XI RELÈVE-TOI !

C’était le lendemain d’une de ses courses énervantes à travers Paris, chez les éditeurs, où, après avoir vainement demandé du travail, Édouard était revenu chez lui découragé, écœuré, l’âme brisée, plein de dégoût, enfin plus sombre et plus désespéré que jamais.

Il s’était couché sans avoir soupé, effrayé qu’il était de voir sa note grossir chez le traiteur. Et cependant il ne dépensait guère pour se nourrir ou plutôt pour ne pas mourir de faim, à peine un franc cinquante centimes par jour. Toute la nuit il avait été agité, secoué par des pensées troublantes qui avaient éloigné le sommeil. Et Dieu sait, cependant, si dormir lui eût été nécessaire. Le sommeil apporte l’apaisement, et pendant quelques instants il fait oublier.

Il avait entendu le roulement des voitures des laitiers, celui des lourds camions déjà occupés au transport des matériaux pour une grande maison en construction ; une dispute entre balayeuses, avec éclats de voix, avait déchiré ses oreilles. Puis était venu, chez le serrurier du voisinage, le bruit des marteaux sur l’enclume ; dans la rue, les appels des marchands des quatre saisons, qui poussent devant eux leurs petites voitures chargées de légumes et de fruits ; la sonnette d’un fontainier poseur de robinets ; les cris des petits marchands de mouron pour les petits oiseaux ; les : À la moule ! à la moule !… Il arrive le maquereau !… La raie tout en vie ! tout en vie !… Bonne friture de Seine, etc., des marchands de poissons, passant, ayant un énorme panier à chaque bras ; enfin il avait entendu tous ces bruits de la rue si divers qui indiquent le mouvement, la vie de la grande cité, et annoncent qu’après le repos Paris se remet au travail.

Neuf heures sonnèrent à l’horloge de la mairie du XVIIIe arrondissement. Édouard était encore couché ; il sortit de son lit. Oh ! à pareille heure ! Ce n’était plus le temps où le premier rayon de soleil le trouvait debout. Aujourd’hui se lever plus tôt ! pour quoi faire ? Ah ! la journée était bien assez longue pour qu’il eût tout le temps de souffrir de son désœuvrement.

Il s’habilla, ce qui ne fut pas long, ouvrit la fenêtre de sa chambre et s’accouda sur la barre d’appui.

Des enfants jouaient sur la petite place de la mairie ; les mamans, tout en veillant sur eux, tricotaient, cousaient ou faisaient du crochet.

Assise sur un banc, une nourrice donnait le sein à son nourrisson.

Édouard pensait à sa pauvre mère qui l’avait allaité, il pensait à son enfance et s’attendrissait ; deux larmes perlaient aux franges de ses paupières.

Ce spectacle des enfants et des mères lui était pénible.

Il eut un sourire plein d’amertume et détourna son regard qui se porta sur une fenêtre de la maison en face. Il y avait à cette fenêtre une cage dans laquelle sautaient, voletaient, s’ébattaient joyeusement de jaunes canaris. C’était une famille ; car Édouard vit le père et la mère donner la becquée à leurs petits, bien qu’ils fussent déjà grands comme eux.

– Jusqu’aux oiseaux qui sont heureux ! soupira-t-il ; voilà des petits qui sont grands et n’ont plus besoin d’être couvés par la mère, protégés par le père ; n’importe, Dieu leur conserve leurs parents, et à moi tout petit, tout petit, il a enlevé les miens !

À une autre fenêtre, immédiatement au-dessus de celle des oiseaux, fenêtre encadrée de volubilis, de pois de senteur, de gobéas blancs et bleus, qui s’entrelaçaient, unissant leurs fleurs pour former des guirlandes, deux jeunes filles se tenaient debout, les yeux fixés sur Édouard dont elles voyaient la pâleur, les traits altérés et peut-être devinaient la souffrance.

Toutes deux étaient blondes, les deux sœurs, sans doute, et toutes deux étaient jolies, et au milieu de ce cadre de verdure et de fleurs qui semblait être là pour elles, elles avaient quelque chose d’une apparition céleste et poétique. Comme s’il eût deviné qu’il était l’objet d’une attention quelque peu curieuse et indiscrète ou qu’il eût senti peser sur lui le regard des jeunes filles, Édouard leva les yeux sur la fenêtre enguirlandée ; mais, aussitôt, comme si elles eussent été effrayées, les jolies blondes disparurent et la fenêtre se ferma.

– Je leur ai fait peur, se dit tristement Édouard ; mais je suis donc devenu bien laid, laid à épouvanter les enfants et les jeunes filles !

Il eut un haussement d’épaules suivi d’une sorte de tressaillement nerveux ; puis avec un mouvement fébrile il referma sa fenêtre et alla se placer devant la glace posée sur le marbre de la cheminée. Il fut frappé de sa pâleur, de ses yeux caves, bistrés, de son amaigrissement, de l’altération maladive de son visage.

– C’est vrai, murmura-t-il avec un accent douloureux, je suis laid, laid, affreux, je ne suis plus que l’ombre de moi-même ; j’ai l’aspect d’un fantôme, et voilà pourquoi l’on s’enfuit à ma vue ; j’épouvante !

Elles sont charmantes, mes voisines d’en face ; et après ? Qu’est-ce que cela peut me faire qu’elles soient jolies et blondes aux yeux bleus comme leurs volubilis ? Est-ce que j’ai le droit de regarder les jeunes filles, quand le sourire qui parle s’est pour toujours envolé de mes lèvres, quand mes yeux sont sans éclat et que mon cœur, ou ce qu’il en reste, est noyé dans toutes les amertumes ? Laissons à d’autres l’amour avec ses extases, les douces joies et les espérances qu’il donne. L’amour, l’amour ! Il n’existe pas pour moi, comme aucune des joies de ce monde.

Il se redressa brusquement, ses traits se contractèrent, et un éclair sinistre sillonna son regard.

– Ma fiancée à moi, s’écria-t-il, ma fiancée, c’est la mort !

Il s’affaissa sur un siège et, la tête dans ses mains, il resta comme anéanti. Soudain, un coup de sonnette retentit à la porte de l’atelier.

Édouard se dressa comme par un ressort et regarda autour de lui avec effarement.

– On a sonné, grommela-t-il ; qui donc peut venir ici ?

Un second coup de sonnette se fit entendre.

Alors l’artiste sortit de sa chambre, traversa l’atelier et, avant d’ouvrir :

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

– C’est moi, André, ton frère, ouvre donc !

– André, oh ! fit Édouard bouleversé.

Mais il était pris, cette fois, il ne pouvait pas s’esquiver. Il ouvrit. André sauta au cou de son ami, et quand il l’eut embrassé.

– Ah çà, voyons, dit-il, que fais-tu ? Que deviens-tu ?

– Ce que je fais, tu vois ; ce que je deviens, tu vois !

André regardait Édouard avec un douloureux étonnement et frissonnait en le voyant changé comme il l’était.

– Édouard, est-ce que tu as fait une maladie ?

– Non, je me suis toujours bien porté.

– À te voir, vraiment, on ne le dirait guère.

Les yeux d’André parcoururent rapidement l’atelier, et il vit aussitôt l’abandon dans lequel il était laissé.

– Édouard, reprit-il, tu ne travailles donc pas ?

– Pas pour le moment.

– Pourquoi ?

– J’attends.

– Tu attends quoi ?

– La mort ! répondit sourdement l’artiste.

– Que dis-tu, malheureux ? exclama André, la mort ! Mais tu es fou, fou, archi fou ! Mon Dieu, comme j’ai bien fait de venir aujourd’hui ! Édouard, que t’est-il donc arrivé ?

– Ce qui m’est arrivé, c’est le dégoût de la vie, le dégoût de moi-même, le dégoût de tout.

– Et c’est à moi que tu vas dire cela ?

– Tu m’interroges, je te réponds.

– Soit. Mais la cause de ce dégoût de tout, quelle est-elle ?

– Elle est dans le découragement le plus profond dans lequel soit jamais tombé un homme.

– Mais, Édouard, mon cher Édouard, répliqua André en proie à une violente émotion, pourquoi ce découragement ?

– Parce que je ne sais rien faire, parce que je suis un impuissant, parce que je ne suis rien, tu entends ? rien, rien !

– Quoi ! tu doutes de ton talent ?

– Je fais mieux que d’en douter, je n’y crois plus… Ah ! ah ! mon talent, mon fameux talent, continua-t-il avec un rire convulsif, parlons-en ! Quelle preuve en ai-je donnée ? Aucune.

– Mais… essaya de protester André.

– Puisque tu veux que je te parle, interrompit Édouard, laisse-moi dire. Aucune preuve, te dis-je, aucune ! Après d’énormes sacrifices faits pour moi, pour caresser ma marotte, après de laborieuses années d’études et de travail, à quoi suis-je arrivé ? À rien, au néant, au dégoût qui s’est emparé de tout mon être ; car il a bien fallu me rendre à l’évidence, reconnaître que je n’étais et ne pourrais être jamais qu’un fruit sec, c’est-à-dire un de ces imbéciles qui courent sans cesse après une ombre, s’imaginant qu’ils parviendront à la saisir.

Mon talent ! toi et ton excellente mère y avez cru.

– Nous y croyons toujours, et plus que jamais !

– Non, non ! On ne doit pas croire à une chose qui n’existe pas, qui n’a jamais existé… Mais j’y ai cru moi-même, à mon talent, et je n’y crois plus. De même que vous vous trompiez, je me trompais. Vous et moi nous croyions qu’il y avait là, dans ma tête, quelque chose ; c’était faux, c’était faux ! Le cerveau est creux, et ce qu’il contient, c’est du vent ! Ce que je prenais pour de l’imagination n’était qu’un gonflement de vanité et d’orgueil, la sottise d’un présomptueux. Un souffle a éteint la bulle du savon ; un autre souffle, pas même un coup de vent, a passé et le ballon a crevé. Tiens, tout à l’heure je me regardais dans une glace, et j’ai souri de pitié en voyant ma triste figure, qui me rappelait celle de ce grand fou d’Espagne, surnommé le Chevalier de la triste figure, dont Cervantes a raconté les désopilantes aventures.

Et je me comparais à don Quichotte de la Manche. La comparaison ne laisse rien à désirer : comme don Quichotte, j’ai enfourché une Rossinante n’ayant que la peau et les os, fourbue des quatre jambes, prête à être jetée au charnier de l’équarrisseur ; comme don Quichotte, je me croyais fortement cuirassé pour la lutte, quand, au lieu du mémorable armet de Mambrin, je n’avais, pour parer les coups, qu’un vieux et mauvais plat à barbe ; comme don Quichotte, croyant entrer dans la mêlée pour pourfendre des géants, je me suis battu contre des ailes de moulin à vent ; comme don Quichotte, je me suis bercé dans les illusions et j’ai chevauché au pays des chimères ; comme il prenait Dulcinée, la grossière paysanne, pour une grande princesse, j’ai pris les excitations de l’ambition et de l’orgueil pour les nobles aspirations du génie ; enfin comme le chevalier de la triste figure, je ne suis qu’un pauvre fou !

– Oh ! Édouard, Édouard ! Mais tu ne parles pas sérieusement !

– Regarde-moi : est-ce que j’ai une figure à avoir des envies de rire ?

– Édouard, si c’est sérieux, tout ce que tu dis, tu m’inspires une profonde pitié… Ah ! j’ai le cœur navré.

– Aussi, pourquoi es-tu venu ?

– Malheureux, mais tes folles idées ont donc desséché ton cœur ! La douleur t’a donc rendu égoïste à ce point que pour ne t’occuper que de toi, tu cesses de penser aux autres, comme si tu étais seul dans la vie ! Je suis venu parce que je t’aime, parce que ma mère, qui t’aime aussi, plus que tu ne le mérites, peut-être, était inquiète, anxieuse, affreusement tourmentée.

L’artiste baissa la tête ; mais se redressant aussitôt :

– Pourquoi ne m’abandonnez-vous pas à mon sort ? dit-il d’une voix sombre, pourquoi ne me laissez-vous pas dans l’oubli ?

André haussa les épaules et répondit :

– Parce que tu es et seras toujours mon ami, mon frère, parce que ma mère, que tu le veuilles ou non, a pour toi l’affection, la tendresse d’une véritable mère.

Édouard prit sa tête dans ses mains, et la serrant fiévreusement :

– Ah ! s’écria-t-il avec une sorte de fureur, ce n’est pas assez que je souffre, moi, il faut que je fasse souffrir ceux que j’aime le plus au monde, que j’aime uniquement. André, je suis un maudit !

– Tu es aigri par les déceptions et, par suite, découragé sans raisons sérieuses, voilà tout.

– C’est là ce que tu trouves ? On voit bien que tu ne souffres pas, toi, que tu es heureux !

– Tu te trompes, Édouard, et beaucoup.

– Que dis-tu ?

– Comme toi, je souffre, comme toi, je ne suis pas heureux.

Les yeux de l’artiste étincelèrent, et avec une expression de colère :

– Qu’as-tu ? exclama-t-il ; que t’a-t-on fait ?

Le désespéré retrouvait son énergie pour celui dont il s’était fait, aux jours de l’enfance, le protecteur et le défenseur.

– Calme-toi, lui dit André ; ce que j’ai, je te le dirai dans un autre moment. Tu le sais, tu t’en aperçois trop bien, les chemins de la vie ne sont pas couverts de fleurs ; il y a des déceptions, des amertumes, des douleurs pour chacun ; c’est ceci pour les uns, c’est cela pour les autres. Il faut se raidir contre les choses et ne pas se laisser abattre. La faiblesse, la trop grande faiblesse doit être laissée aux êtres timorés, qui ne savent pas se secouer, qui sont incapables de se dompter et de se ressaisir. Toute faiblesse disparaît chez un homme de volonté, qui a de la virilité au cœur. L’orage éclate, la tempête est déchaînée, il faut se redresser et tenir tête à la tourmente !

Édouard, en parlant ainsi pour moi, je parle également pour toi. Va, je vois bien ce qu’il y a en toi ; mais je suis venu, je suis ici, et je ne te quitterai pas sans t’avoir remonté le moral. Tu es découragé, reprends courage ! La fatalité te poursuit, force-la à s’arrêter ! Au lieu de te courber sous le poids d’une douleur que tu peux guérir, redresse-toi ! Ressaisis ta volonté et, armé de cette force, de cette puissance donnée à l’homme, jette audacieusement un défi à la destinée ! Secoue-toi, Édouard, prends ta faiblesse en pitié et méprise-la ; relève ton âme abattue, ordonne à tous les ressorts de ton être de se mouvoir et redeviens un homme !

L’artiste, le regard sombre, secoua désespérément la tête.

– Toute vigueur s’est éteinte en moi, je suis brisé, anéanti ! prononça-t-il d’une voix creuse.

– Édouard, de la volonté !

– Je n’en ai plus.

– Elle est endormie ; eh bien, réveille-la, appelle-la à ton secours et, dès demain, tu te remettras au travail.

– Je ne travaille plus ! répliqua Édouard d’un ton farouche. Mais je te l’ai dit, je n’ai rien dans la tête, je suis un impuissant, je ne sais rien faire, rien.

Et devenant subitement furieux, il saisit une palette, qui tomba sous sa main et la mit en morceaux sur son genou.

– Il était temps que je vienne, se dit André.

L’artiste marchait dans l’atelier d’un pas saccadé, fiévreux, ayant dans le regard des lueurs fauves.

André l’arrêta, et l’entourant de ses bras :

– Édouard, mon cher Édouard, dit-il d’une voix vibrante et prêt à pleurer.

L’irritation du désespéré s’apaisa aussitôt et comme par enchantement, il laissa tomber sa tête sur l’épaule de son frère et un sanglot déchira sa gorge. Il pleurait, le malheureux, et André pleurait aussi.

– Asseyons-nous, dit le sous-préfet, quand Édouard se fut calmé, et causons à cœur ouvert, comme autrefois, lorsque nous étions toujours ensemble. Voyons, reprit-il après quelques instants de silence, depuis quand as-tu cessé de travailler ?

– Depuis l’exposition.

– Et ton découragement date de cette époque ?

– Oui, de cette époque où la plus cruelle des déceptions a fait disparaître mes dernières illusions, comme disparaît un nuage de fumée que le vent emporte. Le tableau sur lequel je comptais, que je croyais une œuvre, refusé ! Il est là, dans un coin. – L’autre, ils ont daigné le recevoir… pour m’encourager, sans doute, fit-il amèrement.

– Mais il a été acheté !

– Oui, acheté… Six mois de travail, de peine, – je ne compte pas ce qui sortait de mon cerveau, de mon cœur, de mon âme, – six mois de travail, de peine m’ont été payés six cents francs !

– Six cents francs ! exclama André.

– Oui, cent francs par mois, moitié moins que ce que gagne le dernier des manœuvres.

– Quel misérable que ce M. Tarade, marchand de tableaux ! pensait André ; ce qu’il a fait est monstrueux ; ce n’est plus de l’exploitation, cela, c’est le vol et, dans la circonstance, presque un assassinat.

– J’avais quelques dettes, continua Édouard, j’ai payé à peu près ce que je devais.

– Et de nouveau, tu t’es trouvé sans argent ?

– Oui.

– Dans les derniers jours de l’exposition, nous sommes venus à Paris, ma mère et moi ; je t’en avais averti par un mot. Je n’ai pas à te rappeler que je suis venu ici deux fois pour te voir ; mais pourquoi n’as-tu pas fait une visite à ma mère ?

– Pourquoi… ah ! pourquoi ! Mais examine-moi donc ; je ferais pitié au mendiant de la rue : voilà, continua-t-il d’un ton navrant, mon costume de cérémonie pour aller dans le monde. Voyons, dis, est-ce que je pouvais me présenter devant ma chère bienfaitrice dans ce piteux accoutrement ?

– Mon Dieu, pensait André, mais c’est la misère dans ce qu’elle a de plus affreux !

Il reprit à haute voix :

– Est-ce que déjà tes autres effets…

– Oui, déjà ils étaient engagés au Mont-de-Piété.

– Je commence à comprendre ton désenchantement de la vie, mon pauvre Édouard. Mais ne travaillant pas, par conséquent ne gagnant rien, et étant sans argent, comment fais-tu pour vivre ?

– Tu veux dire pour ne pas mourir de faim ? Eh bien, André, pour ne pas mourir de faim, je vais chez un traiteur du quartier, qui veut bien me faire crédit ; je dépense à midi, pour mon déjeuner, quatre-vingts ou quatre-vingt-dix centimes au plus ; le soir, je modère ma dépense, elle n’est plus que de soixante ou soixante-dix centimes.

– Je m’étonne qu’avec un pareil régime, tu ne sois pas déjà tombé malade ; mais tu ne vis pas, malheureux, tu ne vis pas ! Voilà pourquoi je te retrouve pâle, amaigri, avec ces yeux vitreux. Et ton inertie, ton manque de courage et ton anéantissement, viennent de ce que tu ne te nourris pas. Quand le corps est sans force par suite d’un long épuisement, toutes les facultés en souffrent. Ah ! je ne suis plus surpris de t’entendre dire que tu as le cerveau vide !

– Que veux-tu ! je n’ai pas voulu en finir avec la vie en me tuant, je ne suis pas pour le suicide ; je vis donc comme je peux, en allant selon mes moyens.

– Tout cela, mon cher Édouard, est affreusement triste ; je pourrais t’adresser de cruels reproches, je ne le fais pas ; je connais trop, hélas ! certaines idées malheureuses que tu as… S’il te répugnait de te procurer l’argent dont tu avais un urgent besoin par un moyen aussi simple que facile, – je n’ai pas à te dire lequel, – ne pouvais-tu pas vendre ta Prière des enfants ?

– Je le pouvais, mais je n’ai pas essayé.

– Pourquoi ?

– D’abord parce que je n’aurais peut-être pas trouvé à vendre ce tableau, ensuite parce qu’on me l’aurait acheté à vil prix, comme la plus infime des croûtes.

– Oh ! fit André.

– Je l’ai gardé, je le garde et… j’ai mon idée, une de ces idées que tu appelles malheureuses. Peut-être, après ma mort, aura-t-il plus de valeur. Alors il servira à payer ce que je devrai au traiteur et au propriétaire, – car je ne dois qu’à eux seuls, – et à me faire enterrer.

– Ah ! c’en est trop, c’en est trop ! s’écria André avec véhémence et ne pouvant plus se contenir ; sais-tu bien, malheureux, que si ma mère, notre mère t’entendait parler ainsi, elle éprouverait la plus grande douleur de sa vie ? Ce serait une pointe acérée que tu lui enfoncerais en plein cœur ! Tu veux donc la faire mourir de chagrin, dis, cette mère qui t’a tant aimé et qui, aujourd’hui, – elle me le disait hier – t’aime plus encore qu’autrefois, car elle a deviné tes souffrances morales ? Voyons, est-ce que tu ne l’aimes plus, elle ? Et moi, est-ce que tu ne m’aimes plus ? Ah ! Édouard, avec ta fierté ridicule, insensée, prends garde de n’être qu’un affreux ingrat ! Avec moi, tu peux te faire tout pardonner ; mais il y a ma mère, et je ne veux pas, tu entends ? je ne veux pas que tu la fasses souffrir !

Le malheureux artiste, pantelant, restait tout étourdi et comme hébété. Mais, de nouveau, des larmes jaillissaient de ses yeux.

– Ah ! exclama André, je sais donc enfin comment on peut pénétrer jusqu’à ton cœur !

– Tu le brises, tu le broies !

– Hé, qu’importe ? puisque je le ranime !

Édouard laissa échapper une plainte sourde.

– Tu n’as plus qu’un vêtement qui menace de devenir bientôt un haillon, continua le sous-préfet, et tu souffres de la faim parce que dans ta fierté, qui n’est que la sottise d’un orgueil stupide, tu ne veux pas demander l’argent dont tu as besoin à ceux qui seraient si heureux de te le donner !

– Je ne peux pas ! je vous ai déjà trop entraînés à de nombreuses dépenses, et cela en pure perte.

– Assez, Édouard, répliqua André avec une froide sévérité, il ne me plaît pas de te suivre sur ce terrain et d’entrer dans une discussion qui ne remédierait à rien. Ce qui importe avant tout, c’est que tu ne restes pas vingt-quatre heures de plus dans l’affreux état où tu es.

André tira un billet de banque de sa poche et le tendit à Édouard qui, brusquement, repoussa la main en disant d’un ton sec :

– Non, non !

– Puisque c’est pour toi une honte de demander, reprit le sous-préfet, je n’exige pas cela. Prends ce billet de mille francs, Édouard ; tu ne le demandes pas, je te le donne, ou si tu aimes mieux, je te le prête.

– Mais tu sais bien… commença l’artiste dont le visage s’était empourpré.

– Oui, interrompit André, je sais ce que tu voudrais dire, et je te ferme la bouche.

Puis d’un ton impérieux :

– Prends, dit-il, je le veux !

Et il glissa le billet entre les doigts de l’artiste, qui le garda, mais en éclatant en sanglots.

Sa fierté et son orgueil étaient momentanément vaincus.

– Dès demain, reprit André du même ton d’autorité, tu te remettras au travail.

– Je ne pourrai pas !

– Si tu veux, tu pourras. Que ta fierté soit le stimulant de ta volonté, et le courage te reviendra. Ce n’est pas à ton âge que l’on peut déserter ; tant que l’on n’a pas tout fait et plus encore pour conjurer la mauvaise destinée, on continue la lutte.

– Je n’ai plus confiance.

– Fais rentrer la foi dans ton âme !

– André, j’essayerai ; tu le veux, tu l’ordonnes, je tenterai un dernier effort.

– Virilement ?

– Oui.

– C’est bien, Édouard, je suis content !

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