XIII LA FÉE DU CHÂTEAU

Il pouvait être neuf heures du matin. Le temps était superbe. Le soleil de fin d’août dorait de ses rayons l’une des façades du vieux château de Grisolles ; car l’antique manoir, un vrai monument de la Renaissance, flanqué de deux hautes tours carrées, construit au temps de François Ier, et qui avait appartenu à la belle Diane de Poitiers, avait deux façades également remarquables par leurs admirables sculptures décoratives, l’une exposée au levant, l’autre au couchant.

La brise matinale, qui agitait doucement les cimes des grands arbres, pénétrait, par les fenêtres ouvertes, dans les vastes salles de la vieille demeure seigneuriale, et y répandait discrètement le parfum des fleurs qui s’épanouissaient dans la joie de vivre sur les plates-bandes du jardin, qui était un immense parterre fleuri.

Mlle Claire Dubessy causait avec sa femme de chambre, plus âgée qu’elle de quelques années, dans un délicieux boudoir Pompadour où le luxe et le goût modernes avaient été mis en harmonie avec la coquetterie raffinée et la grâce un peu prétentieuse de l’autre siècle.

– Enfin, aujourd’hui, disait Claire, nous ne recevons pas au château, je suis libre, libre… Quel bonheur de se trouver seule, de s’appartenir un peu, de pouvoir faire ce que l’on veut, de pouvoir se laisser aller à toutes sortes de pensées, de pouvoir, enfin, sans être tracassée par des voix importunes, se plonger, se noyer dans la méditation, dans la rêverie !

– Oui, sans doute, répondit Julie ; mais voyez-vous, mademoiselle, si vous n’avez presque jamais un instant à vous, c’est parce que vous êtes trop bonne, trop bienveillante, trop affable avec tout le monde ; on abuse de votre large hospitalité. Dame, ça se comprend : on déjeune et on dîne si bien au château, et les vieux vins de vos caves sont exquis.

Je sais bien que vous êtes immensément riche et que malgré tout le bien que vous faites dans la contrée, il vous faut trouver encore d’autres moyens de dépenser votre argent. Car, comme disent nos paysans et même nos bourgeois, il y a ici de l’Or à remuer à la pelle. Mlle Claire ébaucha un sourire.

– On sait trop que je suis riche, murmura-t-elle.

– Et l’on sait trop aussi que le château est facilement ouvert à tout le monde ; votre demeure est la maison du bon Dieu, quoi !

Chez vous tout le monde s’amuse beaucoup, excepté vous, mademoiselle. Tous ces gens qui se pavanent dans vos salons, tantôt les uns, tantôt les autres, qui y sont comme chez eux, ne s’aperçoivent même pas que, souvent, vous êtes fatiguée, ennuyée ; mais je le vois, moi, je le vois bien.

– Je vous assure, Julie, que recevoir est une distraction pour moi, et que parmi les personnes qui viennent ici il y en a qui m’intéressent.

– Certainement vous ne pouvez pas vivre seule, seule comme une recluse, et je comprends que telles et telles dames, tels et tels messieurs vous amusent, ce sont de si drôles de types ! mais quand c’est toujours la même chose… Comme vous le sentez vous-même, mademoiselle, vous avez besoin, de temps à autre, qu’on vous laisse un peu tranquille. Mais je crains bien que vous ne le soyez pas plus aujourd’hui qu’hier, que les autres jours.

– Je n’attends personne.

– Une raison pour que vous ayez la visite de Mme de Linois. Ah ! il ne vous est pas facile de lui échapper, à celle-là ; elle se garde bien de perdre une occasion de vous faire la cour pour son fils, ce qui n’empêche pas le jeune homme de jouer consciencieusement son rôle de prétendant amoureux.

– Il est assez bien, M. Alfred de Linois ; il est joli garçon et ne manque pas d’une certaine distinction.

– Mais il est ignorant comme une carpe ; et puis il a sur la physionomie, dans le sourire et jusque dans l’expression du regard, même lorsqu’il roucoule le mieux, quelque chose qui ne me revient pas, mais pas du tout. Ce n’est pas encore celui-là que vous aimerez, mademoiselle.

La jeune fille eut un sourire suivi d’un soupir.

– La maman s’imagine pourtant que la chose marche comme sur des roulettes et que c’est son amour d’Alfred qui décrochera la timbale… Comme si c’était si facile que ça ! Elle est vraiment étonnante, cette dame. Et dire qu’elles sont comme ça une demi-douzaine, en attendant celles qui viendront encore. Ah ! ah ! on voit bien que le gâteau est friand ! Mais voyez-vous, mademoiselle, je vous connais, et je peux dire que je n’ai pas encore vu les dents qui y mordront, au friand gâteau.

Mlle Dubessy ne put s’empêcher de rire.

Encouragée par la gaieté de sa maîtresse, qui s’amusait de son bavardage, la femme de chambre continua :

– Il faut convenir que Mme de Linois est une fine mouche : elle vous a une adresse… Elle vous enjôlerait le diable, comme elle a su enjôler votre tuteur, ce bon M. Darimon qui, pour certaines choses, n’y voit pas plus loin que le bout de son nez.

Il est vrai que Mme de Linois et son fils lui ont été recommandés par un de ses vieux amis. Mais depuis trois mois bientôt que la mère et son amour d’Alfred sont installés dans le pays, où ils ont acheté la propriété des Pailloux, nous n’avons pas encore aperçu M. de Linois, le papa, et l’on ne sait pas ce que c’est que ce monsieur qui, dit-on, voyage presque constamment à l’étranger.

Du reste, on n’en sait guère plus sur Mme de Linois, qui, paraît-il, a définitivement quitté la capitale pour vivre tranquillement de ses rentes avec son fils dans la Vienne.

On les dit riches, je le crois, c’est tant mieux pour eux. La mère a de belles toilettes et le fils, il n’y a pas à dire, le fils est un élégant et, sa mère l’assure, un chasseur comme il n’y en a pas.

Eh bien, malgré tout ça, – je vous demande pardon, mademoiselle, de me permettre de parler devant vous comme je le fais, – malgré tout ça, Mme de Linois me fait l’effet d’une boutiquière retirée du commerce ou même d’une ancienne femme de chambre, comme moi, qui a servi dans quelque grande maison où elle a pris un peu le ton et les manières de sa maîtresse.

– Ah ! Julie, fit Mlle Dubessy, voilà ce que vous pensez de Mme de Linois ?

– Mais mes remarques, mademoiselle, mieux encore que moi vous les avez faites, j’en suis sûre. Quel contraste entre Mme de Linois et Mme la comtesse de Blérac, par exemple ! c’est comme l’eau et le vin. Chez l’une, dans tout ce qu’elle dit, dans sa mise, dans son allure, jusque dans son sourire, on sent la femme du grand monde ; chez l’autre, on devine ce que j’ai dit.

– Vous savez observer, Julie ; on voit que vous avez mis à profit les leçons que vous a données votre père, qui était un savant professeur.

– Il voulait faire de moi une institutrice.

– Je le sais ; et au lieu de cela, ma pauvre Julie, afin de venir en aide à votre mère et à vos jeunes sœurs, il vous faut servir chez les autres.

– Je ne me plains pas de mon sort et ne me trouve aucunement humiliée ; vous servir, mademoiselle, vous qui êtes si bonne et que j’aime, est un bonheur pour moi.

– Julie, répliqua Claire avec émotion, vous prendrez tout à l’heure cent francs dans le vide-poche de ma chambre et vous les enverrez à votre mère.

– Mais, mademoiselle, il n’y a pas plus de quinze jours…

– Faites comme je vous dis, Julie.

– Soit, mademoiselle ; pourrai-je dire, cette fois, que c’est de votre part ?

– Si vous voulez.

– Oh ! merci, mademoiselle.

– N’avez-vous plus rien à me dire au sujet de Mme de Linois ?

– Mon Dieu, mademoiselle, je trouve qu’elle n’a pas reçu une éducation en vue du nom noble qu’elle porte aujourd’hui, et je serais tentée de croire que c’est une servante de sa mère ou d’une autre personne de sa famille que M. de Linois a épousée.

– Peut-être. Mais il faut craindre de juger trop sévèrement Mme de Linois ; quand on se livre à des suppositions, il faut aller préférablement vers ce qui est le mieux que vers ce qui est moins bien.

Sur ces mots, Mlle Dubessy congédia sa femme de chambre.

– Julie a raison, se dit la jeune fille, Mme de Linois me fait assidûment la cour pour son fils et celui-ci y va de tout cœur. Pauvre garçon ! rit-elle avec un sourire…

Elle soupira et ajouta :

– Pas plus lui que les autres…

Elle passa la main sur son front, puis un nouveau sourire, un sourire indéfinissable, glissa sur ses lèvres.

– Allons, allons, murmura-t-elle, en secouant sa belle tête brune, ce n’est pas aujourd’hui que je dois m’attrister. Je suis seule !

Elle s’assit à son piano et se mit à exécuter quelques-unes des polkas de Chopin.

Dix heures sonnèrent à la pendule.

– Ah ! fit Claire, il n’est encore que dix heures, tant mieux !

Elle se disposait à jouer une quatrième polka quand, après avoir frappé deux petits coups, Julie entra dans le boudoir.

– Qu’est-ce donc ? demanda Claire visiblement contrariée ; serait-ce déjà Mme de Linois dont vous m’avez menacée tout à l’heure ?

– Non, mademoiselle, c’est une autre visite.

– Je ne peux pas être un instant tranquille. Qui est-ce ?

– Une dame que je ne connais pas, qui n’est jamais venue ici.

– Ah ! Et quel nom vous a-t-elle donné ?

Je le lui ai demandé, mais elle m’a répondu d’une voix douce comme une caresse :

– « Mlle Claire Dubessy ne me connaît pas, et mon nom ne lui apprendrait rien. »

– Une malheureuse, sans doute, qui vient solliciter un secours.

– Je ne crois pas, mademoiselle ; bien que cette dame soit très simplement mise, elle ne ressemble point à une pauvresse.

– Comment est-elle ?

– Très belle, malgré l’âge de quarante ans qu’elle paraît avoir, une beauté comme je n’en ai pas encore vu, si ce n’est la vôtre, mademoiselle ; elle est complètement habillée de noir, jusqu’au chapeau, et, cependant, quand elle s’est avancée vers moi, j’ai cru me trouver en présence d’une princesse.

– Alors, Julie, je dois recevoir cette dame ?

– Oh ! oui, mademoiselle.

– Eh bien, amenez-la ici.

Un instant après la Dame en noir entrait dans le boudoir.

Quoique prévenue, Mlle Dubessy ne put réprimer un mouvement d’admiration à la vue de l’inconnue.

– Mademoiselle, dit la Dame en noir après les saluts échangés, je n’ai pas cru devoir dire mon nom à deux de vos serviteurs à qui j’ai parlé, d’abord, – vous en saurez tout à l’heure la raison, – ni à la jeune fille à qui je me suis adressée en dernier lieu avant d’arriver jusqu’à vous ; mais je ne puis rester pour vous une inconnue, il faut que vous connaissiez la personne que vous avez bien voulu recevoir : je suis Mme Clavière.

La physionomie de la jeune fille exprima une vive surprise.

– Madame Clavière, dit-elle, l’ancienne amie, l’amie de cœur de M. et de Mme Beaugrand, la mère du sous-préfet de Pithiviers ?

– Oui, je suis la mère d’André Clavière.

– Oh ! madame, quelle joie pour moi de vous voir dans ma demeure ! Permettez-moi de me considérer aussi comme votre amie, et, à ce titre, permettez-moi de vous embrasser !

– Oh ! de grand cœur, mademoiselle.

Les deux baisers, à pleines lèvres, de la jeune fille résonnèrent sur les joues de Mme Clavière qui, ensuite, appuya sa bouche sur le front de la charmante enfant.

– Bien que je vous voie pour la première fois, reprit Claire, je vous connaissais… beaucoup par tout ce qu’on m’a dit de vous ; et puis, j’aurais dû vous reconnaître tout de suite à ce vêtement noir, que vous portez toujours depuis la mort de votre époux, et me rappeler que dans le Loiret, les malheureux à qui vous venez en aide vous appellent la Dame en noir.

– Mademoiselle, c’est aussi par ce que l’on m’a dit de vous que je vous connais ; vous parlez du bien que je fais ; mais, en ce pays, il n’est bruit que de votre bienfaisance, et tout le monde vous appelle la Bonne Fée du château ; oui, vous êtes bonne, généreuse, vous avez un grand cœur !

– Oh ! madame…

– Oui, mademoiselle, et c’est parce que vous êtes bonne, que vous avez un grand cœur que je suis ici, car c’est à votre noble cœur que je vais avoir à m’adresser.

– Mon cœur ne sera pas sourd à votre voix. Mais ne restons pas ainsi, debout ; mettons-nous là, sur cette causeuse.

Quand elles se furent assises à côté l’une de l’autre, la main dans la main, Claire reprit :

– Donnez-moi d’abord, je vous prie, des nouvelles de M. et de Mme Beaugrand, de ma chère Henriette et de monsieur votre fils, que j’ai eu le plaisir de voir deux fois au château de Bresle.

– Tous vont bien ; mais ils ne m’ont point chargée de leurs compliments pour vous ; ils ne savent pas que je suis ici, tout le monde doit ignorer ma démarche auprès de vous.

– Même votre fils ?

– Même mon fils, mademoiselle.

– Sans le vouloir, vous me rendez très curieuse et j’ai hâte de savoir…

– Hélas ! je ne suis pas une messagère de joie, et je vous demande pardon d’avance, chère enfant, de la peine que je vais vous causer.

– Mon Dieu, mais de quoi s’agit-il donc ?

– Oh ! ne soyez pas effrayée !

– Je ne m’effraye pas, madame ; mais j’éprouve, je l’avoue, une émotion… Vous pouvez parler, je suis prête à vous entendre. S’il le faut, je verserai des larmes, et si c’est nécessaire, je suis disposée à n’importe quel dévouement.

– Ah ! comme vous êtes bien la charmante enfant dont on m’a dit tant de bien ! Oui, je vais faire appel à votre dévouement, et ce que je vous demanderai, il vous sera, je crois, facile de l’accomplir. Ceci est le bon côté de la chose ; mais, avant, je vais vous faire pleurer, j’en suis sûre.

– Eh bien, je pleurerai !

– Et moi avec vous.

La Dame en noir se recueillit un instant, puis reprit :

– Mademoiselle Dubessy, connaissez-vous l’histoire de votre famille ?

– Mais, je le crois.

– Je veux parler seulement de vos parents du côté de votre mère, tous décédés. N’ayant pas eu à me renseigner sur elle, je ne sais rien de votre famille du côté paternel. Ne soyez pas étonnée, il y a plus de vingt ans que je connais l’histoire de la famille de votre mère ; et quand, il y a deux ans, j’ai tenu à savoir ce qu’étaient devenus les membres de cette famille, j’ai pu, sans grande difficulté, compléter les renseignements que je possédais déjà. C’est donc il y a seulement deux ans que j’ai appris que votre mère, Antoinette Rondac, s’était mariée et avait eu une petite fille appelée Claire, devenue orpheline très jeune encore.

Savez-vous quelle fut la triste fin de M. Antoine Rondac, le père de votre mère ?

– On m’a dit que ma mère avait six ans lorsqu’il mourut, et c’est tout.

– Peut-être pourrais-je passer sous silence ce détail lugubre, mais je crois devoir ne vous rien laisser ignorer.

– Je vous en prie, madame, ne me cachez rien, dites-moi tout.

– Après la mort de votre grand’mère, qui mourut presque subitement, Antoine Rondac, miné par le chagrin, car il avait adoré sa femme, non seulement ne s’occupa plus activement de son commerce de vins, mais, ayant déjà les facultés affaiblies, se lança tête perdue dans des spéculations malheureuses, mauvaises, qui devaient précipiter sa ruine. Antoine Rondac n’attendit pas la déclaration de faillite. Fou de douleur et de désespoir, il s’arma d’un pistolet et se fit sauter la cervelle.

– Oh ! fit Claire, devenant très pâle, on m’avait caché cela.

– Et, sans doute, beaucoup d’autres choses encore.

Le désastre de la maison Rondac était complet. Cependant, ces épouvantables malheurs auraient pu être conjurés si le beau-frère d’Antoine Rondac, M. Robert Teissier, gros négociant de la ville et déjà plusieurs fois millionnaire, avait tendu une main secourable au malheureux qui se noyait.

Mais M. Robert Teissier, veuf de la sœur de votre grand’mère, s’était remarié à une femme beaucoup plus jeune que lui, qui le dominait complètement, ne lui permettait de faire que ce qu’elle voulait, et dont les sentiments, comme vous le verrez tout à l’heure, étaient ceux d’un mauvais cœur.

– Pourtant, madame, ma grand’tante Adèle Teissier a été très bonne pour ma mère.

– Attendez, mon enfant, écoutez-moi et vous jugerez.

Antoine Rondac laissait deux enfants, deux filles orphelines et absolument sans ressources.

– Quoi ! s’écria la jeune fille, ma mère avait une sœur ?

– Une sœur aînée à laquelle mademoiselle Claire Dubessy ressemble beaucoup ; c’est vous dire que Mlle Marceline Rondac était d’une beauté remarquable. Elle était trop belle, hélas ! car sa beauté lui a été fatale…

– J’ignorais tout cela… Oh ! vous avez raison en disant que j’ai beaucoup de choses à apprendre de vous. Mais cette sœur aînée de ma mère, ma tante, qu’est-elle devenue ? où est-elle ?

– Vous ne l’avez pas eue pour tante, elle était morte avant votre naissance.

– Morte, morte aussi !

– Je vais vous parler d’elle et même beaucoup, car c’est surtout sa douloureuse histoire que vous devez connaître.

– Vous l’avez connue ?

– Oui. Elle serait morte dans mes bras si, à cette même date, un malheur ne m’avait pas frappée moi-même. Mais quatre jours avant je l’avais vue sur son lit d’agonie, et d’une voix faible, la voix d’une mourante, elle m’avait dit ses souffrances du corps, ses tortures de l’âme.

– Ah ! continuez, madame, continuez !

M. Robert Teissier, millionnaire, ne pouvait pas abandonner les deux orphelines, les laisser prendre par l’Assistance publique. Qu’aurait dit le monde ? En cette circonstance, l’opinion prévalut sur les sentiments de Mme Teissier. Marceline Rondac vint habiter chez son oncle, auprès de sa tante, et l’on continua à payer les trimestres de la pension d’Antoinette, votre mère, qui, comme je vous l’ai dit, était dans sa onzième année.

Marceline avait dix-huit ans. Jolie, instruite, distinguée, douce, bonne, affectueuse, aimante, sachant dessiner, jouer du piano, elle déplut à sa tante, probablement à cause de ses nombreuses qualités. Mme Teissier était jalouse de Marceline, qui avait sur elle de nombreux avantages, et sa jalousie ne tarda pas à se changer en haine.

– Ah !

– Je ne vous répéterai pas ce que la pauvre Marceline m’a raconté, sachez seulement que Mme Teissier eut pour elle toutes les cruautés, la malheureuse était un vrai souffre-douleur, une martyre. Et l’oncle était là, qui voyait tout et ne disait rien ou n’osait rien dire.

– C’est affreux !

– Par contre, Mme Teissier témoignait à Antoinette une affection exagérée, lui donnait des preuves d’une tendresse excessive ; c’était sa fille, l’enfant chérie de son cœur. Comment expliquer ce contraste, ces sentiments si opposés ? Méchanceté et cruauté d’une part, bonté et tendresse de l’autre ! Hélas ! il est des choses qu’on constate et qu’on n’explique pas ; des phénomènes moraux dont on ne sait pas les causes.

Antoinette, retirée du pensionnat, avait une institutrice à demeure et, de plus, un professeur du lycée. Elle était choyée, adulée, pendant que sa sœur aînée restait la cendrillon de la maison, supportant la mauvaise humeur de Mme Teissier et essuyant toutes les rebuffades, même de la part des domestiques, qui savent si bien se mettre à l’unisson des maîtres.

Mais ce n’était pas assez d’humiliations, de souffrances pour Marceline, elle eut l’immense douleur de constater que sa sœur ne l’aimait point.

– Est-ce possible ? exclama la jeune fille.

– L’influence de Mme Teissier sur Antoinette avait été pernicieuse : elle avait empoisonné le cœur de l’enfant.

La sœur cadette, se croyant d’une essence particulière, était arrogante avec son aînée, la traitait avec hauteur, dédain et mépris. Que puis-je ajouter à cela ? Antoinette, s’inspirant des sentiments de sa tante, Antoinette haïssait Marceline.

– Mon Dieu, s’écria Claire bouleversée, mais c’est horrible, horrible ! Une seule personne s’intéressa à Marceline et la prit en pitié. C’était un commis de la maison appelé Ernest Lebel. La pitié fait parfois naître l’amour. M. Lebel aima Marceline, et celle-ci aima celui qui avait de douces paroles pour elle.

Le jeune homme demanda à M. Teissier, son patron, la main de sa nièce. Le négociant répondit : – Nous verrons, je parlerai de cela à ma femme.

Le lendemain, Marceline Rondac était chassée de la maison de son oncle comme une pestiférée, une fille de rien.

– Mais c’est odieux, madame, c’est épouvantable ! Je me sens frissonner des pieds à la tête.

– Et je n’ai pas fini, chère enfant.

– Aussi, je vous demande de continuer ; malgré mon indignation, malgré tout ce que j’éprouve d’amertume, je veux tout savoir.

– Ernest Lebel remit à Marceline une petite somme d’argent avec une lettre pour sa tante qui habitait à Orléans, et la pauvre fille se mit en route pour cette ville où, quelques jours plus tard, M. Lebel vint la rejoindre.

Ils écrivirent à M. Teissier pour le prier de leur donner, en sa qualité de tuteur, son consentement à leur mariage. M. Teissier ne répondit pas ; une nouvelle demande resta encore sans réponse ; il fallut en venir aux sommations légales, et M. Teissier, contraint et forcé, donna son consentement. À cette occasion, il crut même devoir écrire à sa nièce ; mais quelle lettre !… Marceline n’hésitait pas à dire que M. Teissier avait écrit sous la dictée de sa femme. Le négociant n’aurait pas eu le cœur assez dur pour dire à sa nièce : – Tu peux faire dorénavant tout ce qui te plaira, tu n’as plus à compter sur moi dans aucun cas : je ne te connais plus, je te renie, tu n’es plus de ma famille !

Les deux amoureux se marièrent, puis se rendirent à Paris où M. Lebel trouva un emploi aux écritures dans une maison de commerce. Il gagnait deux cents francs par mois ; ce n’était pas beaucoup, mais elle faisait un peu de couture de son côté et ils vivaient tranquilles, sans se sentir dans la gêne, bien que, au bout de dix-huit mois, un enfant fût venu réclamer au ménage un surcroît de dépenses.

– Un enfant ! murmura Claire, comme songeuse.

– Oui, un petit garçon.

Une question vint sur les lèvres de la jeune fille, mais s’y arrêta ; elle n’osait pas la formuler. Anxieuse, son regard interrogeait la Dame en noir.

– Je devine vos pensées, dit celle-ci, mais ayez un peu de patience, vous saurez tout, puisque je ne veux rien vous cacher.

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