VIII LA MÈRE ET LE FILS

Mme Clavière avait conservé son appartement de l’avenue de l’Opéra, qui avait été meublé avec une partie du mobilier de la villa de Vaucresson. Nous savons que la mère d’André pouvait augmenter facilement le budget de ses dépenses d’un loyer de trois mille francs par an. Ce n’était pas, d’ailleurs, une dépense inutile. La Dame en noir et son fils, venant assez fréquemment à Paris, y avaient leur appartement, ce qui était mieux qu’un simple pied-à-terre, mieux aussi que des chambres à l’hôtel quand, pour une cause quelconque, ils étaient obligés de coucher à Paris, ce qui arrivait cette nuit où André avait assisté à la fête donnée par le ministre.

Comme le craignait le jeune homme et ainsi qu’il l’avait dit à M. Beaugrand, sa mère ne s’était pas couchée. Dès onze heures, elle avait envoyé Louise se reposer et, seule dans le salon, elle attendait en lisant.

André la gronda doucement d’avoir veillé si tard. Elle se fatiguait sans raison, sa santé pouvait en souffrir, elle n’était pas raisonnable.

– Pourquoi me serais-je couchée, dit-elle, sachant que je ne pourrais pas dormir ? Tu sais bien que lorsque tu n’es pas près de moi, je ne puis être tranquille ; c’est sans raison, je le veux bien, mais je ne peux pas changer ma nature. D’ailleurs il m’était agréable de t’attendre, afin d’avoir le plaisir de te voir à ton retour.

Allons, continua-t-elle, maintenant que tu as grondé ta mère, embrasse-la.

Le jeune homme s’assit à côté de sa mère, lui fit un collier de ses bras et couvrit ses joues de baisers.

– Voilà, fit-elle souriante, heureuse, c’était pour avoir ces baisers que je t’ai attendu.

– Ah ! comme tu m’aimes !

– Autant que la meilleure et la plus tendre des mères peut aimer son enfant. Est-ce que tu ne m’aimes pas beaucoup aussi toi ?

– Je t’adore !

L’heureuse mère sourit, et après un silence :

– Es-tu content de ta soirée ? demanda-t-elle.

– Enchanté.

– Il y avait beaucoup de monde chez le ministre ?

– Une foule ; on circulait difficilement dans les salons.

– Alors c’était une belle fête.

– Superbe.

– Des dames, des jeunes filles ?

– Elles étaient, je crois, en majorité. Toutes les toilettes étaient ravissantes et admirablement portées ; la gaieté, le plaisir rayonnait sur tous les visages, de très jolis visages.

– Tu parles des jeunes filles.

– Et aussi des mamans. Voyons, si tu avais été là, est-ce que tu n’aurais pas été la plus belle ?

– Moi, je suis maintenant une vieille femme.

– À quarante-deux ans, une femme est encore toute jeune. D’ailleurs, tu ne vieillis pas, tu es toujours belle et tu as toujours trente ans. Va, si tu consentais à aller un peu dans le monde, je suis sûr que beaucoup de jeunes filles seraient jalouses de ta beauté. Tu ne te figures pas comme une belle personne est tout de suite remarquée dans le monde, et comme elle est l’objet de l’admiration générale.

– Si, je me doute un peu de ce qui se passe dans ce grand monde que je ne connais pas et que je ne désire point connaître. Mais laissons cela. As-tu dansé ?

– Plusieurs fois : avec Mlle Beaugrand et une autre dame, avec Mlle de Mégrigny et deux autres jeunes filles que je ne connais pas.

– Mlle Henriette devait avoir une jolie toilette.

– Délicieuse.

– Sans doute, elle a été remarquée, admirée ?

– Son entrée dans les salons faisait sensation ; elle était même gênée de tant de regards dirigés sur elle.

– Je comprends cela ; on n’aime pas à trop attirer l’attention.

– Oh ! il y en a qui ne cherchent pas autre chose.

– Oui ; mais ce qui est la grande satisfaction d’une coquette, ne plaît pas à une jeune fille modeste comme Mlle de Mégrigny.

– Je t’assure, chère mère, qu’elle ne cherchait pas à faire étalage de sa toilette et moins encore de sa beauté.

– Tu as vu le ministre ?

– Oui, et il m’a même parlé.

– Ah ! que t’a-t-il dit ?

– Qu’il s’intéressait à moi, qu’il ne me perdait pas de vue. Il est très bienveillant, le ministre.

– M. Beaugrand t’a présenté à quelques-uns de ses amis ?

– À deux ou trois seulement. M. Beaugrand n’a presque pas été avec nous ; il était très recherché, très entouré ; il est tellement connu !

– Il est dans une situation qui veut cela : député influent, on recherche son amitié. Et puis, il y avait là, certainement, beaucoup d’autres députés, des sénateurs, de nombreux fonctionnaires.

– Et aussi des personnages du plus grand monde : des princes, des ducs, des marquis, des comtes, qui ont enfin compris que le temps des rois et des empereurs était passé en France et qui ont cessé de bouder le gouvernement que le pays s’est librement donné. C’est ainsi que j’ai pu voir à cette soirée du ministre, entre autres hauts personnages de l’ancien régime, un ambassadeur de l’empire, le comte de Rosamont.

Mme Clavière tressaillit violemment.

– Le comte de Rosamont ! répéta-t-elle d’une voix étranglée.

Mais maîtrisant aussitôt son émotion, elle reprit :

– Comment as-tu su qu’un de ces hauts personnages dont tu parles était le comte de Rosamont ?

– Je me suis trouvé dans un groupe où l’on parlait de lui, en se félicitant qu’un homme aussi important et de si haute valeur se fût rallié à la République. Tout naturellement, entendant dire beaucoup de bien de M. de Rosamont, mes regards se sont portés sur lui.

– Alors ? fit Mme Clavière avec anxiété.

– Alors je vis un homme qui ne paraît pas avoir plus de cinquante ans, d’une haute distinction, dont la figure pâle, mais belle, grave et pleine de noblesse est on ne peut plus sympathique. Nos regards se sont rencontrés…

– Ah !

– Oui, et, à ce moment, je ne sais ce qui s’est passé en moi ; il m’a semblé que si le comte était venu à moi, j’aurais éprouvé un très grand plaisir à lui serrer la main.

La pauvre mère écoutait toute frémissante.

– Je crois bien, continua André, que M. de Rosamont a deviné la sympathie qu’il m’inspirait.

Mme Clavière étouffa un soupir.

– Quelle supposition ! fit-elle ; à quoi as-tu pu reconnaître cela ?

– À quoi ? Je me suis aperçu, pendant toute la soirée, que M. de Rosamont me regardait.

– Il te regardait !

– Oui, et avec une persistance singulière.

Mme Clavière était livide. Elle se demandait avec une mortelle angoisse si le comte n’avait pas reconnu son fils.

– Mais non, se dit-elle, non, c’est impossible. Un courant sympathique a pu s’établir entre eux, et c’est tout.

Elle cherchait ainsi à se rassurer, mais restait très perplexe.

Ah ! elle aurait donné beaucoup pour savoir quelles étaient les pensées du comte quand il regardait André avec cette persistance dont le jeune homme avait été frappé.

Grâce à l’abat-jour de la lampe, André ne voyait pas la pâleur du visage de sa mère, qui était dans une demi-obscurité, mais il remarqua son agitation.

– Qu’as-tu donc, chère mère ? lui demanda-t-il.

– Rien, répondit-elle, rien ; j’éprouve une certaine émotion, voilà tout. Ce que tu me dis m’intéresse et tu sais que je ne puis rester indifférente à ce qui t’arrive, même quand il s’agit de choses insignifiantes ou sans aucune conséquence. Je suis flattée, dans mon orgueil de mère, que tu aies attiré l’attention du comte de Rosamont. Enfin, tout s’est borné là, il ne t’a pas parlé ?

– Il n’avait rien à me dire, n’ayant pas eu l’honneur de lui être présenté.

– C’est juste.

– Il est probable qu’il ne sait même pas mon nom.

– Cet ancien ambassadeur, cet homme du grand monde n’a aucun intérêt à connaître un petit sous-préfet. Est-ce qu’il était seul à cette soirée ?

– Mme la comtesse de Rosamont l’accompagnait ; ils ne se sont pas quittés d’un instant. La comtesse a dû être assez bien et paraît encore jeune, bien que ses cheveux soient grisonnants et qu’elle ait sur le visage comme l’empreinte d’une douleur profonde.

– Tu l’as donc bien examinée pour voir cela ?

– Oui, car il m’a semblé que je ne la voyais pas pour la première fois. Mais toi-même, chère mère, on dirait, à l’accent de tes paroles, que le comte et la comtesse de Rosamont ne te sont pas inconnus.

– Quelle idée ! Où pourrais-je les avoir connus, moi qui ne vais nulle part ?

Le jeune homme resta silencieux et sa mère attacha sur lui son regard scrutateur, comme pour s’assurer qu’il ne lui cachait pas quelque pensée secrète.

– Je suis folle, pensa-t-elle, comment pourrait-il se douter de quelque chose ?

André paraissait songeur.

– À quoi penses-tu, mon ami ? dit Mme Clavière.

– À Édouard, qui devient de plus en plus bizarre.

– Je crois décidément qu’il nous fuit, mais sans vouloir dire que son affection pour nous n’est plus la même.

– Édouard n’est pas de ceux dont l’ingratitude dessèche le cœur ; mais c’est un farouche, il devient de plus en plus sauvage. Hier ! dans la journée, je suis allé chez lui, comme je te l’ai dit, et je ne l’ai pas trouvé. « – Il sort souvent, m’a dit la concierge. » Je comprends qu’il ne puisse pas rester constamment enfermé dans son atelier ; mais ce que je ne comprends pas, c’est que sachant que nous sommes ici depuis avant hier soir, il ne soit pas venu te voir. Tu as raison, chère mère, quand tu dis qu’il nous fuit. Nous ne savons plus rien de lui, que fait-il ? que devient-il ?

– Édouard n’est pas heureux, soupira Mme Clavière.

– Mais c’est une raison pour venir à nous au lieu de s’en éloigner.

– Sans doute, mais tu le connais.

– Étrange nature, caractère qu’on ne peut définir.

– Il a une grande fierté dans l’âme ; certes, il est bon d’en avoir, mais chez Édouard elle est tellement exagérée qu’elle fausse ses meilleurs sentiments et, s’il n’y prend garde, elle le perdra. Il ne réclame l’aide et l’appui de personne ; à l’entendre, sa situation est excellente, il est enchanté de son sort. Je n’ose plus rien faire pour lui dans la crainte qu’il ne s’imagine que je lui inflige une humiliation. Il endurerait les plus cruelles tortures sans faire entendre une plainte ; il garderait le sourire sur les lèvres, il rirait même, le malheureux, ayant la famine au ventre.

– Oh ! non, sa fierté ne va pas jusque-là.

Mme Clavière secoua tristement la tête.

– André, répliqua-t-elle, la fierté chez Édouard est une espèce de folie.

– Alors, c’est un malade ?

– Oui, et un malade difficile à guérir. Je le compare à un noyé qui refuserait de saisir la main tendue vers lui et qui, seule, peut le sauver.

– Je retournerai chez lui ce matin, et si je le trouve, comme je l’espère, qu’il le veuille ou non je te l’amènerai.

– Oui, mon ami.

– Pauvre Édouard ! Comme tu viens de le dire, il n’est pas heureux et c’est ce qui explique sa sauvagerie ; quand on a une souffrance dont on ne veut pas attrister les autres, on s’isole, on se cache. Encore une fois, chère mère, Édouard a besoin que tu lui remontes le moral. Il n’a pas de chance vraiment ; malgré son talent, qui n’exclut point ses autres mérites, il n’arrive à rien. Pourquoi ? Est-ce qu’il lui manque quelque chose ? Oui, un peu de bonheur seulement. Ah ! si la fortune lui adressait un de ses sourires, tu verrais… Non, Édouard n’est pas un déséquilibré et nous ne saurions lui faire un crime de sa trop grande fierté.

– Pourtant, avec toi, avec moi…

– On ne dompte pas une noble nature comme la sienne. Enfin, c’est un impitoyable guignon qui le poursuit avec un acharnement cruel, et dont il ne parvient pas à se délivrer en dépit de tous ses efforts.

Il est mon aîné et il ne m’écoute pas, moi ; mes paroles arrivent à ses oreilles, mais il les empêche de pénétrer jusqu’à son cœur.

« – Tu ne peux pas me comprendre, me dit-il, car tu es heureux et tout te sourit ; tu as une mère ! »

J’ai beau m’écrier :

« – Mais elle est aussi ta mère ! »

Il secoue tristement la tête et je vois un pli amer sur ses lèvres.

La Dame en noir laissa échapper un nouveau soupir.

– Chère mère, reprit André, tu lui parleras, ah ! mais là, sérieusement, afin de lui faire bien comprendre que tu es toujours sa mère et moi son frère. Seule, ta douce voix si persuasive n’irrite pas ses oreilles et sait l’émouvoir. Tu as de l’autorité sur lui et il t’écoute, toi.

– Oui, il m’écoute ; mais quand je crois l’avoir saisi, si je parle de lui venir en aide, si je prononce le mot « argent » aussitôt il se cabre et m’échappe.

Mon autorité, ma douce voix… voilà ce qu’il semble redouter ; voilà peut-être pourquoi il s’éloigne ainsi de nous.

– Maman, tu feras encore une tentative.

– Oui, encore une et même plusieurs autres, car je ne peux pas le laisser seul au monde, car je ne veux pas l’abandonner !

– Oh ! comme tu es bien la meilleure des mères, la plus noble des femmes !

Mme Clavière enveloppa son fils d’un regard de tendresse indicible.

– André, reprit-elle, cette après-midi tu me conduiras à l’exposition de peinture ; je désire beaucoup voir le tableau que notre cher Édouard a exposé et dont aucun journal ne parle.

– Bien que ce soit une œuvre remarquable, ma mère ; ah ! on croirait qu’il y a un complot contre Édouard.

– Non, mon ami, l’envie et la jalousie ne s’attaquent pas à un inconnu ; c’est la mauvaise chance, le guignon dont tu parlais tout à l’heure.

– En attendant, le véritable talent passe inaperçu, et l’artiste à qui on ne rend pas justice tombe dans le découragement.

Mais, chère mère, pourquoi veux-tu aller au Salon aujourd’hui au lieu d’attendre à demain, puisque nous avons deux jours encore à passer à Paris ? Aujourd’hui, c’est dimanche, et il y aura foule au Salon.

– La foule ne m’effraie pas, André. Mais…

– Pour cette visite au Salon je préfère le dimanche à un autre jour ; j’ai mes raisons.

– Eh bien, chère mère, je te conduirai tantôt au palais de l’Industrie.

– Et maintenant, mon ami, nous allons nous mettre au lit ; regarde, il est quatre heures, tu dois avoir grand besoin de dormir.

– Nullement, je t’assure ; je suis si heureux de causer avec toi, tu le sais bien.

– Cher André ! fit Mme Clavière.

Mais elle s’était levée ; elle alluma une bougie et mit le bougeoir dans la main du jeune homme, en disant :

– Va, mon enfant, va te reposer.

– Mais tu vas te coucher aussi, je pense ?

– Oui, tout de suite.

André embrassa sa mère et se retira.

La Dame en noir prit la lampe et, à son tour, passa dans sa chambre. Elle était soucieuse.

– Cette nuit, murmura-t-elle, le comte de Rosamont a vu son fils pour la première fois, et la comtesse était là. Vais-je avoir quelque chose à redouter de cette rencontre ? Oh ! le hasard !… André a éprouvé un vif sentiment de sympathie pour le comte… il me l’a dit, sans se douter, – cher enfant, qu’il me faisait frémir. Oh ! s’il apprenait… Mais non, Dieu ne voudra pas m’infliger cette nouvelle torture.

Seigneur, continua-t-elle, faites que mon fils et M. de Rosamont ignorent toujours ce que j’ai pris tant de peine à cacher, soufflez sur l’un et l’autre l’oubli de cette soirée, faites que le fils ne se retrouve plus en face de son père, ayez pitié de la mère et protégez l’enfant !

Elle se releva, les yeux noyés de larmes ; puis se déshabilla, songeuse, et se mit au lit. Mais ce n’était pas pour dormir : trop de tristes pensées devaient empêcher le sommeil de fermer ses yeux.

En se réveillant, André jeta les yeux sur la pendule de sa chambre. Elle marquait neuf heures et quelques minutes.

– Ma mère avait raison, se dit-il, j’avais besoin de dormir, et j’ai bien dormi.

Il se leva, s’habilla, et pensant que sa mère dormait encore et ne voulant pas troubler son repos, il n’entra point dans sa chambre. Il sortit, après avoir dit à Louise qu’il rentrerait avant midi.

Il prit une voiture de place et se fit conduire chez Édouard, qu’il ne trouva point.

– Je m’en doutais, se dit-il vivement contrarié.

– M. Lebel est sorti de bonne heure ce matin, lui dit la concierge ; il est allé passer deux jours à la campagne.

– Vous lui avez dit que j’étais venu hier ?

– Certainement, en lui remettant votre carte, et j’ai même ajouté que vous étiez mécontent de ne pas le trouver.

– Qu’a-t-il répondu ?

– Rien. Voyez-vous, monsieur, il devient de plus en plus original, votre ami.

André s’éloigna. Comme il avait une bonne heure devant lui, il renvoya sa voiture afin de revenir à pied avenue de l’Opéra.

– Décidément, se disait-il, c’est chez Édouard un parti pris : il s’éloigne de nous, il nous fuit, comme si nous étions ses pires ennemis, et ma mère à raison en disant qu’il s’échappe toujours quand on croit pouvoir le saisir. Et pourtant, non, nous ne devons pas le laisser ainsi, nous ne devons pas l’abandonner. Hélas ! c’est peut-être ce qu’il cherche, ce qu’il désire… Ah ! Édouard, Édouard, pauvre fou !

De grosses larmes roulaient dans les yeux d’André. C’est qu’il se demandait si Édouard ne devenait pas ingrat, quand son affection pour son frère d’autrefois était plus vive que jamais.

– Et Édouard ? lui demanda Mme Clavière, le voyant revenir seul.

– Édouard est parti ce matin de bonne heure pour la campagne où il doit rester deux jours. C’est ce que m’a dit la concierge, mais est-ce la vérité ?

– Pourquoi t’aurait-elle menti ?

– Elle, non, mais Édouard qui a pu prendre ce prétexte pour justifier son absence de chez lui et ne pas nous faire une visite.

– Il ne faut pas être soupçonneux ainsi, mon ami, Édouard a pu être appelé à la campagne pour une affaire, un travail à exécuter.

– Et cela juste quand nous sommes à Paris. Chère mère, je suis très mécontent d’Édouard, car dans ceci ce qu’il y a de plus certain, c’est qu’il nous évite : Eh bien non, je ne comprends pas cela !

– Ah ! je le comprends, moi, pensa Mme Clavière.

Ils se mirent à table ; le couvert d’Édouard avait été placé à la droite de Mme Clavière ; on le laissa. La mère et le fils déjeunèrent en face l’un de l’autre, silencieusement. Ils étaient tristes ; chez André il y avait de l’irritation. Mme Clavière réfléchissait : une chose à laquelle elle avait déjà pensé devenait un projet qu’elle ne tarderait pas à mettre à exécution.

À une heure et demie, André et sa mère montèrent dans une voiture que le jeune homme avait envoyé chercher et ils se rendirent au palais de l’Industrie.

Ils visitèrent successivement plusieurs salles de l’exposition, passant assez rapidement devant des tableaux qui, cependant, sollicitaient leur attention. Mais la Dame en noir était venue au Salon pour voir un seul tableau, celui d’Édouard Lebel.

Ils finirent par le découvrir, dans l’angle d’une salle et placé très haut, bien qu’il eût un mètre cinquante de hauteur avec le cadre et un mètre de largeur.

Édouard n’avait pas été favorisé, sa toile n’était pas en vue et se trouvait trop dans l’ombre. Malgré ses qualités de dessin, de coloris, qui accusaient un talent réel, malgré le sujet touchant que le jeune artiste avait traité, et l’intérêt qui s’y attachait, la plupart des visiteurs passaient sans voir ce tableau d’une belle composition et d’une exécution véritablement puissante.

Deux personnages se tenaient debout, dans l’attitude du recueillement, devant une simple croix de bois peinte en noir, plantée sur un tumulus. Au fond, dans l’éloignement, le clocher d’un village et quelques maisons enveloppés de brume, puis des arbustes rabougris et, plus près de la croix, un buisson de ronces.

L’un des personnages, une femme, une paysanne, était vêtue de noir, et, avec un rare bonheur, l’artiste avait rendu l’expression de douleur profonde empreinte sur son grave et beau visage. Son bras gauche s’appuyait sur l’épaule d’un jeune soldat, qui portait l’uniforme d’un de nos régiments de ligne. Sur le drap de sa tunique se détachait la médaille militaire. Son bras droit entourait la taille de la femme ; de sa main gauche il tenait son képi. Son mâle visage, un peu hâlé, donnait l’impression de la force, de la volonté, de l’énergie ; ses yeux avaient une clarté farouche.

Le bras droit allongé, la femme montrait de la main la croix au jeune soldat.

La femme et le fils du franc-tireur disait le livret du Salon ; – puis cette légende, laquelle était reproduite sur un écusson du cadre de la toile :

« C’est là qu’ils ont fusillé ton père. »

Oui, c’était bien là ce qu’elle disait, la veuve du franc-tireur, et on sentait que son fils lui répondait :

« Je le vengerai ! »

Sans aucun doute, cette composition et ce sujet avaient été inspirés à Édouard Lebel par le souvenir de sa mère. En peignant il avait vu dans une tombe.

– Eh bien, chère mère ? demanda André quand ils eurent longuement regardé le tableau.

– Je n’ai aucune connaissance en peinture, mon ami, je ne puis m’en rapporter qu’à ce que j’éprouve, à mes impressions et, tu vois, je pleure.

Elle pleurait, en effet, la Dame en noir.

– Voilà le plus bel éloge qui puisse être fait à Édouard, dit André ; cela vaut tous les articles de ces critiques qui ne s’occupent pas de notre ami.

– Hélas ! non, André, car ce sont les journaux et messieurs les critiques d’art qui font les réputations.

– C’est égal, chère mère, je ne sais pas ce que je donnerais pour qu’Édouard, caché dans un petit coin, puisse te voir en ce moment, essuyant tes yeux. Ah ! ce serait un baume pour son cœur meurtri !

Tu ne veux pas qu’il y ait une cabale montée contre Édouard, et pourtant… N’importe, ce n’est pas une chose banale qu’il a exposée, c’est une œuvre, une œuvre de valeur.

– Voilà ce que me dit mon sentiment : Patience, on lui rendra justice.

– Oui, chère mère, oui, il arrivera.

– À moins que, par sa faute, il ne se laisse broyer par la misère ! pensa Mme Clavière.

– André, reprit-elle à haute voix, il me vient une idée.

– Alors, c’est une bonne idée.

– Si nous achetions ce tableau ?

– Va, je l’avais tout de suite devinée, ton idée ; oui, achetons La femme et le fils du franc-tireur ; c’est un moyen que nous avons de mettre quelque chose dans une bourse qui doit être complètement à sec.

– Je le crains. Mais il est important qu’Édouard ne puisse savoir qui a acheté son tableau.

– Nous demanderons le secret ou, mieux encore, nous ne nous ferons point connaître.

Ils s’adressèrent à un des gardiens du Salon qui leur répondit que pour l’achat des tableaux ils devaient s’adresser aux bureaux de l’exposition.

Ils s’y rendirent immédiatement.

– Je désire faire l’acquisition d’un tableau exposé, dit André à un monsieur qu’on lui désigna.

– Très bien, quel est le numéro de ce tableau ?

– Le N° 1116. – La femme et le fils du franc-tireur.

Le monsieur ouvrit un registre, tourna plusieurs pages et s’arrêta au numéro indiqué.

– Voilà, fit-il, La femme et le fils du franc-tireur de M. Édouard Lebel. Le prix de vente n’est pas marqué.

– Alors, monsieur, que dois-je faire ? Je ne voudrais pas m’adresser directement à l’artiste.

– Cela se trouve à merveille, puisque, pour l’achat de ce tableau, c’est à M. Tarade, marchand de tableaux et d’objets d’art rue Taitbout, qu’il faut s’adresser.

La mère et le fils échangèrent un regard presque douloureux.

– En ce cas, monsieur, dit André, je verrai le marchand de tableaux. Je vous remercie de votre obligeance.

Le monsieur referma son registre et André et sa mère se retirèrent.

– Pauvre garçon ! dit Mme Clavière, il a certainement emprunté une somme d’argent à ce M. Tarade, qui s’est emparé du tableau en nantissement.

– Je le crois comme toi ; mais c’est une raison de plus pour que nous l’achetions.

– Oui.

– Allons-nous chez ce marchand ?

– Non, nous avons mieux à faire. Prenons une voiture et rendons-nous chez mon vieil ami, M. Mabillon, qui n’est pas encore parti pour la campagne où il demeure une partie de l’année depuis qu’il a cédé son étude. Je lui expliquerai la chose, ce que nous voulons et lui-même ou une personne de sa connaissance se chargera d’acheter le tableau.

– Est-ce qu’on nous l’enverra à Pithiviers ?

– Ce serait imprudent, si, comme je l’espère, Édouard vient nous voir à la sous-préfecture. M. Mabillon fera prendre le tableau et le gardera chez lui jusqu’à nouvel ordre.

Les choses se passèrent ainsi que le désiraient André et sa mère.

Un ami de M. Mabillon se présenta chez le marchand de tableaux de la rue Taitbout, se disant l’homme de confiance d’un très riche étranger qui, grand amateur de peinture, voulait enrichir sa galerie d’une vingtaine de tableaux dont il avait fait choix au Salon et parmi lesquels se trouvait La femme et le fils du franc-tireur de M. Édouard Lebel. M. Tarade, qui ne connaissait certainement pas la valeur réelle de l’œuvre du jeune artiste, en demanda quinze cents francs, qui lui furent aussitôt comptés, et contre lesquels il donna : 1° un reçu de la somme ; 2° l’autorisation d’enlever le tableau à la fin de l’exposition. Le lendemain, on avait placé sur la toile d’Édouard Lebel la pancarte portant le mot : vendu.

Oui, vendu quinze cents francs, ce tableau que l’ami de M. Mabillon, un connaisseur, un expert, avait estimé à première vue cinq mille francs.

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