VI UNE FÊTE

Il y avait grande réception au ministère de l’Intérieur. Le programme annonçait une soirée musicale et littéraire ; on entendrait les principaux artistes de l’Opéra et de la Comédie-Française. Cette première partie de la fête serait suivie d’une sauterie ; on danserait le cotillon, remis à la mode.

Cette soirée au ministère était la clôture des fêtes de la saison.

De nombreuses invitations avaient été faites, et si tous les invités du ministre se présentaient, on se demandait si les vastes salons de l’hôtel Beauveau pourraient les contenir.

La grille d’entrée, surmontée d’un trophée de drapeaux aux couleurs nationales, était magnifiquement illuminée, de même que l’hôtel du ministère sur lequel se détachaient des lignes de feu.

Des arbustes, formant plusieurs massifs, placés dans la cour pavée, la faisaient ressembler à un verdoyant jardin. Les vestibules, les escaliers, les antichambres étaient ornés de plantes exotiques des plus rares fournies par les serres de la ville, et, partout, il y avait profusion de fleurs dans toute leur fraîcheur.

Dès neuf heures et demie, on commença à arriver, et bientôt, dans la cour de l’hôtel et tout le faubourg Saint-Honoré, ce fut un roulement de voitures continuel.

Les arrivants passaient au vestiaire, puis, annoncés par un huissier, ils entraient dans un premier salon où le ministre, debout, ayant à ses côtés son secrétaire particulier et le directeur du personnel du ministère, recevait ses invités avec une grande courtoisie. Pour tous il avait un sourire de bienvenue, un mot gracieux. Avec ceux qu’il connaissait, en leur serrant la main, il échangeait quelques paroles bienveillantes ou amicales.

On saluait ensuite la femme du ministre, qui se trouvait dans un angle du salon, assise au milieu d’un cercle de dames, ses amies. Puis, à volonté, on se répandait dans les divers salons où, presque à chaque pas, on serrait la main d’un ami, d’une connaissance.

La réception ministérielle était plutôt intime qu’officielle ; du reste, nous l’avons dit, c’était une fête. Néanmoins, on rencontrait dans les salons beaucoup de sénateurs et de députés, plusieurs préfets et quelques uniformes d’officiers supérieurs mêlés à la masse compacte des habits noirs sur lesquels se détachaient des croix et des crachats enrichis de diamants.

Les arts, les lettres, les sciences, la presse, la magistrature, l’industrie étaient dignement représentés à cette soirée par les personnages les plus en vue. On peut dire qu’il y avait là le Tout-Paris connu, l’élite de l’intelligence, le cerveau de la France.

Mais ce qui donnait à cette soirée un attrait tout particulier, c’est que les dames et les jeunes filles – chose rare au ministère de l’Intérieur – y étaient au moins aussi nombreuses que les hommes.

Et à travers les habits noirs, les chatoiements de la soie, les rubans, les dentelles, les épaules et les bras nus, et le scintillement des pierreries dans la lumière éclatante des lustres, produisaient un effet saisissant.

Et puis, comme elles étaient bien portées ces ravissantes toilettes ! Les jeunes filles rivalisaient de grâce, de distinction, de beauté. On aurait dit que, ce jour-là, les plus belles personnes de Paris s’étaient donné rendez-vous.

À dix heures et demie, l’huissier annonça :

– Monsieur Beaugrand, mademoiselle de Mégrigny. Puis, immédiatement :

– Madame Beaugrand, monsieur Clavière.

Nos quatre personnages pénétrèrent dans le salon et se trouvèrent en face du ministre qui, après avoir salué la mère et la fille, tendit en même temps ses mains au député et au sous-préfet.

– Mon cher député, dit-il, vous arrivez un peu tard, le concert va commencer, et peut-être trouvera-t-on difficilement à bien placer ces dames ; vite, vite, conduisez-les.

Et, frappant familièrement sur l’épaule d’André :

– Je vous reverrai tout à l’heure, monsieur le sous-préfet.

Nos amis se hâtèrent de gagner la salle du concert absolument bondée et où il ne restait plus que quelques sièges inoccupés.

Derrière les dames, toutes assises, les hommes se tenaient debout, serrés les uns contre les autres. Mais beaucoup avaient quitté la salle ou n’avaient pas cherché à y pénétrer ; les uns circulaient dans les salons, d’autres rendaient visite au buffet magnifiquement garni.

Partout des groupes où l’on causait avec animation. Ici, c’étaient les hommes politiques ; là, les littérateurs, les journalistes, les artistes-peintres et sculpteurs ; d’un autre côté messieurs les savants, plus loin de graves magistrats, deux ou trois ministres, qui étaient fort entourés et dont on recueillait avidement les paroles.

Quand Mme Beaugrand et sa fille parurent dans la salle du concert et que les hommes, se serrant davantage, leur livrèrent passage, un murmure flatteur s’éleva. Mme Beaugrand, toujours très belle, et Henriette, divinement jolie, faisaient sensation. Mais c’était la jeune fille, surtout, qui attirait tous les regards, et ces mots volaient de bouche en bouche :

– Oh ! la charmante jeune fille !

– Ravissante !

– Délicieuse !

– Adorable !

– Quelle distinction ! quelle grâce !

– Que de douceur dans le regard, de suavité dans le sourire !

– Elle est ici, ce soir, la reine de beauté.

– La connaissez-vous ?

– Non.

– Ce monsieur décoré, à qui elle donne le bras, est sans doute son père.

– La dame est certainement sa mère ; elles se ressemblent.

– Et le jeune homme, très bien aussi, doit être son frère.

– Ou son fiancé.

– Un couple charmant.

L’admiration des dames ne le céda en rien à celle des messieurs, et plus d’une belle jeune fille, se sentant éclipsée par la beauté rayonnante d’Henriette, supérieure à la sienne, se mordit les lèvres de dépit et garda assez longtemps un nuage sur son front.

Mme Beaugrand et sa fille s’étaient assises ; mais Henriette, était toujours beaucoup regardée, on se levait même pour la mieux voir. Assurément, cette curiosité était flatteuse ; mais elle gênait, troublait la jeune fille qui rougissait et baissait les yeux, sans se douter qu’elle ajoutait ainsi un charme de plus à sa personne.

Heureusement les musiciens de l’orchestre attaquèrent le prélude d’un grand air d’opéra, le premier ténor de l’Académie nationale de musique entra en scène, et toute l’attention des auditeurs s’étant portée sur lui, Mlle de Mégrigny se trouva délivrée.

Nous n’avons pas à écrire le compte rendu de cette soirée musicale et littéraire, dont les invités ont certainement gardé le souvenir ; disons seulement qu’elle fût extrêmement brillante, et que tous les artistes sans exception furent chaleureusement applaudis, ce qui n’était que justice rendue à leur admirable talent.

Entre un monologue dit par un Comédien du Théâtre-Français et un morceau chanté par une diva de l’Opéra, on causait dans la salle, ceux-ci des artistes que l’on venait d’entendre, ceux-là de diverses choses plus ou moins mondaines.

Un vieux sénateur, ancien ministre, qui paraissait connaître tout le monde, et qui, en effet, pouvait nommer beaucoup de personnes, était accablé de questions.

– Qui donc est cette dame ?

– Comment appelez-vous ce monsieur ?

– Et grâce au vieux sénateur, un grand nombre des invités du ministre ne restaient pas inconnus.

Interrogé au sujet d’un homme d’une cinquantaine d’années, officier de la légion d’honneur, qui se tenait debout derrière une dame assise dans un fauteuil et attirait l’attention par son grand air, le sénateur répondit :

– Ce monsieur est le comte de Rosamont.

– Le comte de Rosamont, ancien ambassadeur ?

– Lui-même, et la dame assise devant lui est la comtesse de Rosamont.

– Comment M. et Mme de Rosamont se trouvent-ils ici ?

– Le comte, qui a été autrefois, un homme de l’Empire, s’est rallié à la République.

– Alors il veut rentrer dans la diplomatie et sollicite une nouvelle ambassade ?

– Vous êtes dans l’erreur, M. de Rosamont ne désire aucune fonction ; très riche, il n’a jamais été, d’ailleurs, un ambitieux. C’est sincèrement, loyalement, par la force des choses, qu’il a accepté la forme du gouvernement actuel de notre pays, car il est avant tout Français et patriote. Donc, c’est par conviction et non pour des raisons d’intérêt personnel qu’il est venu à nous.

– Heu ! heu !

– Permettez, je vous parle de cela savamment ; en effet, je sais qu’un poste d’ambassadeur a été offert plusieurs fois au comte de Rosamont et qu’il l’a refusé.

– Pourquoi ?

– Je vous l’ai dit, il n’est pas ambitieux, et pour rien au monde il ne voudrait vivre maintenant éloigné de la France.

– Enfin, en voilà donc un qui ne se précipite pas à la curée des places et des honneurs !

– M. de Rosamont n’a pas d’enfant, c’est pour lui un chagrin ; s’il avait un fils, peut-être tiendrait-il un peu plus à se mettre en vue.

– La comtesse de Rosamont a dû être fort belle.

– Oui, fort belle, et elle l’est encore.

– Comme elle a l’air triste !

– Je l’ai toujours vue ainsi, sans sourire, mélancolique, rêveuse.

– Il y a en elle une douleur secrète.

– Chacun a ses peines.

– Mais qui donc regarde-t-elle ainsi, les yeux brillants, comme en extase ? Ah ! c’est ce grand et beau jeune homme, là, en face de nous. Est-ce que vous le connaissez ?

– Non, je ne le connais pas ; mais celui qui lui parle en ce moment est M. Beaugrand, le député, un ingénieur des mines du plus grand mérite.

*

* *

Le célèbre duo de la Reine de Chypre, chanté d’une façon magistrale, termina le concert.

Un ouragan de salves d’applaudissements témoigna à tous les artistes qui venaient de se faire entendre et la satisfaction des auditeurs et le plaisir qu’ils avaient fait éprouver.

Le bal ne devant commencer qu’à minuit, on avait une grande demi-heure devant soi. Tout le monde en profita pour faire le tour des valons, ce qui dérangea quelque peu les graves personnages qui, groupés un peu partout, causaient entre eux de la politique intérieure et extérieure, de notre armée, de notre marine, de la poudre sans fumée, de la triple alliance, de l’amitié de la France et de la Russie, de tels et tels projets de loi qui allaient être soumis au parlement, de telles et telles réformes qui s’imposaient, et qu’il était urgent d’accomplir dans l’intérêt même du gouvernement.

Malgré la foule qui se pressait dans les salons, la circulation n’y était point trop gênée. Il est vrai que les toilettes des dames étaient moins encombrantes que les années précédentes ; la robe à longue traîne, ayant fait son temps, était remplacée par la robe demi-longue, sans grande ampleur de jupe, et qui, débarrassée de la disgracieuse et ridicule tournure, habille si bien nos élégantes Parisiennes.

Toutes les toilettes, d’un goût exquis, étaient ravissantes. C’est que nous possédons à Paris les meilleures faiseuses du monde ; nos couturières sont de véritables fées.

Si Mlle Henriette de Mégrigny attirait les regards par son angélique beauté, sa délicieuse toilette, à la fois simple et gracieuse, était aussi très remarquée.

Elle avait une robe groseille avec des bouillonnes de malines, relevés par des nœuds de ruban, d’où s’échappaient des guirlandes tombantes de fleurs très fines ; le corsage montant découvrait le cou légèrement, mais laissait voir la chute des épaules nues et toute la partie des bras que ne recouvraient pas les gants dits mousquetaires. Le galbe des épaules et le pur modelé des bras à la peau fine et satinée laissait deviner les richesses, les grâces de formes exquises qui se cachaient sous la soie et le flot de-dentelle qui montait de la ceinture au col, dans l’ouverture du corsage.

Henriette n’avait pas d’autre bijou qu’un bracelet à son bras, lequel était un petit cercle d’or avec un rubis.

Dans son opulente chevelure noire, un bouquet très petit, très léger ; mais il était si coquettement, si gracieusement placé, ce bouquet, qu’on aurait dit un oiseau ouvrant les ailes, posé sur le haut de l’oreille.

Mlle de Mégrigny n’avait nul besoin de parure et d’ornements. Elle avait la lumière attirante de ses beaux yeux, son doux regard plein de candeur, son sourire adorable, la fraîcheur printanière de ses joues, toutes les grâces de la jeunesse et ce charme indicible qui la faisaient apparaître comme dans un rayonnement.

Elle se promenait au bras de M. Beaugrand. Et ceux qui ne l’avaient pas encore vue, s’écriaient comme les autres :

– Oh ! la charmante jeune fille !

Continuellement, à travers les salons, des serviteurs passaient avec de grands plateaux d’argent chargés, les uns de rafraîchissements, les autres de pâtisseries, de fruits confits, de sucreries de toutes sortes.

C’était principalement pour les dames et ceux qui ne pouvaient pas arriver jusqu’au buffet, lequel était positivement assiégé.

Les premiers flonflons de l’orchestre se firent entendre, annonçant l’ouverture du bal. Ceux qui voulaient se livrer au plaisir de la danse et ceux qui désiraient être là, comme spectateurs, rentrèrent dans le grand salon où avait eu lieu le concert et qu’on avait rapidement transformé en salle de bal, avec deux rangs de banquettes sur les côtés.

La première danse fut une valse.

Henriette, tout émue, mais radieuse, avait mis sa main dans celle d’André, et ils s’étaient lancés dans le tourbillon des valseurs.

Le comte et la comtesse de Rosamont étaient assis aux premiers rangs des spectateurs et paraissaient suivre avec intérêt et grand plaisir le tournoiement vertigineux des danseurs.

– On valse partout, disait la comtesse, mais nulle part avec autant de souplesse et de grâce qu’en France.

– C’est que la valse est une danse toute française, quoi que les Allemands aient fait pour s’en emparer.

– Oh ! les Allemands ! lourds en tout, s’ils aiment la valse, ils n’en font guère valoir les beautés.

– Voyez donc, Louise, ce jeune homme et cette jeune fille.

– Où cela ?

– Devant nous ; la jeune fille a une robe rose avec des guirlandes de fleurs.

– Ah ! oui, cette jeune fille ; je l’ai déjà remarquée ; elle est tout à fait charmante.

– Son cavalier n’est-il pas charmant aussi ?

– Il est fort bien ; tous deux dansent avec une grâce…

– Il a l’air fort distingué, ce jeune homme, ne trouvez-vous pas ?

– Si, mon ami, je suis de votre avis.

Henriette et André étaient déjà loin ; mais le comte ne les quittait pas des yeux ; pour lui, il n’y avait plus dans la salle que ce beau jeune homme et cette belle jeune fille. Mais c’était le jeune homme surtout qui fixait son attention ; il subissait une sorte de fascination dont il n’avait pas conscience.

Quand André et Henriette se rapprochèrent :

– C’est singulier, reprit le comte, je ne comprends pas pourquoi je m’intéresse ainsi à ces deux enfants ; pensez-vous qu’ils soient frère et sœur ?

– Je crois plutôt que ce sont deux amoureux, des fiancés ; voyez comme elle se presse contre lui pleine de confiance, avec un abandon charmant ; l’amour qui est dans leur cœur éclate dans leurs yeux ; le bonheur qu’ils éprouvent est peint sur leur physionomie qui exprime la plus vive tendresse.

– Un bien joli couple ! fit le comte.

– Mais vous ne regardez pas les autres.

La comtesse aurait voulu que l’attention de son mari se portât d’un autre côté. C’est qu’elle-même, sans le dire et se gardant bien de le laisser voir, s’intéressait au jeune homme non moins vivement que le comte.

Depuis qu’elle l’avait aperçu pendant le concert, il avait été l’objet de ses préoccupations.

Les femmes ont généralement le coup d’œil plus sur que les hommes.

Mme de Rosamont avait remarqué qu’entre son mari et ce beau jeune homme inconnu il y avait certains airs de vague ressemblance, et comme elle n’avait pas oublié le petit André, ce fils du comte de Rosamont qu’elle avait vu à l’âge de neuf ans à la Maison maternelle de Boulogne, elle s’était dit :

– Serait-ce lui ?

Dès lors elle s’était sentie inquiète, et si elle n’avait pas craint de contrarier le comte et d’avoir à répondre à des questions embarrassantes, elle lui aurait témoigné le désir de se retirer immédiatement.

Toutefois elle avait cherché à se rassurer en se disant qu’elle se trompait, sans doute.

En quinze années ; un grand changement s’était opéré chez André et, dans le jeune homme, la comtesse ne reconnaissait pas l’enfant.

Mais voilà que, tout à coup, le comte remarquait aussi le jeune homme et, à son tour, s’intéressait à lui. La comtesse était de nouveau saisie par l’inquiétude, et plus encore elle s’effrayait ; car chez elle, maintenant, le doute du premier moment se changeait en certitude : ce jeune homme était bien André Clavière, le fils de Marie Sorel, l’ancienne maîtresse du comte de Rosamont.

Mais cette chose mystérieuse qu’on appelle la voix du sang existait donc réellement ? Mon Dieu, si le comte, irrésistiblement attiré vers le jeune homme, allait découvrir ce qu’elle lui avait si bien caché ! Assurément il ne se rendait pas compte de l’intérêt que cet inconnu faisait naître en lui ; mais le nom de Marie Sorel pouvait être fatalement prononcé ; alors… que de choses à redouter !

Les souvenirs depuis longtemps endormis se réveillaient : le comte apprenait qu’André Clavière était son fils. La comtesse se sentait frissonner en pensant aux conséquences d’une révélation éclatant comme un coup de foudre.

La valse était finie, on prenait place pour le quadrille.

Comme pour augmenter les angoisses de la comtesse, André, qui allait danser avec Mme Beaugrand, se trouva placé juste en face de M. et de Mme de Rosamont, faisant vis-à-vis à Henriette, qui avait pour cavalier le fils d’un ami de M. Beaugrand.

Une vieille dame, qui était assise à côté du comte, quitta sa place, appelée par une autre dame. Au même instant, le vieux sénateur dont nous avons déjà parlé, vint saluer le comte et la comtesse, puis prit la place que la vieille dame venait d’abandonner.

– Très belle soirée, monsieur le comte, dit-il ; on en gardera le souvenir.

– Le ministre a fait magnifiquement les choses.

– Quel entrain ! quelle animation ! quelle gaieté ! C’est bon à voir, cette jeunesse qui s’amuse ; cela réchauffe le cœur des vieux comme moi ; ces jeunes gens, si heureux de se livrer au plaisir de la danse, font revivre en nous les souvenirs de jadis ; voilà comme nous étions à vingt-cinq ans, on s’en donnait aussi à cœur-joie. Ah ! c’était le bon temps ! Mais si les vieux l’ont perdu, les jeunes le retrouvent ; c’est dans l’ordre immuable des choses. Oh ! la jeunesse ! la jeunesse ! On devrait ne pas vieillir, monsieur le comte !

– Entendez-vous par là qu’il faudrait mourir jeune ?

– Non, mais rester jeune toujours.

– On se lasserait peut-être d’une éternelle jeunesse, fit le comte en ébauchant un sourire.

– Vous avez raison, la vie a ses étapes par lesquelles nous devons passer les uns après les autres.

Le comte avait écouté et répondu distraitement, ce qui n’avait pas échappé au sénateur.

– Monsieur le comte, dit-il, on voit que vous éprouvez du plaisir à voir danser.

– Je l’avoue, monsieur le sénateur.

– Toutes charmantes, ces danseuses.

– Connaissez-vous celle-ci en robe lilas avec bouquets de roses mousseuses ?

– Parfaitement, monsieur le comte ; on la prendrait volontiers pour la sœur aînée de sa fille, cette ravissante enfant à qui elle donne la main en ce moment pour la chaîne des dames.

– Ah ! c’est la mère et la fille !

– Mon ami, dit la comtesse à son mari, sentant venir les interrogations, ne craignez-vous pas d’ennuyer M. le sénateur ?

– Mais non, madame la comtesse, répondit vivement le vieillard, je suis heureux, au contraire, de pouvoir répondre à M. le comte et de lui faire connaître quelques-unes des personnes qui sont ici.

Sans s’arrêter, il continua :

– Cette jeune femme, qui est toujours très jolie, comme vous le voyez, monsieur le comte, est Mme Beaugrand, la femme du député.

– Le nom de M. Beaugrand m’est connu, et je sais que M. Beaugrand, ingénieur des mines, est vice-président du conseil d’administration de la société des mines de l’Indo-Chine.

– Vous pouvez ajouter que c’est à M. Beaugrand que cette société, si riche aujourd’hui, doit sa prospérité.

– J’ignorais cela.

– Peut-être ignorez-vous également qu’avant d’épouser M. Beaugrand, Mme Beaugrand avait été deux fois veuve ?

– Quoi ! M. Beaugrand est le troisième mari de cette toute jeune femme ?

– Mon Dieu, oui. Ah ! elle n’a pas toujours été heureuse comme elle l’est aujourd’hui, la pauvre Blanche de Simiane.

– Blanche de Simiane, dites-vous ?

– C’est Mme Beaugrand.

– Je l’ai connue enfant ; alors j’étais reçu chez la baronne de Simiane, sa mère.

– De toute cette famille, une des plus anciennes de France, il ne reste que Mme Beaugrand ; le nom de Simiane n’existe plus. Après avoir, dans des jeux de bourse, englouti des millions, le frère de Blanche, dernier baron de Simiane, a disparu, et depuis on n’a plus entendu parler de lui.

C’est le baron qui avait marié sa sœur à M. de Mégrigny.

– J’ai aussi connu autrefois, M. de Mégrigny. Et il est mort, pauvre garçon !

– Mort de s’être amusé, trop amusé, moins d’un an après son mariage.

– N’avait-il pas fait un superbe héritage ?

– Oui, une tante qu’il avait en Amérique lui laissa en mourant quelque chose comme dix millions.

– Alors Mme Beaugrand est immensément riche ?

– Erreur : le baron de Simiane a jeté dans le même gouffre sa fortune et celle de sa sœur, ou plutôt de sa nièce, Mlle Henriette de Mégrigny.

– Ah ! cette charmante enfant est la fille de M. de Mégrigny ?

– Oui ; elle est née quelques mois après la mort de son père. Après la disparition de son frère, Mme de Mégrigny a recueilli les épaves de la fortune de son mari, et a pu sauver ainsi du naufrage environ quinze cent mille francs, ce qui lui permettra de donner à sa fille un million en la mariant. Ce n’est pas à dédaigner.

– Sans doute ; mais la jeunesse et la beauté de Mlle de Mégrigny ne sont pas non plus à dédaigner.

– Certes !

– Elle doit être très recherchée.

– Oh ! on ne parle pas encore de la marier. Mme Beaugrand, qui adore sa fille, n’est point pressée de s’en séparer.

– Est-ce qu’elle n’a que cette fille ?

– Elle n’a pas eu d’enfant de son second mari, M. de Bierle, un écrivain de beaucoup de talent, qui, lui aussi, est mort prématurément, et il est probable, après neuf ans de mariage, qu’elle n’en aura pas de M. Beaugrand.

– Comme on se trompe souvent ! fit M. de Rosamont ; ne m’étais-je pas imaginé, tout à l’heure, que Mlle de Mégrigny et ce grand et beau garçon, qui danse avec Mme Beaugrand, étaient le frère et la sœur ?

– Dame, monsieur le comte, quand on ne sait pas.

– Monsieur le sénateur, savez-vous qui est ce jeune homme ?

La comtesse tressaillit.

– Si vous m’aviez adressé cette question il y a une heure, monsieur le comte, répondit le sénateur, je n’aurais pu vous répondre, car, alors, ce jeune homme m’était inconnu ; mais il y a quelques instants, pendant la promenade dans les salons, M. Beaugrand, qui l’a en très haute estime, me l’a présenté ; c’est un sous-préfet, il se nomme Clavière.

– Ah ! je ne me trompais pas, c’est lui ! pensa Mme de Rosamont. Et, devenue très pâle, elle regarda son mari avec anxiété.

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