oh ! comme tu le disais toi-même tout à l’heure, je saurai bien deviner que je suis aimée.

– Alors ?

– Alors, Henriette, comme je n’ai pas ma mère pour me venir en aide, je serai forcée de prendre une initiative qui, d’ailleurs, ne répugnera pas à ma nature. Franchement, nettement je lui dirai : Vous m’aimez et je vous aime ; l’argent n’a rien à voir dans les choses du cœur, agissez donc comme si j’étais sans fortune.

Et mettant ma main dans la sienne, j’ajouterai : Demandez-moi à mon tuteur, je serai heureuse d’être votre femme !

Mlle de Mégrigny ébaucha un sourire, baissa la tête et, pendant quelques instants, resta songeuse.

– Henriette, à quoi penses-tu ? lui demanda son amie.

– À tout ce que tu viens de me dire.

– Et tu trouves que je suis toujours la même, toujours aussi folle ? – Oui, tu es toujours la même, toujours grande, généreuse, ferme dans tes convictions, superbe dans tes idées, toujours forte et vaillante. Je voudrais te ressembler.

– Que dis-tu là ? Comme tu connais peu la puissance de ton regard et le charme de ton sourire !

– Oh ! flatteuse !

– Interroge à ce sujet M. André Clavière.

– Claire, je ne t’écoute plus ; d’ailleurs la cloche ne va pas tarder à sonner le déjeuner, rapprochons-nous du château.

– Est-ce que M. André est attendu pour déjeuner ?

– Oui.

– Oh ! alors, fit Mlle Dubessy en se levant, il doit être déjà arrivé, et je comprends que tu aies hâte de le revoir.

– N’est-ce pas plutôt toi qui as hâte de le connaître ?

Claire se mit à rire. Et, passant son bras sous celui d’Henriette :

– Viens, dit-elle, viens !

Dans l’après-midi, quand le jeune sous-préfet se fut retiré et que les deux amies se retrouvèrent seules, Claire dit à Henriette :

– Il est charmant, M. André Clavière, et quoique prévenue en sa faveur, je l’ai trouvé bien au-dessus de tout ce que tu m’en avais dit ; tu ne faisais que lui rendre justice en me disant ce matin : « Sous tous les rapports il est très bien. » Oui, il est très bien : en lui rien de commun, distinction parfaite.

Son sourire révèle une extrême finesse de pénétration, et une intelligence rare éclate dans son regard clair et franc. Il parle peu, mais il cause agréablement ; il a de l’à-propos et dans ce qu’il dit, il n’y a rien de vide ni de banal ; il sait se faire écouter et je n’ai pas été sans m’apercevoir que M. Beaugrand avait du plaisir à l’entendre.

– Alors, Claire, tu comprends…

– Oui, chère amie, je comprends que tu l’aimes. Mais on le distinguerait entre cent, entre mille. On sent qu’il a été parfaitement élevé ; sa mère est certainement une femme de premier ordre.

– C’est une mère admirable.

– J’ai beaucoup observé M. Clavière, ma chère Henriette, et j’ai acquis la certitude que je ne m’étais pas trompée en te disant : il t’aime, il t’adore !

– Tu as vu cela ?

– Comme si c’était difficile à voir ! Mais cela saute aux yeux. Vainement il cherche à cacher ce qu’il croit son secret, à chaque instant il se trahit.

Son secret ! il n’en est plus un pour M. et Mme Beaugrand.

– Tu crois qu’ils ont deviné ?…

– Oui, je le crois, j’en suis sûre.

– Mais, alors, pourquoi est-il si timide ? dit ingénument Mlle de Mégrigny.

– Ah ! pourquoi ? je te l’ai dit : ta dot, Henriette, ta dot !

La jeune fille soupira.

– Ne te plains pas trop de sa timidité, continua Mlle Dubessy, je la trouve charmante, moi ; elle existe si peu chez les jeunes gens d’aujourd’hui ! D’ailleurs qu’indique-t-elle, cette timidité de M. André ? Que son amour pour toi est aussi profond que respectueux. Je te le répète, Henriette, le véritable amour est toujours timide.

Mais patience, le moment viendra où, forcément, ton bel amoureux perdra sa timidité.

*

* *

De retour à Pithiviers, le jeune sous-préfet se rendit auprès de sa mère pour l’embrasser. C’était un devoir filial auquel il ne manquait jamais.

– As-tu passé une journée agréable ? demanda Mlle Clavière.

– Délicieuse, répondit le jeune homme.

– Comme toujours, du reste, fit la mère en souriant.

– C’est vrai.

– Nos amis vont bien ?

– Très bien ; ils se plaignent toujours de te voir trop rarement.

– Ils savent que je sors très peu.

– Sans doute, sans cela ils pourraient être mécontents.

– Ils avaient beaucoup de monde ?

– Seulement une douzaine de personnes, entre autres une jeune fille très jolie, amie de Mlle de Mégrigny, que je ne connaissais pas encore, mais dont j’avais plusieurs fois déjà entendu parler. Elle est à Bresle pour une quinzaine de jours.

– Avec ses parents ?

– Non ; elle est orpheline de père et de mère, sans famille, m’a-t-on dit.

– Et elle est toute jeune ?

– Pas encore dix-neuf ans.

– Oh ! la pauvre enfant !

– Elle est, paraît-il, immensément riche.

– La fortune, si grande qu’elle soit, ne tient pas lieu d’une mère.

– Oui, chère mère, oui, rien ne peut remplacer une mère, une bonne mère comme toi, surtout.

– Comment s’appelle cette jeune fille ?

– Claire Dubessy.

– Claire Dubessy ! exclama la Dame en noir, avec un brusqué mouvement de surprise.

– Est-ce que tu la connais ?

– Je ne l’ai jamais vue ; mais j’ai entendu parler d’elle.

– Si elle t’intéresse et que tu veuilles la connaître…

– Si j’avais à la voir, à lui parler, ce n’est pas au château de Bresle que j’irais la trouver. Ainsi Mlle Claire Dubessy est une amie de Mlle de Mégrigny ?

– Une amie de pension.

– En effet, Mlle Dubessy a passé plusieurs années au pensionnat des Dames de Saint-Vincent, rue de Reuilly.

André regarda sa mère avec étonnement. Mme Clavière paraissait pensive.

– Chère mère, reprit le jeune homme, je devine que tu sais bien des choses concernant Mlle Dubessy.

– Soit, mais ne m’interroge pas ; je ne pourrais rien te dire. Elle est jolie, m’as-tu dit ?

– Oui, très jolie.

– Est-elle affectueuse ?

– Oui, et je la crois très bonne.

J’ai remarqué que Mlle Henriette et elle avaient l’une pour l’autre une grande amitié.

– Est-elle fière, hautaine ?

– Pas le moins, du monde.

Elle m’a paru pleine de franchise.

– Crois-tu qu’elle a du cœur ?

– Je crois qu’elle en a beaucoup et qu’elle est très sensible.

– Enfin, ta première impression a été bonne ?

– Excellente, chère mère, et j’ai senti tout de suite que Mlle de Mégrigny avait en Mlle Dubessy une amie sincère et dévouée, ce qui m’a fait éprouver un vif plaisir.

– C’est bien ; tu ne peux pas me faire de cette jeune fille un plus bel éloge.

Et Mme Clavière se mit à parler d’autres choses.

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