IX DOULEURS D’ARTISTE

En parlant d’Édouard à sa mère, André avait prononcé le mot guignon. Eh bien, oui, c’était un véritable, un inexorable guignon qui poursuivait le jeune artiste et semblait vouloir, par son acharnement, le jeter dans la foule grouillante des misérables.

Rien ne réussissait à Édouard, tout était contre lui, comme s’il avait eu affaire à une légion de terribles démons voulant sa perte.

Et pourtant il avait du talent, beaucoup de talent. Pourquoi donc n’arrivait-il à rien, malgré son travail, en dépit des études auxquelles il s’était livré et du cœur, de la passion même qu’il mettait dans tout ce qu’il faisait ? Ni lui ni personne n’aurait pu le dire.

Il y en a pour qui la lutte est facile, quand pour d’autres elle est terrible ; pour ceux-ci, et ils sont nombreux, c’est la lutte incessante, le grand combat de la vie à reprendre chaque jour. La fortune a ses favoris à qui elle fait les yeux doux ; aux autres elle tourne le dos, dédaigneusement.

Édouard était de ces derniers, et quand il apprenait qu’un de ses anciens camarades, lutteur comme lui, était enfin sorti vainqueur de la mêlée, il sentait en lui de la joie, mais il se disait, ayant un pli amer sur les lèvres ; cela ne m’arrivera pas, à moi.

De nouveau, il n’avait plus confiance en lui-même, et le doute qui énerve, qui amollit les plus fortes natures, qui est l’éteignoir du talent, le doute lui faisait voir les choses en noir et lui enlevait jusqu’à l’espérance.

Nous savons qu’il avait fait deux tableaux pour l’exposition de peinture, et Dieu sait avec quel courage et quelle ardeur il avait travaillé.

L’un de ces tableaux, celui sur lequel il comptait le plus pour commencer sa réputation, celui dans lequel il avait mis toute son imagination, toute sa pensée, toute son âme, qu’il avait soigné, léché avec amour, celui enfin qu’il croyait être une œuvre, une belle œuvre avait été refusé. On avait accepté l’autre, mais par grâce, sans doute.

Pourquoi donc La prière des enfants, – il avait appelé ainsi le tableau refusé, – n’avait-il pas été jugé digne d’avoir sa place au Salon ? Pourquoi avait-on accepté l’un et repoussé l’autre, celui qui, jugé par son auteur, avait une plus grande valeur à tous les points de vue ? Mystère !

La toile refusée était rentrée à l’atelier, dans son cadre doré, et pendant plusieurs jours, tristement, des larmes dans les yeux, le jeune artiste l’avait longuement examinée. Il voulait découvrir la cause du refus ; car quand un tableau n’est pas admis, on n’en donne pas la raison à l’artiste. Le refus n’est qu’un fait brutal, par suite d’une appréciation souvent injustifiable.

Enfin, Édouard cherchait la cause, le motif ; où se trouvait-il ? Était-ce dans l’ensemble de la composition ? Dans le groupement des petits personnages ? Dans les effets de lumière ou d’ombre ou dans l’emploi des couleurs ? Dans les diverses attitudes des enfants ou dans le mouvement donné aux physionomies ? Enfin la toile était-elle ou trop grande ou trop petite ?

Édouard avait cherché, et comme cela arrive souvent, quand on est influencé par un jugement rendu par ses maîtres, à force de chercher, il en était arrivé à trouver dans son œuvre des imperfections et de nombreux défauts qu’elle n’avait point.

Alors il avait mis le tableau dans un coin, le plus sombre de l’atelier, la toile tournée contre le mur, et s’était écrié avec un accent de douleur profonde :

– Je n’ai pas l’ombre du talent, je n’ai rien, rien dans la tête, rien dans l’âme ! Je suis et ne serai jamais qu’un fruit sec !

Et le malheureux était retombé dans le découragement. Il sentait en lui le dégoût de tout, même de la vie.

Il fit au Salon trois ou quatre visites seulement. Il vit son tableau La femme et le fils du franc-tireur qu’il trouva mauvais ; c’était une croûte. Mais il trouvait admirables, superbes, beaucoup d’autres tableaux qui, certes, étaient loin d’avoir la valeur du sien, même parmi ceux désignés comme étant hors concours.

Il lisait avidement les journaux, le cœur palpitant, espérant voir son nom dans un article ; le pauvre garçon avait tant besoin de se raccrocher à une branche d’espoir, si fragile qu’elle fût. Mais, hélas ! les critiques d’art parlaient des autres, les louangeaient, les couvraient de fleurs ; pour lui rien, pas même son nom cité : le silence dédaigneux. Et il rentrait chez lui pâle, le cœur serré, la poitrine oppressée, en proie aux plus sombres pensées.

Si, alors, il pensait à Mme Clavière et à André, il se mettait à pleurer avec une sorte de rage et s’écriait, en se frappant violemment la poitrine : Je les ai trompés, je leur ai menti, car je leur ai fait croire qu’il y avait quelque chose en moi et c’était faux ; ah ! je suis un misérable ! Inutiles, perdus, tous les sacrifices qu’ils ont fait pour moi !

La prière des enfants était un souvenir de la Maison maternelle. Devant un Christ en croix accroché au mur, une vingtaine d’enfants, petites filles et garçons, étaient agenouillés, les mains jointes, tous dans l’attitude de la prière du matin, car un rayon de soleil éclairait la scène. Le groupe était charmant et d’un effet saisissant. Aucune figure ne ressemblait à une autre et l’on sentait avec quel soin et quel amour de la vérité, le jeune artiste avait animé ces figures enfantines.

Telles et telles physionomies avaient l’expression du recueillement ; sur d’autres on lisait la distraction ; il y avait des mines éveillées, des mines souriantes, des regards qui s’égaraient. Autant de personnages, autant de natures diverses, autant de caractères indiqués.

La mère Agathe, devant ce tableau, aurait reconnu quelques-uns de ses chers enfants et elle se serait reconnue elle-même dans la religieuse qui se tenait debout, à droite du groupe, ayant un chapelet entre les mains.

Quand il avait vu le tableau achevé, André s’était écrié, désignant un des petits garçons :

– Celui-ci, c’est moi, je me reconnais !

Et il avait embrassé Édouard, en lui disant :

– Elle est belle, cette peinture, très belle ; tu seras un jour un grand peintre !

Dérision ! cette belle peinture n’avait pas été admise au Salon ; et dans cette œuvre véritablement forte et puissante, son auteur trouvait maintenant des imperfections, toutes sortes de défauts.

Découragé, pris d’une lassitude extrême, et comme si, en lui, tous les ressorts s’étaient brisés, Édouard ne travaillait plus. Vainement le chevalet attendait une toile ; les pinceaux étaient au repos.

Pour se donner au travail il faut que la pensée soit libre et qu’on ait au cœur au moins un peu de gaieté.

Hélas ! Édouard était envahi par toutes les tristesses ; il avait dans l’âme une douleur qui était prête à se changer en désespoir. Et, déjà, il se demandait s’il y avait pour lui nécessité de vivre, s’il ne fallait pas mieux qu’il s’en allât de ce monde où tout n’était que déception et amertume.

Ce qui contribuait à assombrir les pensées du pauvre artiste et lui faisait envisager l’avenir avec épouvante, c’est que depuis quelque temps il était aux prises avec la misère, la misère noire.

Il savait qu’il n’avait qu’un cri de détresse à faire entendre pour que Mme Clavière et André accourussent à son secours ; mais sa fierté, son indomptable fierté était là.

– Non, jamais, s’écriait-il avec une expression farouche, plus jamais ! Et puisque je ne puis rien faire, que je suis un inutile, mieux vaut mourir !

Tout ce qu’il possédait ayant quelque valeur, y compris ses effets d’habillement, avait été successivement porté au Mont-de-Piété.

Et c’était parce qu’il n’avait plus rien de propre à se mettre sur le dos pour se présenter décemment devant Mme Clavière, qu’il avait évité André lorsque la mère et le fils étaient venus passer trois jours à Paris. Ah ! il en avait souffert cruellement.

Il se voyait forcé de se cacher, le pauvre honteux, de manquer à ses devoirs envers sa bienfaitrice, de se dérober aux témoignages d’amitié de celui qui l’appelait son frère ! Oh ! Oui, c’était cruel.

Il avait écrit à Mme Clavière et à André pour s’excuser, se faire pardonner. Il avait dû se rendre à quelques lieues de Paris, dans une famille, où il y avait à faire plusieurs portraits. Il espérait que ce travail lui serait confié, ce qui serait une bonne chose pour lui, mais il n’en était pas encore bien sûr. Dès qu’il le pourrait, il irait à Pithiviers, il serait si heureux de passer une bonne journée avec eux.

Édouard ne mentait pas en disant qu’il était allé chez de bons bourgeois des environs de Paris pour une commande de portraits ; il aurait pu ajouter que cette visite pouvait être remise facilement ; mais il lui fallait une excuse qui pût être admise. En tout, du reste, il se gardait bien de dire exactement la vérité.

Mais comment était-il tombé dans l’affreuse situation où il se trouvait ?

Son imprévoyance, les illusions qu’il avait caressées et surtout son bon cœur étaient la cause de sa détresse.

Pour son tableau, La femme et le fils du franc-tireur, on lui avait envoyé une femme de trente-cinq ans, jolie de visage et encore très belle de corps, conditions nécessaires pour poser dans les ateliers de peinture.

Cette femme avait été abandonnée par son mari et avait quatre enfants à élever, à nourrir, mais qui, hélas ! n’avaient pas tous les jours du pain à manger.

La pauvre mère, conseillée par une amie, était devenue modèle ; il faut bien faire quelque chose quand on est pauvre et qu’on ne veut pas voir ses petits, dont l’aîné n’avait que huit ans, mourir de faim. Mais l’on n’avait pas besoin de la malheureuse constamment, et comme elle devait à tous les fournisseurs, au boulanger, au boucher, à l’épicier, qui maintenant refusaient le crédit, les enfants criaient la faim les jours de chômage.

Ce fut une joie pour la pauvre mère de poser pour le tableau d’Édouard Lebel. C’était toujours à contre cœur et avec un invincible sentiment de pudeur qu’elle se déshabillait et se mettait nue dans un atelier ; cette fois elle allait poser habillée. Elle en était si heureuse qu’elle le dit franchement au jeune artiste.

Elle était sordidement vêtue, sa robe, rapiécée en maints endroits, n’était plus qu’une loque ; mais cela importait peu à Édouard, qui voulait pour son tableau un costume de circonstance.

Il conduisit la femme chez une couturière, qui prit mesure et à qui il donna des indications précises pour le vêtement qu’il désirait. Et la pauvre mère de famille enchantée, ravie, se trouva ainsi habillée de neuf et pour longtemps sans avoir été obligée à une dépense que, d’ailleurs, elle n’aurait pu faire.

L’artiste s’était mis à son œuvre, et comme il s’intéressait à son modèle, ayant deviné chez cette femme une souffrance, il la fit causer. Elle lui raconta tout ; ses ennuis, ses douleurs, sa misère. Édouard se sentit profondément touché et se borna pour le moment à adresser à la malheureuse quelques paroles de consolation. Mais le lendemain il fit prendre des informations et acquit la certitude que tout ce que la pauvre mère lui avait dit n’était que trop la vérité.

Saisi de compassion, sans se demander s’il pouvait le faire, s’il ne courait pas le risque de se trouver à son tour dans une semblable détresse, enfin, n’écoutant que le conseil de son cœur, il résolut de tirer de peine cette mère infortunée, qui lui avait témoigné une entière confiance en s’ouvrant à lui comme elle l’avait fait. Il alla lui-même trouver les fournisseurs, et jusqu’au dernier sou, paya tout ce qui leur était dû.

Il ne s’en tint pas là ; les enfants étaient sans chaussures, couverts de haillons et n’avaient plus de linge ; il les fit habiller, chausser et acheta pour le ménage toute la lingerie nécessaire.

Nous n’avons pas besoin de dire si la mère fut reconnaissante : elle remercia Édouard à genoux, baisant ses mains et les mouillant de larmes.

– Vous ne nous avez pas seulement sauvés de la misère, disait-elle, mes chers petits mouraient, vous leur avez rendu la vie !

Édouard avait pris dans sa bourse sans compter, et si bien fait qu’il l’avait épuisée. Heureusement, il avait du crédit chez son traiteur. Mais il avait à faire d’autres dépenses auxquelles il n’avait même pas songé en secourant la mère abandonnée, entre autres les cadres à acheter pour ses tableaux.

Il alla faire une visite à M. Tarade qui voulut bien lui prêter cinq cents francs, contre garantie, bien entendu.

Pour la première fois, Édouard se trouvait endetté. Mais baste, est-ce qu’il y avait là de quoi l’inquiéter ? Il avait ses illusions, il en était riche. Il comptait si bien que ses deux tableaux seraient admis à l’exposition et achetés ou par le gouvernement ou par un de ces millionnaires américains ou anglais très amateurs de peinture.

Édouard, comme tant d’autres, vendait la peau de l’ours avant de l’avoir tué.

Hélas ! il fallut en rabattre. Le tableau, La prière des enfants, refusé, porta au jeune artiste un premier coup, en plein cœur ; on ne parla point de son autre ouvrage, c’était complet. Et l’on sait quel ravage devait faire chez Édouard la perte de ses chères illusions. Il s’était hissé sur un sommet d’où il était précipité. Quelle chute effroyable !

Tout lui manquait, il lui semblait qu’un abîme s’était ouvert sous ses pieds. Il regardait devant lui et voyait noir. Les horizons s’étaient fermés, l’avenir n’existait plus.

Les cinq cents francs empruntés s’en étaient allés ; il ne restait que la dette. Comment s’acquitterait-il ? le pourrait-il jamais ? Mais si, puisqu’il y avait le tableau en garantie ; au moins, de ce côté, il serait tranquille. Mais abandonner son tableau à ce marchand… ah ! comme cela augmentait les amertumes de son âme ! Et pourtant il le fallait, puisqu’il ne pouvait pas rembourser.

Pour rien au monde il n’aurait voulu s’adresser encore à M. Tarade, si talonné qu’il fût par le besoin d’argent. Il y avait le Mont-de-Piété, il y alla le cœur gros, le rouge de la honte au front, il y alla une fois, deux fois et il y retourna.

Maintenant, il n’avait plus rien à engager et il ne restait plus dans sa poche que quelques pièces de menue monnaie.

– Que vais-je faire, que vais-je devenir ? se demanda-t-il un soir avec effroi. Le suicide est une lâcheté, je ne veux pas me tuer. D’ailleurs, ce serait récompenser d’une façon monstrueuse ceux qui m’aiment et ont tant fait pour moi.

Mais vais-je donc crever de misère, comme une bête dans son trou ?

Ses regards se portèrent sur le tableau caché au fond de l’atelier et déjà couvert de poussière. Il tressaillit et un sourire étrange, navrant, crispa ses lèvres.

– J’ai encore… cette chose, murmura-t-il, mais qu’est-ce que cela vaut ? Où puis-je l’aller porter ? On me rirait au nez et l’on me dirait : « Qu’est-ce que ça ? Remportez-moi cette croûte, mon garçon ; on ne vend pas de ces machines-là. »

Le malheureux laissa tomber sa tête dans ses mains et se mit à sangloter.

Le lendemain on vint lui dire que son tableau La femme et le fils du franc-tireur avait été remarqué au Salon et acheté.

Il poussa un cri de joie délirante. On avait acheté son tableau ! C’était une éclaircie dans le ciel chargé d’orages, un rayon de soleil traversant l’obscurité qui l’environnait, c’était une lueur d’espérance.

Son tableau acheté ! Mon Dieu, mais c’était peut-être le salut. Acheté ! Il n’était plus courbé sous le poids énorme qui, tout à l’heure encore, l’écrasait. Ah ! comme il lui semblait bon de se sentir renaître à l’espoir.

Il courut chez M. Tarade.

– Ah ! vous voici, monsieur Lebel, dit le marchand, vous savez déjà, sans doute… Eh bien, oui, votre peinture a été achetée.

– Par qui ?

– Un M. Bridault de Paris, pour un amateur étranger de je ne sais quel pays et dont on ne m’a pas dit le nom. Mais on n’a pas donné beaucoup d’argent de votre œuvre.

– Combien donc ?

– Six cents francs, répondit le marchand indélicat, pour ne pas le qualifier autrement.

– Six cents francs, répéta Édouard en pâlissant et d’une voix étranglée.

– De sorte que, monsieur Lebel, retenant les cinq cents francs que je vous ai avancés, il me reste à vous remettre un billet de cent francs. Le voici, mon jeune ami, prenez.

Machinalement, Édouard avança la main, prit le papier de la banque et le glissa dans sa poche.

– Vous voyez, reprit le marchand, que je ne prends pas ma commission et que, même, je ne retiens pas l’intérêt à cinq de la somme prêtée.

Édouard sourit tristement.

– Le commerce est le commerce, continua l’homme, mais on peut bien, une fois par hasard, ne pas être à cheval sur ses principes : quand on fait le commerce des tableaux, on doit avoir de la considération pour ceux qui les font.

– Je vous remercie, monsieur, balbutia le pauvre artiste.

– À propos, mon jeune ami, et votre Prière des enfants ?

– Elle est chez moi.

– Mais elle n’y fait rien chez vous ; il faut me l’apporter ou, si vous le préférez, je la ferai prendre.

– Je verrai, monsieur ; rien ne presse, nous en reparlerons.

– Quand il vous plaira, monsieur Lebel.

Édouard quitta le marchand et s’en revint piteusement. Il venait d’avoir une nouvelle déception, non moins cruelle que les précédentes ; hélas ! il y était habitué, mais comme tout cela l’écœurait !

– Six cents francs ! six cents francs ! répétait-il sourdement et en se mordant les lèvres avec une sorte de rage, c’est honteux, c’est pitoyable ! Et je songerais encore à faire de la peinture ! Allons donc, sottise, folie !

Il était navré, le malheureux. Et cependant, si le marchand n’avait pas odieusement, monstrueusement spéculé sur l’infortune de l’artiste, s’il lui avait dit que son tableau avait été payé quinze cents francs, bien que ce fût à peine le quart de sa valeur réelle, et s’il lui avait mis, comme il le devait, mille francs dans la main, Édouard serait rentré chez lui avec des pensées plus riantes, et l’esprit rasséréné. Il faut presque rien pour mettre un peu de joie au cœur d’un pauvre diable. Au lieu de cela, Édouard avait plus que jamais la mort dans l’âme.

Il ne garda pas les cent francs jusqu’au soir : il donna cinquante francs à son traiteur, un acompte sur ce qu’il lui devait ; puis comme il redevait cinquante francs au propriétaire sur le terme échu de son loyer, il les donna à la concierge.

Il renonçait à la peinture, c’était décidé ; toutefois, il n’avait pas juré de ne reprendre jamais ses pinceaux, il n’avait pas osé faire ce serment ; mais quand ses yeux se portaient sur le chevalet ou la boîte aux couleurs ou tels et tels accessoires nécessaires à un peintre, ses lèvres se crispaient avec une expression indéfinissable, et il tournait son regard d’un autre côté. Cependant, il ne pouvait pas rester à rien faire, à se morfondre dans une inactivité énervante, tuante, qui, il le sentait, ne pouvait le conduire qu’à l’atrophie morale, à l’hébétement complet.

Il aurait accepté n’importe quel emploi on serait venu lui proposer : garçon épicier, garçon de bureau ou de magasin, homme de peine même ; qu’importe ? il avait des bras, c’était pour s’en servir. Il se disait avec amertume :

– Il n’y a de mauvais métier que celui qui ne fait pas vivre ; si je ne suis propre qu’à ça, je me ferai balayeur des rues.

Mais, en même temps, il pensait qu’il pouvait faire mieux, et surtout qu’il n’avait pas le droit, à son âge, de rester aplati ainsi qu’il l’était, qu’il fallait qu’il se secouât et fît un suprême effort pour redevenir un homme. Non, il ne pouvait pas, stupidement, comme un paresseux, laisser arriver l’heure où il hurlerait dans les tortures de la faim.

Il ne voulait plus peindre, c’était dit ; mais il savait dessiner ; pourquoi, abandonnant les couleurs, ne prendrait-il pas le crayon ? Pourquoi ne chercherait-il pas, au moins, à gagner sa vie comme dessinateur ? Il voyait tant de choses mauvaises dans les publications illustrées !

Enfin, prenant son courage à deux mains, se donnant un coup de fouet, il se mit à courir les journaux illustrés, les éditeurs de livraisons avec images ou de livres avec illustrations.

Il fut reçu partout, mais avec plus ou moins de politesse ; le plus souvent on l’écouta avec une froide indifférence, quelquefois avec un air narquois.

À peu près invariablement on lui répondait :

– Nous avons nos dessinateurs. D’autres lui disaient :

– Très bien, monsieur ; oui, plus tard, nous verrons.

On lui disait encore :

– Sans doute, pour travailler pour nous, il faut avoir du talent ; mais ce n’est pas assez d’avoir du talent, il faut avec cela du savoir-faire, énormément de savoir-faire. Dessiner sur bois pour la gravure est tout à fait une spécialité. Vous nous faites voir de jolis dessins sur du papier, mais nous ne savons pas ce qu’ils donneraient à la gravure. Ah ! si vous nous présentiez de vos ouvrages déjà publiés dans l’Illustration, le Monde et l’Univers illustrés, par exemple, oh ! alors, nous serions fixés.

Enfin, qu’on y mît un peu plus ou un peu moins de formes, l’artiste n’en était pas moins éconduit. Et le pauvre Édouard rentrait chez lui las, harassé, irrité, prêt à tout maudire ; et, rageusement, il roulait sa tête dans ses mains en s’écriant :

– J’ai bonne envie de travailler, pourtant ; mais tout se ferme devant moi et, quoi que je fasse, il me faudra mourir sur un lit d’hôpital ou crever ici de misère !… Ah ! ma pauvre mère, pourquoi m’as-tu mis au monde !

Et le malheureux avait la gorge pleine de sanglots en regardant piteusement ses souliers éculés, percés, et son vêtement usé jusqu’à la corde, qui n’étaient probablement pas pour rien dans les rebuffades qu’on lui faisait essuyer.

Il demanda à être admis comme professeur de dessin dans les écoles de la ville. On lui répondit qu’il n’y avait aucune place libre, mais qu’on l’inscrivait à son rang, c’est-à-dire à la suite des précédentes demandes. – Seulement, ajoutait-on, vous ne pouvez pas espérer avoir une école avant deux ou trois ans.

Cette réponse qui, dans la circonstance, ressemblait à une sanglante raillerie, provoqua chez Édouard un formidable éclat de rire. Mais quelle horrible souffrance il y avait dans ce rire !

Plusieurs fois la pensée était venue au pauvre garçon de porter sa Prière des Enfants chez un marchand quelconque, et de faire vendre le tableau n’importe à quel prix, serait-ce seulement celui du cadre ; mais il ne l’avait pas fait, et il n’aurait point su dire exactement pourquoi. Sans doute il devait avoir obéi à quelque sentiment intime. Peut-être s’était-il attaché à cette peinture, qu’il croyait être sa dernière œuvre, et, avec cette idée qu’il n’avait plus longtemps à vivre, voulait-il ne s’en séparer qu’à la mort.

Cependant, près de deux mois s’étaient écoulés depuis la fermeture de l’exposition de peinture, et Édouard n’était pas allé à Pithiviers, comme il l’avait annoncé, et il n’avait répondu que par quelques mots d’un laconisme désolant, évitant surtout de parler de lui, à deux longues lettres que le sous-préfet lui avait écrites. Mais on pensait constamment à lui, et Mme Clavière, inquiète, se demandait souvent :

– Que fait-il ? Que devient-il ?

Quant à André, qui avait aussi ses préoccupations, ses ennuis, il songeait un peu moins à son ami, et se rassurait sur le sort d’Édouard en se disant :

– Il sait bien que ma mère est là.

Presque subitement, un changement s’était opéré chez André, qui n’avait plus la même quiétude d’esprit et qui, cependant, se mettait chaque jour au travail avec un redoublement d’activité.

Il était rêveur, morose, d’humeur chagrine, et comme pour secouer tout cela, il avait souvent des accès de gaieté factice. Avec sa mère, dont il redoutait la clairvoyance, il était toujours le même, ou du moins s’efforçait à le paraître. C’est quand il était seul qu’il s’abandonnait à ses sombres pensées.

André étant habituellement grave, sérieux, tout aux affaires de la sous-préfecture, sa mère n’avait d’abord rien remarqué en lui d’anormal ; mais enfin elle s’était aperçue que son fils avait des préoccupations qui n’étaient plus celles des affaires de l’arrondissement, et qu’il y avait dans son âme un fond de tristesse qu’il mettait tous ses soins à dissimuler.

Évidemment André avait quelque chose. Qu’était-ce ? Elle ne devinait pas toute la vérité, l’excellente mère ; mais elle comprenait que Mlle de Mégrigny n’était pas étrangère aux choses qu’elle observait. – Il l’aime, c’est certain, se disait-elle.

Mais il n’y avait pas là de quoi l’inquiéter sérieusement. Elle s’étonnait, cependant, que son fils ne lui fît pas ses confidences. Cela viendra, pensait-elle. Ces confidences d’André, elle aurait pu les provoquer ; mais préférant qu’il vînt à elle de lui-même, elle attendait.

[Manque 2 pages dans l’édition utilisée]

Et elle échangea avec son mari un regard rapide. Ils ne comprenaient pas.

– Décidément, se disait Blanche, le cœur d’une jeune fille est un abîme au fond duquel les yeux, même d’une mère, ne peuvent rien voir.

– Eh bien, fit M. Beaugrand, dissimulant mal son mécontentement, je dirai au comte que nous l’attendrons dimanche en compagnie de son fils.

– Oui, mon père, oui, c’est cela, dimanche, répondit la jeune fille.

Et tout bas elle se disait :

– André sera là, car il doit venir, il l’a annoncé à ma mère.

Le dimanche matin, André arriva à onze heures, comme d’habitude, et fut reçu par Mme Beaugrand, qui lui dit, après s’être informée de la santé de Mme Clavière :

– M. Beaugrand est encore enfermé dans son cabinet où il termine un rapport qu’il doit lire demain à une commission de la chambre.

– Et Mlle Henriette est à sa toilette, sans doute ?

– Oh ! elle est habillée depuis plus d’une heure et se promène dans quelque allée du jardin ou du parc ; elle est toujours un peu la même ; elle aime rêver et cherche la solitude.

– Comme moi, pensa André.

Il reprit tout haut :

– Vous aurez beaucoup de monde aujourd’hui ?

– Plusieurs personnes de Paris, entre autres le comte de Morlane et son fils.

André se souvint du fringant vicomte qui avait été présenté à Henriette devant lui et qui avait dansé une polka avec elle ; il se rappela même l’impression désagréable qu’il en avait éprouvée.

– Est-ce que M. de Morlane et son fils sont déjà venus à Bresle ? demanda-t-il.

– Nous les recevons aujourd’hui pour la première fois.

– Si j’eusse su que vous aviez tant de monde, je ne serais pas venu.

– Par exemple ! Et pourquoi donc ? Vous êtes notre ami, un peu de la famille.

– Oui, je suis toujours bien reçu à Bresle.

– Vous savez quels sont les sentiments de M. Beaugrand et les miens à votre égard. Mais je ne suis pas habillée, et l’heure avance. Monsieur André, allez donc rejoindre Henriette au jardin.

Mme Beaugrand monta dans sa chambre, et le jeune homme descendit au jardin.

Henriette, qui l’avait vu arriver, s’était rapprochée du château avec l’espoir qu’il viendrait au jardin.

– Ah ! le voilà ! se dit-elle, voyant André descendre les marches du perron.

Elle s’inclina, comme pour mieux admirer une belle rose-thé sur sa tige, mais guettant du coin de l’œil les mouvements du timide amoureux.

André vit Henriette, et malgré le désir qu’il avait de s’élancer vers elle, faisant violence à son cœur, il se dirigea d’un autre côté, persuadé que la jeune fille, occupée de sa rose, ne l’avait pas aperçu.

Henriette se redressa triste, impatientée, ayant sur les lèvres une légère crispation nerveuse.

– Il m’a vue, j’en suis sûre, murmura-t-elle, et il s’éloigne de moi, il me fuit comme si je lui faisais peur. Ah ! André, André !…

Puis avec un petit mouvement de colère :

– C’est bien, reprit-elle, je me vengerai, je serai sans pitié pour lui… Oui, puisqu’il ne me trouve pas assez bien telle que je suis, je serai coquette, oui, coquette, une évaporée comme j’en connais ; je dompterai ma nature, je surmonterai mes répugnances, je deviendrai comédienne. Il verra, il verra que je ne suis pas une petite fille qui ne sait rien dire et ose à peine lever les yeux.

De grosses larmes roulaient sous ses paupières, et sentant un sanglot lui monter à la gorge, elle s’enfonça brusquement au milieu d’un massif d’altéas.

Tout de suite, dès son entrée dans le salon, le vicomte Arthur déplut à André, qui vit en lui un de ces fats prétentieux, habitués du boulevard des Italiens, de tous les lieux où l’on s’amuse, auxquels on a donné tant de noms divers, comme gommeux, petits crevés, etc. Pour tout dire, le sous-préfet ne pouvait pas être bien disposé en faveur du vicomte, en voyant le plaisir avec lequel Henriette semblait écouter les paroles banales qu’il lui adressait. D’ailleurs, déjà, dans ce joli cœur, il flairait un rival, et il en voulait à Henriette du trop aimable accueil qu’elle lui faisait.

Pendant le déjeuner, le vicomte, placé à côté de Mlle de Mégrigny, se montra très empressé auprès de la jeune fille, gracieux, plein d’attentions. Tout d’abord, gênée, intimidée, hésitant à entrer dans le rôle qu’elle voulait jouer, Henriette ne répondait qu’avec effort aux agaceries, aux provocations du vicomte ; mais la hardiesse de celui-ci encourageait vivement la jeune fille à sortir de sa réserve et, peu à peu, elle s’anima et parvint à secouer son embarras, à vaincre les résistances de sa timidité. Dès lors, elle se sentit plus à l’aise et en mesure de tenir le rôle qu’elle s’était promis de jouer.

Le vicomte Arthur, parisien dans l’âme, mais superficiel comme tous les jeunes gens qui n’ont jamais envisagé le côté sérieux de la vie, le vicomte parlait un peu de tout et, disons-le, avec aisance, cherchant à mettre les autres à l’unisson de sa gaieté, que M. Beaugrand et surtout André trouvaient un peu trop bruyante et encombrante.

Maintenant que Mlle de Mégrigny s’était déridée et paraissait s’intéresser énormément à toutes les fadaises qu’il débitait, le vicomte, à propos de ceci ou de cela, s’adressait à elle, croyant, en la prenant ainsi à partie, admirablement mener ses affaires.

Piquée à ce jeu, Henriette ripostait, et ses reparties vives, pleines d’à-propos, avec la finesse du mot, le trait, disaient qu’elle était très instruite et que son esprit souple, fin, distingué, était celui d’une vraie femme du monde. C’était pour M. Beaugrand, pour André et même pour Mme Beaugrand, comme une révélation.

Quand Henriette, les yeux brillants, rouge d’animation, avait lancé une de ses alertes reparties, le vicomte riait de tout son cœur, en se disant :

– Je suis tout de même arrivé à l’apprivoiser.

Il s’imaginait que c’était pour lui, pour lui seul, que la jeune fille se montrait si spirituelle.

André, silencieux, observait. Plus d’une fois il avait pâli et s’était mordu les lèvres avec une sorte de fureur. Il observait et ne s’apercevait pas que Mlle de Mégrigny avait une gaieté fausse et que dans ses petits éclats de rire il y avait des larmes ; il ne s’apercevait pas que de temps à autre, comme inquiète, elle jetait sur lui un regard à la dérobée.

Il était trop troublé pour voir, pour deviner quelque chose. Mais il sentait les coups violents portés à son cœur, et il souffrait horriblement.

Henriette voyait bien qu’il était malheureux, qu’il souffrait ; tant pis pour lui… Mais est-ce qu’elle était heureuse, elle ? Est-ce qu’elle était sur un lit de roses ? Qu’importe ? elle avait commencé, elle irait jusqu’au bout. Elle avait dit : « Je serai sans pitié pour lui ! » Et elle était sans pitié… pour lui et pour elle. Elle s’étourdissait afin qu’une pensée douloureuse ne vînt pas subitement la jeter hors de son rôle.

Aux agaceries du vicomte, elle répondait maintenant par des minauderies, des regards, des mouvements de tête que lui aurait enviés une coquette émérite. Et tout cela semblait si naturel, était fait avec tant d’aisance qu’on pouvait croire, vraiment, qu’elle était dans son élément.

Sa mère, presque consternée, ne reconnaissait plus sa fille.

M. Beaugrand, très soucieux, se demandait :

– Qu’est-ce que cela signifie ?

Quant à André, il était à la torture.

Les autres convives, prenant part à la gaieté du vicomte et de la jeune fille, s’amusaient, riaient. On aurait pu croire que les vapeurs de vins capiteux étaient montées à la tête d’Henriette et qu’elle s’était grisée ; mais c’est à peine si elle avait mouillé ses lèvres dans un verre de bordeaux et elle avait refusé de boire du champagne.

– Elle est enthousiasmée de ce M. de Morlane, se disait André ; elle ne voit que lui, ne s’occupe que de lui. Que de frais de coquetterie elle fait pour ce sot, infatué de sa personne ! Est-elle assez aimable pour lui ! Je comprends, un vicomte !… Elle ne s’aperçoit pas que son vicomte n’est qu’une outre gonflée de vent. Pense-t-elle donc déjà à s’appeler Mme la vicomtesse ? Et c’est là Henriette, cette jeune fille que je croyais pétrie d’une autre pâte que les autres, c’est là Henriette que je croyais une vraie femme ! Comme elle m’a trompé et comme je me suis trompé !

Pauvre André ! C’était la colère, le dépit qui le faisaient parler ainsi ; car, malgré tout, il trouvait toujours que Mlle de Mégrigny était au-dessus de toutes les autres jeunes filles et la seule véritablement digne d’être aimée, comme il l’aimait, lui, de toute la puissance de son âme.

Il ne voulait pas s’avouer encore que les souffrances de son cœur étaient causées par les morsures de la jalousie.

On prenait le café en plein air, sous l’épais ombrage d’un vieux cèdre.

Les lutineries du vicomte continuaient, et Henriette, qui n’en voulait pas démordre, paraissait y prendre le plus grand plaisir. Elle écoutait M. Arthur avec une extrême complaisance ; tout ce qu’il disait était parfait, même quand c’était une énorme bêtise, qui faisait dresser les cheveux d’André sur sa tête.

Le vicomte parla sport, courses, chevaux, concours hippique, équitation. Son bonheur était de monter à cheval ; d’ailleurs c’était un exercice excellent pour la santé ; presque tous les matins il faisait à cheval une promenade de deux heures au bois de Boulogne.

– Maman, s’écria Henriette en jetant du côté d’André un regard oblique, il faudra que je prenne des leçons d’équitation ; je serais très contente de savoir monter notre poney ; je crois bien, comme le dit M. le vicomte, qu’il est très agréable de faire, le matin, une promenade à cheval.

– Nous verrons cela, répondit assez froidement Mme Beaugrand.

– En vérité, se disait André, qui enrageait, je crois que s’il lui proposait de jouer à cache-cache ou à saute-mouton, elle accepterait.

C’en était assez, c’en était trop ; André n’y pouvait plus tenir : le vicomte lui portait horriblement sur les nerfs et les sourires de la jeune fille à l’adresse du sot personnage l’exaspéraient. Cependant il ne pouvait pas se retirer avant l’heure, afin de ne pas étonner M. et Mme Beaugrand et donner prise à des commentaires. Durant deux longues heures encore il dut ronger son frein. Enfin, l’heure à laquelle il prenait congé d’habitude arriva.

Quand, son pardessus sur le bras et son chapeau à la main, il vint saluer la société, Henriette se tourna de son côté et lui dit, d’un ton gai :

– Nous vous reverrons bientôt ; j’espère, monsieur le sous-préfet ?

André s’inclina respectueusement et ne vit point qu’elle lui tendait une main tremblante. Il se redressa, et brusquement ; s’approcha de M. Beaugrand qui lui serra la main, en disant :

– À bientôt, mon ami.

– André, dit vivement Mme Beaugrand, je vais vous reconduire.

Et, sans lui laisser le temps de répondre, elle prit son bras et l’entraîna.

Quand ils ne furent plus en vue, Blanche s’arrêta, et prenant la tête, du jeune homme dans ses mains, elle l’embrassa sur les joues, ce qu’elle ne faisait jamais. Elle avait deviné, les tortures d’André et elle avait des larmes dans les yeux.

– Au revoir, madame, au revoir ! dit le jeune homme.

Et il s’éloigna précipitamment. Il avait un sanglot noué, dans la gorge.

Mme Beaugrand revint vers ses invités. Mais déjà ; Henriette n’était plus la coquette, l’évaporée de tout à l’heure. Son exubérante gaieté était tombée comme après l’orage un grand, vent de tempête. Était-elle ; contente d’avoir su si bien jouer son rôle ? À ce-moment, peut-être ; mais elle ne devait pas tarder d’avoir d’amers regrets.

Qui sait si elle ne se repentait pas déjà de ses extravagances ?

Une idée, que lui avait, suggérée ; le dépit lui était venue, une malencontreuse idée, avons-nous dit, et elle l’avait mise à exécution sans se douter un instant que le résultat serait, tout autre que celui, qu’elle attendait.

André s’était éloigné, du château, dans un état de surexcitation impossible à décrire. Il avait encore, bourdonnant à ses oreilles, les dernières paroles que la jeune fille lui avait adressées, et qui étaient à peu près tout ce qu’elle lui avait dit dans la journée :

« – Nous vous reverrons bientôt, j’espère monsieur le sous-préfet. »

Henriette avait prononcé ces paroles avec une certaine émotion dans la voix ; mais dans la mauvaise disposition d’esprit où il se trouvait, André avait cru découvrir dans l’accent de la jeune fille une intention narquoise. Nous avons vu que dans son trouble il ne s’était pas aperçu que Mlle de Mégrigny lui tendait la main.

Il s’était retiré sous une impression mauvaise que n’avait pas dissipée l’élan d’affection de Mme Beaugrand dont le véritable sens lui avait échappé, mais qui semblait lui dire : Je vous demande pardon pour ma fille.

– Pauvre insensé ! se disait-il, arpentant le chemin à grands pas et regardant plutôt à ses pieds que devant lui, pauvre insensé ! ne m’étais-je pas imaginé qu’elle se rappellerait le temps où elle me faisait jouer au volant ou avec sa poupée, le temps où elle grimpait sur mes genoux, où, à tout propos, elle me sautait au cou et me disait de sa petite voix rieuse, mais déjà si expressive : « Toi, tu es mon grand mari, et moi je suis ta petite femme ! »

Eh bien, oui, je m’étais imaginé que chez elle comme chez moi, l’amitié d’autrefois s’était changée en une affection plus tendre, je m’étais imaginé qu’elle m’aimait ! Allons donc ! est-ce qu’elles aiment, est-ce qu’elles savent aimer les jeunes filles d’aujourd’hui ? Elles sont tout à leur coquetterie, elles ne rêvent que toilette, plaisir, satisfactions mondaines, ne pensent à l’avenir que pour lui demander de leur donner une vie facile, large, luxueuse, et n’ont pas même le sentiment des devoirs qu’elles auront à remplir.

Par exemple, elles aiment à minauder, à prendre des poses, à se donner des airs et à dire des riens pour montrer qu’elles sont spirituelles. Ah ! Henriette, Henriette, moi qui vous croyais sérieuse, supérieure à toutes les autres, parfaite en tout, comme je me suis trompé !

Ainsi, continua-t-il après un silence, j’étais aveuglé par mon amour ; car je l’aime, je l’aime comme jamais jeune fille n’a été aimée. Folie, folie !… En elle, rien de sérieux, tout y est frivole. A-t-elle été assez gracieuse pour ce M. de Morlane ! s’est-elle mise assez en frais d’amabilité pour ce godelureau ! Elle s’en est entichée, elle en est coiffée, comme on dit.

Je n’ai jamais rencontré un garçon qui m’ait été aussi antipathique ; il me crispait, m’agaçait horriblement, et je ne sais pas comment j’ai pu me contraindre à ce point de ne lui pas chercher querelle. Je n’en avais pas le droit, d’ailleurs : hôte moi-même de M. Beaugrand, j’étais tenu au respect pour ses hôtes. C’est un mariage qui se prépare… Ah ! ah ! ah ! fit-il avec un petit rire sec, nerveux, un beau mariage !… Ce vicomte est bien le mari qui lui convient, qu’il lui faut… Hé ! hé ! être vicomtesse c’est quelque chose. Et puis, il est riche, lui, très riche, sans doute.

Après tout, reprit-il, avec un pli amer sur les lèvres, qu’est-ce que cela peut me faire qu’ils se marient ? Est-ce que cela me regarde ? On ne viendra pas me demander mon avis. Elle ne peut pas rester fille toute sa vie, et puisqu’il faut qu’elle se marie, il m’importe peu qu’elle prenne ce vicomte ou un autre petit monsieur dans le même goût.

Je dois me désintéresser de cela complètement, puisqu’elle ne peut pas être à moi, puisque entre elle et moi, obstacle infranchissable, il y a sa fortune et ma pauvreté. Ah ! mon amour, mon amour !… Je l’arracherai de mon cœur cet amour funeste, qui m’a saisi traîtreusement, sans me laisser le temps de me reconnaître et de me défendre contre lui.

Je cesserai de vous aimer, Henriette ; je ne veux plus vous aimer !… Quoi donc, mon cœur proteste ? Non, non, je ne veux plus l’aimer ! Mais il me semble que, déjà, je ne l’aime plus autant. Henriette, Henriette, vous avez fait aujourd’hui tout ce qu’il fallait pour me guérir de mon fatal amour !

Il parlait, ou plutôt il pensait ainsi, le pauvre André, mais dans tout cela, en réalité, il n’y avait que de l’amertume, du dépit, une douleur profonde. Il ne savait pas encore qu’il est des cœurs où l’amour pénètre pour n’en sortir jamais, tant il y a jeté de puissantes racines ; il ne savait pas encore que, souvent, on préfère mourir de son amour que de s’en guérir.

Toutefois, il avait pris la résolution de se tenir éloigné de Mlle de Mégrigny et même, si c’était possible, de ne plus la revoir, croyant faire ainsi preuve de sagesse. Mais il souffrait. Et voilà pourquoi, malgré tout le soin qu’il mettait à renfermer en lui ses secrètes pensées, à dissimuler ses accès de tristesse sombre, sa mère avait fini par remarquer le changement qui s’était opéré en lui.

Le dimanche suivant il n’était pas allé à Bresle, malgré l’envie qu’il en avait. Ferme dans sa résolution, il avait tenu bon. Ah ! s’il avait su avec quelle anxiété Henriette l’attendait !

Toute la matinée la jeune fille avait été rieuse, enjouée ; courant à travers le jardin, le long des plates-bandes fleuries, elle avait fait deux énormes bouquets qu’elle avait mis dans des vases de Sèvres, heureuse de pouvoir dire à André : Ces fleurs ne viennent pas du jardinier, c’est moi qui les ai cueillies, et un de ces bouquets est destiné à votre mère, vous le lui porterez de ma part. Jusqu’à onze heures et demie elle guetta l’arrivée du jeune homme ; mais comme il arrivait toujours régulièrement à onze heures lorsqu’il venait déjeuner, elle se dit :

– Quelque chose l’aura retenu ce matin, il viendra pour le dîner.

S’étant ainsi tranquillisée, elle ne fit point mauvaise figure à MM. de Morlane père et fils, qui n’avaient pas cru devoir retarder leur seconde visite. Le vicomte Arthur tenait absolument à faire sa cour dans toutes les règles et à la vapeur. Il trouva que Mlle de Mégrigny était plus charmante encore que le dimanche précédent, bien qu’elle fût moins gaie et infiniment plus réservée ; mais il ne remarqua point qu’il y avait de la froideur dans son amabilité et sa gracieuseté.

Le déjeuner fut assez gai ; Henriette ne se refusa pas à rire un peu, tout en pensant constamment à André. Jusqu’à trois heures, se livrant à une gaieté forcée, elle tint tête au vicomte, qui revenait à ses lutineries, lesquelles lui avaient déjà si bien réussi, croyait-il. Mais, peu à peu, la jeune fille parut se fatiguer ; elle était distraite, agitée, n’était plus à la conversation, écoutait à peine, répondait tout de travers ; et à quatre heures, quand elle comprit qu’André ne viendrait pas, une insurmontable tristesse s’empara d’elle, et ce fut fini, elle ne parla plus de toute la soirée.

– Singulière jeune fille, dit le comte à son fils, dans le train qui les ramenait à Paris ; c’est comme un jour de beau temps et de pluie.

– Je connais ça, répondit le présomptueux vicomte.

– Alors, qu’est-ce que cela signifie ?

– Parbleu, qu’elle commence à m’aimer.

– Heu ! heu ! cela ne me paraît pas sûr.

– Moi, je suis enchanté.

– Tant mieux.

– Quand l’amour vient aux jeunes filles, mon père, et vous savez cela aussi bien que moi, elles ont de ces tristesses qui paraissent inexplicables.

– Et que l’on explique en risquant fort de se tromper. Dans tous les cas, et quoi que tu en dises, je trouve Mlle de Mégrigny un peu, beaucoup fantasque.

– Si vous voulez, mon père ; mais quelle adorable jeune fille !

– Décidément, elle te plaît.

– J’en suis déjà, je crois, fort amoureux. Son caractère a besoin d’être formé ; elle a été élevée chez des religieuses, et il lui manque beaucoup de ce qu’il faut à une femme du monde. Mais quand elle sera vicomtesse de Morlane, vous verrez, mon père, vous verrez.

– Tu referas son éducation, fit le comte en riant.

*

* *

Un soir, Mme Clavière dit à son fils :

– J’ai fait la nuit dernière un très vilain rêve : je voyais Édouard au fond d’une fosse profonde où il était tombé ; il ne pouvait sortir de ce trou, car il avait les jambes brisées, et, d’une voix déchirante, il m’appelait à son secours en me tendant les bras. Ce n’est qu’un rêve, André, mais je suis inquiète, très inquiète au sujet de ce pauvre enfant, et toi-même l’es aussi. Il y a quelque chose qu’il ne nous dit pas, qu’il tient à nous cacher. Peut-être est-il absolument sans argent.

– Cela n’est guère possible, puisqu’il a reçu mille francs sur son tableau.

– Et s’il avait d’autres dettes que celle de son emprunt au marchand de tableaux ?

– Cela se peut, chère mère, car avec le caractère étrange d’Édouard on ne sait jamais rien.

– Mon rêve de la nuit dernière m’a tellement frappée que je ne me suis pas rendormie, et toute la journée j’ai eu devant les yeux Édouard dans la fosse avec les jambes brisées. André, j’ai le pressentiment que le malheureux est dans une situation horrible.

– Eh bien, chère mère, ne te tourmente plus ; j’ai affaire à Paris, une visite au ministre ; j’irai demain, et à mon retour, je l’espère, tu seras rassurée ; car je verrai Édouard, et qu’il le veuille ou non, il parlera. Tu ne peux pas vivre ainsi dans des alarmes continuelles. Hé, je ne suis pas tranquille non plus. Une fois pour toutes, il faut que nous sachions à quoi nous en tenir, et je ne reviendrai pas de Paris sans en avoir enfin le cœur net.

Share on Twitter Share on Facebook