XVI COUSIN ET COUSINE

Mlle Claire Dubessy avait eu, comme presque tous les jours, quelques personnes à déjeuner, parmi lesquelles se trouvaient les inévitables Mme de Linois et son fils, toujours empressés, l’un et l’autre, à faire leur cour à la richissime héritière.

On était au salon, où l’on causait des choses du jour, et beaucoup plus de ce qui se passait à Paris que dans l’ouest et sud-ouest de la France ; car les oisifs de province, les gens riches, les fonctionnaires de tous ordres sont plus souvent à Paris par la pensée que chez eux, ce qui explique l’intérêt avec lequel nos bons provinciaux lisent les journaux mondains de la capitale, qui leur parlent des toilettes de mesdames X, Y, Z ; de la nouvelle pièce à l’Opéra, au Théâtre-Français, à l’Opéra-Comique, au Gymnase, même aux Bouffes ; des comédiens, des comédiennes, chanteurs et chanteuses en renom ; des étoiles de cafés-concerts ; des scandales du jour, enfin de tous les potins des salons et des boulevards parisiens.

Claire était distraite, n’écoutait pas ce que l’on disait, et l’on aurait facilement remarqué, si on l’eût voulu, qu’elle ne s’amusait guère.

La causerie devenant de moins en moins intéressante, ce qui arrive toujours quand on parle pour ne rien dire, une grande demoiselle sèche, pas jolie du tout, se mit au piano sous le prétexte d’égayer la société, mais en réalité pour écorcher les oreilles trop complaisantes, en tapotant les notes d’une fantaisie sur les motifs de la Norma.

Après avoir frappé deux petits coups pour s’annoncer et sans attendre qu’on lui répondit, Julie, la jeune femme de chambre, entra presque mystérieusement dans le salon, s’approcha de sa maîtresse et lui dit quelques paroles à l’oreille.

Aussitôt Claire se leva. Son air ennuyé, avait disparu et sa belle physionomie s’était animée.

Tous les regards se fixèrent sur Mlle Dubessy, et dans ces regards on lisait une curiosité grosse d’interrogations.

La grande demoiselle pas jolie s’était arrêtée au beau milieu de son morceau et, non moins curieuse que les autres, s’était tournée du côté de la jeune châtelaine.

– Messieurs, et vous aussi, mesdames, dit Claire, je vous prie de m’excuser ; je suis obligée de vous quitter.

– Une visite ? interrogea Mme de Linois.

– Oui, madame, c’est une visite.

– Mais pourquoi ne faites-vous pas entrer ici la ou les personnes ?

– Parce que je n’ai pas à vous présenter aujourd’hui M. Édouard Lebel, cet artiste peintre dont je vous ai parlé, et que je vais charger de remettre en bon état les peintures de Grisolles.

– Édouard Lebel, fit un grave magistrat, je ne connais pas ce nom-là. Est-ce que le nom de ce peintre vous est connu ? ajouta-t-il, s’adressant à la galerie.

– Je ne le connais pas du tout, répondit un vieux beau, ayant longtemps demeuré à Paris, et qui se targuait de connaître tous les personnages de marque de la capitale.

– Ni moi, ni moi, dirent les autres.

– M. Édouard Lebel, répliqua froidement Mlle Dubessy, n’est pas encore célèbre comme Détaille, Carolus-Duran, Bonnat, Puvis de Chavannes, Meissonier, Mélingue, Rochegrosse et tant d’autres ; mais il a du talent, beaucoup de talent, et il est l’artiste qu’il faut ici.

– Est-ce qu’il est jeune ?

– Entre vingt-cinq et trente ans, m’a-t-on dit ; car je ne l’ai pas vu encore.

– Alors, vous allez lui faire examiner toutes vos belles peintures ?

– Il vient pour cela.

– Mais, chère demoiselle, dit Mme de Linois, nous pouvons tous vous accompagner dans cette intéressante visite.

– M. Édouard Lebel vient ici aujourd’hui pour examiner le travail qu’il va avoir à exécuter ; il a besoin, pour cela, de calme et de réflexion ; plusieurs personnes autour de lui le gêneraient, le troubleraient ; je n’accepte donc pas, chère madame, l’offre aimable que vous me faites. Et comme je puis être retenue assez longtemps, je prie M. Darimon de vouloir bien me remplacer auprès de vous.

Et, s’adressant au vieillard :

– Mon cher tuteur, ajouta-t-elle, veuillez tenir compagnie à ces dames et à ces messieurs, qui vont aller se promener dans le parc.

C’était dire que personne ne devait rester au salon ; on le comprit, car tout le monde se leva, non sans faire un peu la grimace. La jeune fille fit une révérence et sortit aussitôt. Julie l’attendait dans l’antichambre.

– Où est notre artiste ? demanda-t-elle.

– Je l’ai fait entrer dans le boudoir de mademoiselle.

– C’est bien, Julie, merci. Je vais avoir besoin de vous, ne vous éloignez pas.

Très émue, Claire se dirigea vers le petit salon Pompadour où elle entra si doucement, que le jeune homme, absorbé dans la contemplation d’un superbe panneau peint par Boucher, n’entendit pas le froufrou de la robe de la jeune fille, se glissant entre les pans de la tenture.

Elle resta un instant immobile, examinant la taille élancée, bien prise du jeune homme, qui lui tournait le dos.

Voyant qu’il se croyait toujours seul, elle rompit le silence par ces mots :

– Monsieur, je suis maintenant tout à vous.

Édouard se retourna vivement.

À la vue de l’adorable créature qui était devant lui, il fit un pas en arrière comme ébloui de tant de charme et de beauté.

On ne lui avait pas dit si Mlle Dubessy était jeune ou vieille ; en entrant au château, il s’était attendu à se trouver en présence d’une vieille fille maniérée, prétentieuse, ayant tous les ridicules de la provinciale parvenue ; au lieu de cela, c’était une toute jeune fille, simple, gracieuse, distinguée, à l’air modeste et belle comme un ange, qui s’offrait à ses yeux ravis.

Mais cette délicieuse enfant était-elle bien Mlle Dubessy ?

– Pardon, mademoiselle, balbutia-t-il, en s’inclinant, pardon, mais…

– Monsieur, dit-elle de sa voix harmonieuse et douce, je dois, avant tout, me présenter à vous : je suis mademoiselle Claire Dubessy.

Il s’inclina de nouveau respectueusement.

Puis ils restèrent un instant silencieux, se regardant.

Lui, complètement sous le charme, se disait :

– Comme elle est belle ! Oh ! l’adorable jeune fille !

Claire pensait, en l’examinant de ce regard de femme clair, profond et si sûr dans le jugement :

– La Dame en noir m’a bien dit ce qu’il était ; oui, c’est bien ainsi que je me le figurais : grand, bien fait, le regard doux, le front intelligent, triste de sa pauvreté ; oui, il a les sentiments élevés, il est bon, il a du cœur ! Sa pâleur, ses joues amaigries, parlent de ses souffrances passées ! Oh ! pauvre garçon, pauvre garçon !

Ce fut Édouard qui rompit le silence.

– Mademoiselle, dit-il, vous étiez en société et je vous ai dérangée ; pardonnez-moi de m’être présenté à un moment si mal choisi.

– J’étais en société, en effet, répondit-elle ; mais rassurez-vous, vous ne m’avez point dérangée ; je sais être libre ou me rendre libre quand il me plaît. Je dirige mes actions comme je crois devoir le faire et je ne suis l’esclave de personne. Ah ! je serais vraiment malheureuse si, parce que beaucoup de gens aiment à venir à Grisolles, je ne m’appartenais pas un peu. Je vous l’ai dit tout à l’heure, je suis maintenant tout à vous.

Mais asseyez-vous, je vous prie, là, dans ce fauteuil, nous allons causer…

Après un bout de silence, et le jeune homme s’étant assis, elle reprit :

– Quand je suis entrée, vous regardiez ce panneau ?

– Je l’admirais, mademoiselle, comme j’ai admiré les trois autres : ce sont de purs chefs-d’œuvre.

– Vous avez ici un échantillon de ce que vous verrez tout à l’heure.

On vous a dit, monsieur Lebel, ce que j’attendais de vous ?

– Oui, mademoiselle ; mais je suis venu à Grisolles afin de me rendre compte moi-même du travail à faire.

– Vous avez bien fait ; du reste, je vous attendais.

On vous a aussi parlé des conditions : si vous ne trouviez pas qu’elles fussent ce qu’elles doivent être, n’hésitez pas à me demander de les modifier…

– Mademoiselle, si j’avais quelque chose à dire à ce sujet, ce serait de trouver que vous êtes trop généreuse.

– Non, non, fit Claire, en secouant la tête. Enfin vous ne faites pas d’objections à ces conditions ?

– Aucune, mademoiselle.

– Voulez-vous que je vous les rappelle ?

– C’est inutile, mademoiselle ; j’ai sur moi la lettre que vous avez écrite à M. Biacchi et que m’a laissée M. Duchemin.

– Ah ! vous avez ma lettre, fit la jeune fille en rougissant.

Elle continua :

– Eh bien, je vous confirme de vive voix tout ce qu’elle contient : vous ne serez pas ici un étranger, mais considéré comme un ami. Quand je dis que vous aurez la table et le logement, cela indique que vous vous assoirez à ma table.

– Mais, mademoiselle…

– Oh ! ne redoutez pas le tête-à-tête : il y a toujours ici quelques personnes qui y viennent déjeuner et dîner ; et quand il ne m’arrive pas de ces visiteurs, – ce qui est rare – j’ai pour me tenir compagnie M. Darimon, mon vieux tuteur, avec qui vous vous entendrez très bien, vous verrez.

Vous n’aurez pas une chambre dans le château même ; mais un joli pavillon, qui se trouve dans le jardin, et que je vous montrerai tout à l’heure d’une fenêtre, sera mis à votre disposition ; vous aurez là un logement complet, très confortable ; de cette façon vous serez mieux chez vous et plus libre.

– Oh ! mademoiselle, je suis vraiment confus…

– Monsieur Lebel, il y a une autre chose dont je veux vous parler aujourd’hui : il s’agit de la récompense que je me réserve de vous offrir lorsque vous aurez achevé votre travail.

– Mais, mademoiselle, mon travail aura été largement rétribué, et je n’accepterai pas…

– Monsieur Lebel, l’interrompit-elle vivement, auriez-vous le courage de me causer un chagrin ?

– Oh ! mademoiselle, que dites-vous là ?

– Eh bien, reprit-elle très émue et ayant comme des larmes dans la voix, cette récompense que je serai heureuse de vous offrir, vous l’accepterez de ma main, de cette main amie que je vous tends en ce moment.

Il la prit, cette main fine et blanche qu’elle lui tendait ; et en la portant à ses lèvres, entraîné par un élan d’enthousiasme, il laissa échapper un sanglot.

– Ah ! s’écria-t-il d’une voix vibrante, mais vous êtes donc une divinité !

Claire, remuée dans tout son être, se détourna pour essuyer deux larmes, mais il les avait vues, ces deux larmes, et il se disait :

– Aussi bonne qu’elle est belle !

– À propos, reprit Claire après un bout de silence, vous devez avoir besoin de prendre quelque chose.

– Non, mademoiselle, je vous remercie.

– Ne soyez pas plus que moi cérémonieux, monsieur : Julie, ma femme de chambre, est là qui attend mes ordres : en quelques minutes, ici même, sur ce guéridon, elle vous servira ce que vous désirerez.

– Je vous assure, mademoiselle, que je n’ai besoin de rien ; j’ai fort bien déjeuné à Poitiers.

– En ce cas, je n’insiste pas, dit la jeune fille en se levant.

Elle agita le cordon d’une sonnette et, aussitôt, Julie entra dans le boudoir.

– Monsieur Édouard Lebel va visiter notre musée, dit-elle ; vous et moi, Julie, allons lui tenir compagnie.

L’artiste suivit les deux jeunes filles.

Il examina d’abord le plafond du salon et celui de la salle à manger et ensuite les belles peintures décoratives sur panneaux des deux pièces. Silencieusement, il admirait.

– Eh bien, monsieur, interrogea Claire, vous ne dites rien ?

– Je regarde, mademoiselle, et n’ai pas assez de mes yeux pour admirer ; tout cela est beau, très beau.

– Oui, mais bien endommagé.

– La remise en bon état ne présentera pas de très grandes difficultés, mais exigera beaucoup de soins et du temps. L’artiste qui a déjà touché à ces belles peintures ne l’a pas fait avec bonheur. Voyez, par exemple, ce pan de draperie : la couleur crie ; cela produit l’effet d’une bande de drap neuf cousue à une pièce de vieux drap.

– Comment ferez-vous ces réparations ?

– Un grattage est d’abord nécessaire ; ensuite il y aura à chercher, dans le mélange des couleurs, les tons et les nuances voulues, afin que les parties restaurées soient en complète harmonie avec l’ensemble. Nous procéderons pour les chairs de la même façon que pour les étoffes. Voilà un pied mal attaché à la jambe ; il n’est point dans la position qu’il avait primitivement.

– Comment voyez-vous cela ?

– Par le dessin de la jambe et le mouvement donné au genou. Ce mouvement implique celui du pied et trace nettement la ligne du dessin de la jambe entière.

La visite continua. Édouard était en extase devant les merveilles qui passaient sous ses yeux. Dans son admiration, il laissait à chaque instant échapper une exclamation.

– Admirable ! Charmant ! Délicieux ! Superbe !

Dans la galerie des tableaux, ne voyant que des chefs-d’œuvre, il se laissa emporter par l’enthousiasme.

– Que de merveilles ! s’écria-t-il.

Il y avait là des chefs-d’œuvre des écoles française, italienne, hollandaise, espagnole : des Titien, des Raphaël, des Michel-Ange, des Carrache, des Albane, des Van-Dyck, des Rembrandt, des Albert Durer, des Murillo, des Poussin, des Rubens, des Léonard de Vinci, des Greuze, des Corot, des David, des Delacroix, des Decamps, des Gros, des Dupré, des Horace Vernet, des Léon Coignet, des Ary Scheffer, etc., etc.

Édouard n’avait pas besoin de voir la signature pour dire que tel tableau était de tel maître.

– Voilà un Decamps ; voici un Gros ; celui-ci est un Titien ; celui-là un Albane ou un Raphaël, et ainsi des autres.

– Mais vous connaissiez donc ces tableaux ! s’écria la jeune fille, ne cherchant pas à dissimuler son étonnement.

– Non, mademoiselle, répondit-il ; mais j’ai vu d’autres œuvres de ces maîtres, et c’est par le souvenir que j’en ai que je reconnais celles-ci.

– Je ne le cache pas, monsieur Lebel, je suis ravie de vous entendre : que de connaissances vous avez ! Mais je savais déjà que je pouvais avoir confiance en votre talent.

– Oh ! mon talent !… Quelques personnes disent que j’en ai.

– Ces personnes ne se trompent pas, vous en avez beaucoup ; ah ! que je suis heureuse qu’on m’ait parlé de vous !

– Mademoiselle…

– Enfin, vous avez vu le travail de réparation et vous voulez bien l’entreprendre, n’est-ce pas ?

– Oui, mademoiselle, et je tâcherai de n’être pas trop au-dessous de la confiance que vous mettez en moi, et de me rendre digne de toucher à ces chefs-d’œuvre.

– Monsieur Lebel, je suis sûre d’avance que vous ferez ici des choses magnifiques.

– Vous ne pourrez juger que quand vous me verrez à l’ouvrage.

– Et quand vous sera-t-il possible de vous y mettre ?

– Rien ne me retient à Paris, mademoiselle, et si vous n’y voyez aucun empêchement, je commencerai lundi prochain, dans trois jours.

– Rien ne s’y oppose. C’est donc entendu, lundi prochain, et vous arriverez dimanche.

– Oui, mademoiselle.

– Monsieur Lebel, reprit la jeune fille, veuillez, je vous prie, vous approcher de cette fenêtre.

Bien. Maintenant, à votre droite, vous voyez un petit bâtiment, genre chalet, qui s’élève derrière un massif de magnolias ? C’est le pavillon dont je vous ai parlé, et qui sera votre habitation pendant votre séjour à Grisolles.

Édouard s’inclina, sans répondre.

Après un silence, Claire reprit :

– Voyez-vous à peu près le temps que durera le travail de réparation ?

– Ce sera long, mademoiselle.

– Un an ?

– Peut-être deux. Mais si vous voulez que le travail marche plus vite, je trouverai facilement pour m’aider un ou deux peintres de talent.

– Je laisse cela à votre convenance, monsieur. Moi, je ne désire point que le travail marche à la vapeur, et si vous n’êtes pas effrayé de passer deux années à Grisolles…

– Merci, mademoiselle, je suis heureux de la latitude que vous me donnez ; je ferai seul le travail, et c’est ce que je préfère.

– Eh bien, monsieur Lebel, je ne veux pas vous le cacher, je suis enchantée de votre résolution ; aussi ferai-je tout ce qui dépendra de moi pour que vous ne vous ennuyiez pas trop.

– Oh ! je n’ai pas cette crainte, mademoiselle.

Ils étaient revenus dans le boudoir Pompadour, et Édouard comprit que le moment était venu de prendre congé de Mlle Dubessy.

– Mademoiselle, dit-il, je vous demande la permission de me retirer.

– Je ne veux pas vous retenir plus longtemps, monsieur. Est-ce que vous retournerez de suite à Paris ?

– Non, mademoiselle, je m’arrêterai à Pithiviers où probablement je passerai la nuit.

– Vous avez des parents dans cette ville ?

– Je n’ai plus ni père ni mère, mademoiselle, et je suis sans famille. Mais, continua-t-il avec émotion, devenu orphelin en bas âge, la Providence, qui veillait sur moi, m’a donné une seconde mère, laquelle m’a aimé et m’aime encore comme si j’étais son fils. Ma seconde mère demeure à Pithiviers avec son fils, qui est sous-préfet et un frère pour moi. Vous comprenez, mademoiselle, que j’aie le désir de les embrasser tous les deux avant de revenir à Grisolles.

– Oui, monsieur Lebel, je comprends cela, répondit Claire, qui avait de grosses larmes dans les yeux.

Et, tendant la main à Édouard :

– À dimanche, monsieur, dit-elle, à dimanche.

L’artiste pressa doucement la main de la jeune fille, s’inclina avec respect, puis sortit du salon.

Claire resta debout, immobile, songeuse. Soudain, elle se redressa et dit à sa femme de chambre, qui la regardait avec étonnement :

– Julie, comment trouvez-vous ce jeune homme ?

– Oh ! très bien, mademoiselle.

– Oui, n’est-ce pas ?

– Seulement…

– Dites ce que vous pensez.

– Eh bien, mademoiselle, je crois que M. Édouard Lebel fera ici grand tort à M. Alfred de Linois et aux autres jeunes messieurs qui vous font la cour.

Claire ne put s’empêcher de tressaillir. Elle se laissa tomber dans un fauteuil et, la figure dans ses mains, se mit à pleurer.

– Qu’est-ce que cela signifie ? se demanda Julie.

*

* *

Il était tard lorsque Édouard Lebel arriva à Pithiviers. La ville était endormie et il n’y avait plus que quelques rares passants dans les rues. N’importe, Édouard alla sonner à la porte de la sous-préfecture dont quelques fenêtres étaient encore éclairées.

Mme Clavière et son fils causaient dans le salon avant de se retirer chacun dans sa chambre.

Louise et la cuisinière venaient de monter chez elles et n’étaient pas encore couchées.

Comme Mme Clavière et le sous-préfet, les deux servantes entendirent le coup de sonnette.

Louise, à sa fenêtre, vit la porte s’ouvrir et entendit la voix de l’artiste, répondant au concierge :

– Je suis Édouard Lebel, l’ami de M. le sous-préfet.

Aussitôt, Louise s’élança hors de sa chambre, descendit l’étage précipitamment et entra dans le salon en criant :

– Monsieur André, madame, c’est M. Édouard !

La mère et le fils se dressèrent comme par un ressort.

– Je ne l’attendais plus ce soir, dit la Dame en noir, mais qu’il soit le bienvenu, ce cher enfant. André, allons le recevoir.

Édouard n’avait pas traversé la cour que, déjà, Louise avait ouvert la porte donnant sur le perron ; et l’artiste n’eut qu’à monter les marches pour tomber dans les bras de sa bienfaitrice.

On s’embrassa avec effusion ; puis Édouard fut entraîné, presque porté dans le salon. Ah ! il put voir, à ce moment, comme il était aimé et comme Mme Clavière et André étaient heureux de le revoir.

– Est-ce que vous arrivez de Paris, mon cher enfant ? dit la Dame en noir, feignant de ne rien savoir.

– Non, ma mère, répondit Édouard, j’arrive du Poitou, et je vais vous apprendre le bonheur qui m’est venu, comme par miracle.

– Oui, oui, Édouard, vous allez nous dire cela ; mais, avant tout, il vous faut manger quelque chose.

– Je le veux bien, car j’ai grand’faim… Je suis honteux de me présenter à une pareille heure et du dérangement que je vais causer.

– Ne parlez pas de cela, Édouard ; Louise et Marguerite n’étaient pas encore couchées ; toutes deux sont déjà à la cuisine. Venez, mon ami, venez.

Mlle Clavière prit le bras du jeune homme et le conduisit à la salle à manger où, presque aussitôt, Louise lui servit à souper.

Quand il se fut restauré et qu’il vit que la Dame en noir et André étaient disposés à l’écouter, il leur parla de la visite de M. Duchemin, de la proposition que lui avait faite le marchand de tableaux, agissant au nom d’un riche italien appelé Biacchi.

Il rapporta, aussi exactement que possible, la conversation qu’il avait eue avec M. Duchemin, et il fit lire à Mme Clavière et à André la lettre de Mlle Claire Dubessy.

Le sous-préfet, qui avait été prévenu, parut, comme sa mère, étonné, et en même temps enchanté, ravi.

Tous deux félicitèrent l’artiste de ce bonheur qui lui arrivait, et André s’écria :

– Le voilà donc enfin, ce premier sourire de la fortune que tu attendais !

Reprenant la parole, Édouard raconta la visite qu’il venait de faire au château de Grisolles ; il parla longuement des merveilles qu’il avait eues sous les yeux : des fresques superbes, des panneaux peints et sculptés, autant de chefs-d’œuvre ; de la belle galerie de tableaux, qui constituait, à elle seule, un musée d’une richesse incomparable. Il s’étendit également sur le travail, agréable pour lui, qu’il allait entreprendre et qu’il mènerait à bonne fin, il en était sûr.

Sa parole était ardente, on sentait en lui l’enthousiasme.

Par un sentiment de respectueuse réserve et qui répondait aux impressions de son âme, il parla peu de Mlle Dubessy ; mais il en dit assez pour que la Dame en noir n’eût pas de peine à deviner que, séduit par la grâce et l’amabilité de l’adorable châtelaine de Grisolles, Édouard était rempli d’admiration.

Alors elle se dit :

– Il faudra bien qu’un jour il lui pardonne d’être la fille d’Antoinette Rondac.

Et elle eut un sourire indéfinissable.

Mme Clavière avait instruit André de ce qu’elle avait fait pour que Mlle Claire Dubessy confiât à Édouard le travail de réparation des peintures du château de Grisolles, mais elle avait cru devoir lui cacher que la belle jeune fille était la cousine germaine de son ami.

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