XV UN SOURIRE DU CIEL

Madame Clavière resta quelques instants silencieuse, promenant ses regards autour d’elle, comme si elle eût fait l’inventaire du salon, puis répondit :

– Mademoiselle Claire, vous avez à Grisolles, m’a-t-on dit, de véritables richesses comme peintures décoratives ; des fresques, des panneaux qui sont autant de merveilles ; on m’a parlé d’un plafond de salle à manger et d’un autre de salon qui seraient des chefs-d’œuvre uniques dans le monde.

– Oui, se sont des fresques de Boucher, et l’on est venu de très loin pour les admirer et même en prendre des copies. La plupart des panneaux décoratifs sont également de Boucher, de Watteau et de deux ou trois autres grands artistes du XVIIIe siècle, au nombre desquels se trouve Greuze qui, sur la demande et les insistances du propriétaire d’alors, a bien voulu reproduire, sur deux panneaux en face l’un de l’autre, sa laitière et sa jeune fille à la colombe.

Le châtelain, qui, après avoir fait restaurer Grisolles complètement, a encore dépensé de grosses sommes pour sa décoration intérieure, est le marquis de Ligouac, un Breton, qui a habité le château pendant plus de soixante ans.

Le marquis, puissamment riche, et n’ayant pas d’héritier direct, ne regardait pas à la dépense pour satisfaire ses fantaisies ; grand amateur des choses d’art, il était constamment entouré d’artistes qu’il faisait vivre et que souvent même il enrichissait.

Après lui, le château a passé successivement en plusieurs mains et l’on n’a pas toujours eu pour ces peintures dont nous parlons, tout le respect qui leur était dû ; de sorte que, laissées dans un état d’abandon désolant, presque toutes sont plus ou moins dégradées. Les deux plafonds, entre autres, sont abominablement abîmés, et cela parce qu’une main d’artiste inhabile y a touché, soi-disant pour leur rendre leur éclat primitif ; il aurait mieux fait de les laisser tels qu’ils étaient.

– C’est ce que l’on m’a dit.

– Ce travail déplorable a été commandé par la personne qui possédait Grisolles avant que mon père achetât le domaine à ses héritiers, quelque temps après la mort de mon grand-oncle Teissier.

M. Lambert, – c’est le nom du précédent propriétaire, – avait la prétention d’être grand connaisseur en matière d’art, ce qu’il n’a pas prouvé toujours. Cependant, il y a cette justice à lui rendre, que tous les tableaux qu’il a achetés ou fait acheter, afin de former une galerie, sont des œuvres remarquables, signées, d’ailleurs, de noms connus.

– Et, aujourd’hui, cette belle galerie de tableaux vous appartient ?

– Mon Dieu, oui ; en se rendant acquéreur du château, mon père a aussi acheté toutes les œuvres qui s’y trouvaient, et, certainement, bien au-dessous de leur valeur. Mais il en est des tableaux comme des peintures décoratives, beaucoup de toiles sont en mauvais état, couvertes de gerçures, éraillées, déchirées, trouées ; par endroits même, la couleur a disparu.

– Est-ce que vous n’avez pas encore songé à une restauration de toutes ces belles choses ?

– Si, mais…

– Dites.

– J’ai toujours craint qu’on ne leur fît plus de mal que de bien.

– Peut-être avez-vous eu raison, mademoiselle ; mais vous trouverez facilement un artiste consciencieux et de talent à qui vous pourrez confier en toute assurance ce travail aussi important que délicat.

– Édouard Lebel, mon cousin ?

– Eh bien, oui, mademoiselle Claire, Édouard Lebel, qui a le respect des grands maîtres, qui les a sérieusement étudiés, qui s’est inspiré de leur sentiment et qui, en Italie, surtout, a découvert le secret de l’emploi des couleurs.

Voilà le travail qu’il faut lui donner à faire ; voilà comment nous allons pouvoir raffermir son âme, réchauffer son cœur, lui faire retrouver la foi ; enfin voilà le moyen de le sauver !

– Je n’hésite pas, madame, mais comment faire ? D’après tout ce que vous m’avez dit de lui, du moment qu’il saura que je suis sa cousine, il refusera de venir.

– Il ne le saura pas, il ne doit pas le savoir. Il viendra ici comme vous étant tout à fait étranger, parce que l’on vous a parlé de lui et de son tableau la Femme et le Fils du Franc-tireur, et qu’il vous a plu de le choisir pour la restauration de vos peintures.

Vous le traiterez comme un étranger et en même temps avec tous les égards que l’on doit à un artiste de talent. Du reste, ma chère enfant, je m’en rapporte entièrement à vous sur ce point délicat ; vous êtes une âme vaillante, et vous saurez être à la hauteur de votre rôle. Ah ! gardez-vous bien de lui laisser rien deviner, rien soupçonner, car, alors, je ne sais pas ce qui adviendrait !

Mais pour qu’il arrivât à connaître la vérité, il faudrait qu’il apprit que mademoiselle Claire Dubessy est la fille d’Antoinette Rondac, la petite-nièce de Robert Teissier. Vous aurez donc à veiller à ce que les noms de Teissier et de Rondac ne soient jamais prononcés devant lui.

– Cela me sera facile : on ne parle jamais ici de mes grands-parents que personne n’a connus ; et si l’on rappelle le souvenir de mon père et de ma mère, on dit toujours M. Dubessy, Mme Dubessy.

– Il peut y avoir un danger du côté de votre tuteur.

– Non, il sera prévenu.

– Allons, tout ira bien.

– Je l’espère. Mais il faudra le payer ?

– Certainement, comme tout homme que l’on emploie à un travail quelconque.

– Cela me sera bien pénible : donner de l’argent à lui, mon cousin !

– Il le faut bien, puisqu’il sera appelé au château pour des travaux à rétribuer. Mais c’est là, dans cet argent qu’il recevra, qu’il aura gagné, qu’est le résultat que nous voulons obtenir : lui rendre le courage et la confiance en lui-même.

– Oui, je comprends très bien. Maintenant que vais-je avoir à faire ?

– Vous n’avez plus qu’à attendre notre jeune artiste.

– Alors, c’est vous qui vous chargez…

– Oui, de tout. Pas moi-même, vous le comprenez, mais un ami que je ferai agir. Peut-être une petite lettre de vous sera-t-elle nécessaire ; dans ce cas je vous la demanderai, en vous disant ce que vous aurez à écrire.

– Est-ce que vous ne reviendrez pas à Grisolles ?

– Si, certainement ; mais plus tard, quand nous aurons complètement réussi. En attendant, nous nous écrirons ; il faudra que vous me teniez au courant de ce qui se passera ici.

– Oh ! oui, je vous écrirai… souvent.

La Dame en noir se leva.

– Est-ce que vous me quittez déjà ? demanda Claire.

– Oui, je pense prendre le premier train.

– N’allez-vous donc pas me faire l’amitié de déjeuner avec moi ?

– Oh ! j’accepterais avec le plus vif plaisir ; mais ce serait une imprudence, il ne faut pas que ma visite puisse donner lieu à des commentaires.

Mlle Dubessy laissa échapper un soupir.

– Ainsi, vous retournez immédiatement à Pithiviers ? dit-elle.

– Non, je n’y serai que demain ; je vais me rendre directement à Paris, vous savez pourquoi.

– Alors, c’est tout de suite ?

– Perdre du temps est inutile, et cela pourrait être dangereux. Il est plus que probable qu’avant de venir s’installer à Grisolles pour travailler, Édouard vous aura fait une première visite afin d’examiner ce qu’il aura à faire. Vous pouvez donc vous attendre à le voir arriver d’ici à quelques jours. Si on a besoin de la lettre dont je vous ai parlé, je vous la demanderai par une lettre que je vous écrirai demain matin et que vous détruirez ou placerez en lieu sûr.

– Soyez tranquille.

– Maintenant, chère enfant, embrassons-nous, et à bientôt.

Un instant après, ayant eu soin de baisser son voile, la Dame en noir sortait du château.

Restée seule, Mlle Dubessy ne s’était pas remise à son piano. Assise sur la causeuse, la tête inclinée, les yeux à demi fermés, elle songeait.

*

* *

Édouard Lebel n’avait pas voulu manquer à la promesse qu’il avait faite à André. Il avait acheté deux toiles sur châssis, ce qui indiquait sa bonne volonté de travailler, avait placé l’une sur le chevalet, remis des couleurs sur une palette neuve et repris ses brosses. Enfin, il peignait. Quoi ?

La fenêtre d’en face avec ses volubilis, ses pois de senteur, ses gobéas blancs et bleus et, au milieu de cet encadrement fleuri, les deux jeunes filles blondes qu’il voyait apparaître de temps à autre, mais qui ne se doutaient guère qu’elles servaient de modèles à l’artiste.

Il travaillait mollement, sans plaisir, le pauvre garçon, et cependant ce qu’il faisait était bien, très bien même. Mais il lui semblait que c’en était fini de son inspiration, que ce qui lui manquait maintenant, lui manquerait toujours, car il ne les retrouverait plus, c’étaient ses illusions d’une part, de l’autre la flamme de l’âme.

On frappa à la porte de l’atelier.

Édouard tressaillit, puis, nonchalamment, se leva et alla ouvrir, sa main gauche tenant la palette et le pinceau dont il se servait.

Il se trouva en face d’un homme grave, à la figure sympathique qu’il reconnut. C’était M. Duchemin, un vieux marchand de tableaux, qu’il avait rencontré une fois, chez un artiste, pauvre comme lui mais avec qui il n’était pas entré en relations.

– Bonjour, monsieur Lebel, dit le vieillard ; vous allez bien, tant mieux ; vous travaillez, tant mieux encore pour l’art, qui a toujours à y gagner.

Édouard ébaucha un sourire amer.

Le vieillard s’était avancé et placé devant le chevalet.

– Hé, hé, fit-il, c’est joli, cela, c’est joli ; de la grâce, de la fraîcheur ; c’est jeune, c’est coquet ; mais oui, oui, c’est bien, c’est charmant. Ces fleurs qui sortent des feuillages et ces ravissantes têtes blondes…

– Tout cela, monsieur, n’est encore qu’à l’état d’ébauche.

– Sans doute ; mais, déjà, on peut juger l’œuvre.

Le marchand s’assit sans façon sur un escabeau.

– Mais, monsieur, fit Édouard, voilà une chaise.

– Laissez donc, je me trouve très bien ainsi. Vous vous demandez, sans doute, quel est le but de ma visite ?

– En effet, monsieur ; mais je sais d’avance que vous ne venez pas m’acheter ou me commander un tableau.

– Mon jeune ami, vous pourriez vous tromper. Je ne viens pas vous trouver pour cela, c’est vrai, mais pour une autre chose qui, je l’espère, ne vous fera pas déplaisir.

– Ah ! Et de quoi s’agit-il ?

– Un tableau que vous aviez au dernier salon a été vendu…

– Oui ; mais à quel prix !

– Oh ! beaucoup au-dessous de sa valeur. Je sais ce qui s’est passé… Je n’ai pas à dire de mal d’un confrère ; mais en cette circonstance M. Tarade n’a pas agi comme il le devait ; il n’a pas su prendre en mains vos intérêts. Néanmoins ce tableau est appelé, peut-être, à vous porter bonheur.

– Rien ne me porte bonheur, à moi, répondit l’artiste avec amertume.

– Nous verrons cela, écoutez donc : votre tableau est maintenant en Angleterre chez un lord, qui est très heureux de le posséder ; mais avant de traverser la Manche, il a été vu et examiné par M. Biacchi, un Italien, qui l’a trouvé admirable et a regretté de ne pas l’avoir acheté pour sa galerie.

Je dois vous dire que M. Biacchi a une grande fortune, qui lui permet d’encourager les arts, et que cet ami des artistes, cet amateur, se connaît en peintures mieux que pas un. Nous sommes en relations depuis une dizaine d’années et il est devenu mon ami. Or, c’est lui qui m’a chargé de venir vous trouver et de vous faire une proposition que vous accepterez, je l’espère.

Voici la chose :

M. Biacchi a parlé de vous ou plutôt de votre tableau, dans une réunion de personnes parmi lesquelles se trouvait une demoiselle Dubessy plusieurs fois millionnaire, et qui possède dans le département de la Vienne, près Poitiers, un splendide château, quasi-historique.

Outre une très riche galerie de tableaux dus à des maîtres des écoles française, italienne, espagnole, hollandaise, il existe dans ce château, le château de Grisolles, des peintures décoratives, fresques, panneaux, qui sont à eux seuls une richesse inappréciable. Dans tout cela, il y a des choses bien conservées, d’autres qui sont en assez piteux état, paraît-il, et qui réclament une restauration.

Par suite de ce qu’on lui a dit de M. Édouard Lebel, c’est à lui que Mlle Dubessy désire confier ces travaux aussi importants que délicats à exécuter.

– À moi, à moi ?

– Oui, à vous, mon jeune ami.

– Quoi, c’est moi qu’on vient chercher quand il y a tant d’artistes de grand talent, connus !…

– Assurément, Mlle Dubessy veut avoir un artiste de talent, et vous en avez.

– Oh !

– Ne soyez pas trop modeste, vous avez du talent, plus encore que vous ne le croyez ; et quand M. Biacchi m’a demandé si vous étiez bien l’artiste qu’il fallait aux magnifiques peintures du château de Grisolles, je n’ai pas hésité à répondre : oui. Vous dites qu’on aurait pu choisir un artiste en renom ; sans doute ; mais voilà précisément ce que Mlle Dubessy ne veut pas, et si c’est de vous qu’elle a fait choix, c’est qu’elle désire que le travail en question soit exécuté par un jeune peintre n’ayant pas encore acquis la renommée. Que voulez-vous, monsieur Lebel ? elle a ses idées, cette demoiselle.

– Je comprends, un pauvre diable à faire travailler presque pour rien ; c’est un genre d’exploitation qui en vaut un autre.

– Vous avez tort de parler ainsi, mon jeune ami, répliqua le vieillard en secouant la tête, car vous vous trompez du tout au tout.

Il tira de sa poche une lettre qui était dans son enveloppe et la tendit au jeune homme, en lui disant :

– Tenez, voici une lettre de Mlle Dubessy, lisez : L’enveloppe portait cette suscription :

Monsieur Biacchi,

47, boulevard Magenta.

Paris.

Édouard ouvrit la lettre et lut :

« Monsieur,

« Je ne veux plus attendre pour faire remettre en meilleur état les belles peintures de Grisolles que vous avez vues et admirées et qui, depuis trop longtemps, souffrent des outrages du temps.

« M’en rapportant entièrement à ce que vous m’avez dit de M. Édouard Lebel et de son talent, c’est décidément à ce jeune artiste, bien qu’il ne soit pas encore connu et même un peu à cause de cela, que je désire confier ce travail de restauration qui devient de plus en plus urgent.

« Je n’ai qu’une crainte, c’est que M. Lebel ne trouve Grisolles trop loin de Paris et n’accepte pas.

« Je ne sais pas bien quels honoraires on peut offrir à un artiste pour ces travaux qui demandent tant de patience et de soins ; cependant je crois que la table, le logement et mille francs par mois peuvent être acceptés. Ceci pour la main-d’œuvre seulement, attendu que je me réserve de récompenser ensuite le talent de l’artiste.

« Enfin je compte sur vous et j’espère que vous réussirez auprès de M. Édouard Lebel. Vous pouvez lui dire qu’il sera à Grisolles comme un ami et y jouira de la plus grande liberté.

« Il va sans dire que s’il a besoin d’un ou de plusieurs aides, il pourra les amener avec lui. Ils seront nourris et logés au château et recevront les appointements que M. Lebel fixera lui-même.

« Veuillez agréer, etc. »

La lettre était signée C. Dubessy.

 

– Eh bien, mon jeune ami, qu’est-ce que vous dites ? demanda M. Duchemin.

– Je ne sais pas, je suis tellement surpris…

– Enfin vous avez lu, bien lu ?

– Oui.

– Mille francs par mois, la table et le logement, plus la récompense, les travaux terminés ; et elle sera belle cette récompense, car d’après ce que m’a dit mon ami Biacchi, cette demoiselle est grande et généreuse comme une princesse.

– C’est trop beau, c’est trop beau ! murmura Édouard.

– Allons donc ! Voilà encore que vous parlez à tort ; décidément, monsieur Lebel, on n’a pas le droit d’être aussi modeste que vous l’êtes, vous doutez trop de votre mérite. Enfin, acceptez-vous ?

– J’hésite, j’ai peur…

– Et de quoi avez-vous peur ?

– De ne pas pouvoir faire ce qu’on attend de moi.

– Mais je vous dis, moi, le vieux père Duchemin, que vous vous en tirerez à merveille. Mon garçon, une belle occasion de sortir de votre existence difficile s’offre à vous, ne la laissez pas échapper ; peut-être ne retrouveriez-vous jamais la pareille. Non seulement vous pouvez gagner une forte somme, ce qui est à considérer ; mais ce travail vous sera agréable, à vous, qui aimez les grands maîtres et les avez sérieusement et consciencieusement étudiés à Paris et en Italie dans les musées. Mais c’est dans un autre musée, un musée inconnu que vous allez vous trouver. Est-ce que cela ne vous dit rien ?

– Cela, monsieur, fait battre mon cœur avec violence et vibrer toutes les cordes de mon âme !

Édouard se réveillait, il s’enflammait.

– À la bonne heure ! s’écria M. Duchemin, vos yeux brillent, votre front s’éclaire ; allez, je m’y connais, vous êtes un artiste inspiré ! Marchez, marchez donc, et que plus rien ne vous arrête !

Édouard s’était levé ; déjà il n’était plus le même homme.

La tête haute, le regard illuminé, il regardait le ciel qui lui envoyait enfin un de ses sourires. Maintenant l’enthousiasme rayonnait sur son visage tout à l’heure si sombre.

– Oui, se disait le vieillard, qui avait vu s’opérer la métamorphose, oui, c’est vrai, il y a dans ce jeune homme un grand artiste !

Il se leva à son tour, et mettant la main sur l’épaule d’Édouard :

– Ainsi, c’est entendu, dit-il, vous irez à Grisolles ?

– Oui. Mais avant tout, il faut que je voie ce qu’il y a à faire.

– C’est juste, il est nécessaire que vous sachiez… Et quand irez-vous… voir ?

– Je partirai demain.

– Bravo !

M. Duchemin saisit la main de l’artiste et la serra dans les siennes.

– À propos, mon jeune ami, reprit le vieillard, n’avez-vous pas ici un tableau que vous appelez la Prière des enfants ?

Le front d’Édouard se rembrunit.

– Ah ! oui, répondit-il, un tableau que le jury de l’exposition a refusé.

– Heu ! ces messieurs-là se trompent quelquefois.

– Ils ne devraient jamais se tromper, murmura le jeune homme.

– Voulez-vous me faire voir cette Prière des enfants !

– Si cela vous est agréable, monsieur Duchemin, je ne demande pas mieux.

Édouard tira le tableau du coin où il l’avait pour ainsi dire caché, et le plaça devant le vieillard.

Celui-ci, grave, silencieux, resta quelques instants en contemplation devant l’œuvre.

Édouard, anxieux, palpitant, attendait le jugement de M. Duchemin, qu’il savait l’expert le plus autorisé de Paris en matière d’œuvres d’art.

Le vieillard se retourna vers l’artiste, et la main tendue vers le tableau :

– Voilà, prononça-t-il, voilà ce qu’ils ont refusé, les aveugles, car je ne peux pas dire les ânes !…

– Mais ce n’est donc pas une affreuse croûte ? s’écria Édouard.

– Monsieur Lebel, répondit la marchand, la Prière des enfants est une œuvre, une belle œuvre, et si elle était de tel ou tel que je pourrais nommer, elle ne serait pas marchandée à trente mille francs ; mais son heure viendra, car un jour, vous aussi vous serez connu.

Ce qu’éprouvait Édouard à ce moment ne saurait se décrire.

Il se jeta au cou du vieillard et éclata en sanglots en l’embrassant.

– Mon jeune ami, reprit M. Duchemin, si vous le voulez, je ferai prendre ce soir votre tableau ; je ne sais pas ce que je pourrai le vendre, mais je suis prêt à vous avancer immédiatement quatre mille francs sur la Prière des enfants.

– Je vous remercie, monsieur, répondit Édouard d’une voix vibrante d’émotion, oh ! oui, je vous remercie bien ; mais je n’ai pas besoin d’argent, puisque je vais en gagner. Et puis, maintenant que je sais que ma Prière des enfants n’est pas sans valeur, je ne veux plus la vendre, je la donnerai.

– Ah ! Et à qui voulez-vous faire ce magnifique cadeau ?

– À la maison hospitalière où, pauvre petit orphelin, j’ai été élevé, à la Maison maternelle de Boulogne.

Le vieillard s’inclina devant l’artiste avec une sorte de respect.

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