XIV OÙ L’ON NE PEUT PAS DIRE : TELLE MÈRE, TELLE FILLE

Après quelques instants de silence, Mme Clavière continua :

– De nouveaux malheurs allaient s’abattre sur le jeune ménage. Marceline était née sous une mauvaise étoile. Son mari fut atteint d’une fluxion de poitrine ; soigné jour et nuit avec ce dévouement que Dieu a mis au cœur de la femme, Ernest Lebel guérit. La maladie avait duré près de trois mois, et la modeste aisance du ménage avait disparu.

M. Lebel reprit son emploi ; il semblait ne plus se ressentir de sa maladie ; malheureusement, il attrapa un chaud et froid qui détermina une phtisie. Aussi longtemps qu’il le put, il n’abandonna pas son travail ; il fallait du pain au logis. Mais l’affreuse maladie faisait des progrès rapides. Le malheureux, dut bientôt cesser tout travail. Il traîna encore six mois au milieu de la souffrance, de la misère, et il mourut.

– Mon Dieu ! soupira Claire.

– Marceline travaillait, on lui donnait des ouvrages de couture à faire chez elle, et elle parvenait à gagner en moyenne deux francs par jour, mais en passant la moitié des nuits. Aussi sa santé s’affaiblissait, elle s’épuisait.

Avant la mort de son mari, aux plus mauvais jours de la misère, elle écrivit à M. Teissier, lui disant dans quelle détresse elle se trouvait et le suppliant de la secourir.

– Eh bien ?

– M. Teissier ne lui répondit pas.

– Oh !

– Elle écrivit à Mme Teissier, Mme Teissier fit la sourde oreille. Elle écrivit à sa sœur…

– Ah !

– Sa sœur fit comme les autres, Marceline ne lui était plus rien.

– Mais quand on est riche, on ne refuse pas de venir en aide à un étranger ! s’écria la jeune fille rouge d’indignation. Ah ! ma mère, ma mère ! s’écria-t-elle en essuyant deux grosses larmes.

La Dame en noir reprit :

– Marceline, pour faire enterrer son mari, avait dû vendre les quelques bijoux de peu de valeur qu’elle possédait.

L’hiver qui suivit fut rude. Bien que la pauvre femme usât sa vie dans un travail ingrat, il n’y avait pas de feu au logis et pas toujours du pain.

– Mon Dieu, mon Dieu ! Mais vous ne me parlez pas du petit garçon.

– C’était pour lui qu’elle travaillait avec acharnement, qu’elle usait sa vie si précieuse pour le pauvre petit.

Elle était malade et ne voulait pas en convenir ; mais après l’hiver, à la fin de mars, son mal s’aggrava à ce point qu’il ne lui fut plus possible de travailler. Elle vendit ou engagea au Mont-de-Piété tout ce qu’elle pouvait enlever du logement. Elle sentait que sa fin était proche. Qu’allait devenir son enfant quand elle ne serait plus ? Il serait conduit chez le commissaire de police qui l’enverrait à la maison des enfants assistés ! Ces affreuses pensées la tourmentaient sans cesse et rendaient ses souffrances plus vives, plus atroces.

Elle devait deux termes de loyer au propriétaire, homme sans pitié, qui l’expulsa après s’être emparé de son mobilier. Elle se réfugia dans une petite chambre d’hôtel, une mansarde où l’air et la lumière manquaient. Elle n’avait plus de linge, plus rien ; il ne lui restait qu’une mauvaise robe, une loque pour se vêtir. Elle était au fond du noir abime de la misère.

– Elle ne fit pas une nouvelle tentative auprès de… ses parents ?

– Si, elle écrivit encore à M. Teissier, à Mme Teissier et à sa sœur. Les trois lettres restèrent sans réponse.

– Ah !… Mais ils étaient donc pires que des tigres, ces gens-là !… Et ma mère, c’était ma mère qui laissait sa malheureuse sœur mourir de faim !

Mlle Dubessy laissa échapper un sanglot trop longtemps retenu et se mit à pleurer à chaudes larmes.

Quand elle se fut un peu calmée, la Dame en noir reprit :

– À Boulogne-sur-Seine il existe-un établissement hospitalier, tenu par des religieuses, où l’on reçoit, pour y être élevés, de jeunes enfants des deux sexes orphelins ou abandonnés. On a donné à l’établissement le nom de Maison maternelle.

Une après-midi, comme le médecin des enfants sortait de la maison, ayant fait sa visite habituelle, il trouva, étendue en travers de la porte, une femme évanouie, tenant dans ses bras un petit garçon âgé de quatre ans et quelques mois.

C’était Marceline Lebel et son enfant.

On avait parlé à la pauvre mère de la Maison maternelle et elle s’était dit : C’est là, à ces bonnes religieuses que je dois confier mon enfant. Après, je mourrai tranquille. Et elle était venue. Mais la veille et l’avant-veille, n’ayant que pour nourrir le petit, elle n’avait pas mangé.

– C’est horrible !

– Arrivée à la porte, en se traînant, elle n’eut pas même assez de force pour sonner avant de tomber sans connaissance.

Naturellement, la mère et l’enfant furent aussitôt recueillis dans la maison. Grâce aux aliments qu’on lui fit prendre et aux soins que lui donna le médecin, Marceline Lebel reprit un peu de force. C’était le mardi qu’elle avait été reçue à la Maison maternelle ; le jeudi soir elle put prononcer quelques paroles, le vendredi elle causa avec le médecin et la sœur supérieure.

Dans la chambre qu’on lui avait donnée, on avait placé un petit lit pour l’enfant afin qu’elle n’en fût point séparée.

Le samedi, j’allai à la Maison maternelle ; c’était le jour de ma visite. La supérieure me parla de la malheureuse et me conduisit près d’elle. Sachant que je devais venir, – on le lui avait dit, – elle m’attendait avec une fiévreuse impatience, car elle se sentait déjà prise par la mort.

Ce que je viens de vous raconter, mademoiselle, est le récit douloureux que m’a fait la pauvre Marceline. Elle m’attendait pour me dire les douleurs de son existence, d’abord ; mais surtout pour me demander, au nom de Dieu, de ne pas abandonner son enfant, de toujours veiller sur lui.

Claire écoutait toute frémissante, les yeux démesurément ouverts.

– André, mon fils, avait alors deux ans et demi, reprit la Dame en noir ; je promis, je jurai à la mourante que son fils serait mon deuxième enfant. Alors, son regard presque éteint eut un rayonnement ; l’âme inquiète, tourmentée, était rassurée.

J’embrassai Marceline avant de la quitter. Nous ne devions plus nous revoir. Quand je revins à la Maison maternelle, elle n’était plus. Mais elle était morte en paix.

Mlle Dubessy se dressa comme par un ressort, les yeux étincelants, superbe de volonté et d’énergie.

– Madame Clavière, s’écria-t-elle d’une voix vibrante, mon cousin existe-t-il encore ?

– Oui, mademoiselle, il existe !

La belle figure de Claire s’irradia.

– Dieu juste et grand ! exclama-t-elle, je vais donc pouvoir réparer le mal que les miens ont fait, racheter leur crime !

Et elle retomba sur le canapé en éclatant en sanglots. Elle saisit la main de la Dame en noir, et la pressant fortement :

– Ah ! madame, dit-elle d’une voix noyée de larmes, vous m’aimez donc bien, dites, pour être venue me dire quel grand devoir j’ai à accomplir aujourd’hui ! Ah ! vous allez me parler de mon cousin, n’est-ce pas ? Où est-il ? Que fait-il ? Il s’appelle Lebel, comme son père ; mais il a un autre nom…

– Oui, Édouard.

– Édouard Lebel, orphelin comme moi, comme moi sans famille, seul au monde !… Mais je me rassure, il n’a pas souffert, il n’a pas été malheureux, lui, comme sa pauvre mère : vous aviez promis de ne pas l’abandonner, de veiller sur lui ! Je pleure, je pleure… ah ! laissez-moi pleurer !… C’est si bon de verser des larmes de joie !

Après un silence, la jeune fille essuya vivement ses yeux et son visage.

– Il m’est pénible, cependant, reprit-elle, de ne plus pouvoir entourer du même respect la mémoire de ma mère. Je ne parle pas des autres, je les ai à peine connus. Mais ma mère, ma mère ! Avoir fait cela pour sa sœur ! Elle n’avait donc pas un cœur !… Ah ! c’est affreux, c’est épouvantable !… Mais je me souviens ; oui, dans les dernières années de sa vie elle était triste, triste, préoccupée, songeuse, inquiète ; elle souffrait et, parfois, avait des larmes dans les yeux… C’était le remords qui la déchirait ! Elle est morte avec le remords et, je l’espère, avec le repentir !

Claire poussa un long soupir et passa à plusieurs reprises ses mains sur son front.

– Allons, allons, fit-elle, pensons à autre chose… J’ai une très grande fortune qui, presque tout entière, me vient de ma mère ; elle avait été l’unique héritière de son oncle Teissier, au détriment de sa sœur Marceline ou plutôt d’Édouard Lebel, mon cousin. S’il n’y a pas eu captation d’héritage, la spoliation existe, et c’est à moi de rendre au déshérité ce qu’on lui a pris !

– Non, mademoiselle, vous ne ferez pas cela.

– N’est-ce pas mon devoir ?

– Peut-être ; mais vous ne ferez pas cela.

– Pourquoi ?

– Parce que Édouard Lebel refuserait avec indignation, avec colère, et ne voudrait voir en vous qu’une ennemie.

– Oh !

– Je n’exagère pas, mademoiselle, et vous le comprendrez bien quand vous saurez quel est le caractère d’Édouard.

– Sait-il que j’existe ?

– Oui, il sait qu’il a une cousine, je le lui ai appris.

– Mon Dieu, que doit-il penser de moi ?

– Il est convaincu, ce qui était encore vrai, il y a une heure, que vous ignorez complètement l’histoire de Marceline Rondac et, par conséquent, que vous avez un cousin.

– Et cette sombre histoire que je viens d’apprendre, la connaît-il ?

– Oui.

La jeune fille soupira et laissa tomber sa tête dans ses mains.

– Une chose qu’il ignore, et j’en suis heureuse aujourd’hui, c’est que sa cousine est Mlle Claire Dubessy.

– Vous êtes heureuse, dites-vous ?

– Oui, et vous saurez pourquoi tout à l’heure, quand je vous expliquerai un projet que j’ai conçu et que nous pouvons à nous deux mettre à exécution.

– Oh ! dites, madame, dites vite.

– Il faut avant tout que je vous dise ce qu’est Édouard Lebel. Vous me demandiez, il y a un instant, où il était et ce qu’il faisait : il habite à Paris et, artiste peintre, il fait de la peinture.

– Artiste, c’est un artiste ! Oh ! il a du talent, j’en suis sûre !

– Beaucoup de talent, et, malgré son mérite, il est encore inconnu. Si la carrière qu’il a embrassée est belle, elle est, pour le grand nombre, aride, pleine de difficultés :

– Je le comprends. Mais il se fera connaître, il exposera ses œuvres.

– Au salon de cette année il avait un tableau.

– Ah !

– Un tableau remarquable qui, cependant, n’a pas été remarqué par ces journalistes qui dirigent le jugement public, par ces critiques d’art qui font les réputations.

– Je comprends encore : il n’a pas de bonheur, ce que l’on appelle de la chance.

– Eh bien, oui, mademoiselle. La fatalité, qui n’a pas cessé de poursuivre sa mère, semble aussi s’être attachée à lui.

La jeune fille eut comme un tremblement nerveux.

– Alors, dit-elle, il est malheureux ?

– Oui.

– Ah ! madame, si je savais ce qu’il y a à faire pour le rendre heureux !

– Vous le saurez, ma chère enfant, car c’est pour vous le dire que je suis venue vous trouver. Édouard traverse en ce moment une crise terrible à la suite de laquelle il peut être terrassé pour toujours, c’est-à-dire perdu !

– Vous m’effrayez !

– Mademoiselle Dubessy, nous allons, si vous le voulez, nous unir pour le sauver !

– Je le veux, je le veux ! Ah ! parlez, madame, parlez !

– Si Édouard a souffert, s’il souffre, plus encore moralement que physiquement, ce n’est point parce que je n’ai pas tenu la promesse faite à sa mère ; j’ai été plus loin que je ne l’avais promis. Édouard est mon second fils, j’ai pour le pauvre enfant une très grande affection. Et cependant, seule en face du mal qui le ronge, je suis impuissante ; mais à nous deux, je le crois, nous pouvons tout.

– En ce cas, je n’ai pas à me désoler.

– Non. Écoutez-moi donc, mademoiselle : Édouard Lebel a été élevé à la Maison maternelle en même temps que mon fils, de deux ans moins âgé que lui.

La jeune fille regarda la Dame en noir avec étonnement.

– Ah ! balbutia-t-elle, M. André…

– J’avais des raisons pour le confier aux bons soins des religieuses de cet asile. Édouard et lui devinrent amis, ils s’aimèrent et s’aiment encore ainsi, comme deux frères. D’abord, il n’y eut aucune différence entre eux et les autres enfants de la maison ; mais plus tard, quand leur âge le voulut, ils eurent des professeurs pour les préparer aux sérieuses études qu’ils étaient appelés à faire ; car j’avais décidé que ce que je ferais pour André, je le ferais pour Édouard.

Ils entrèrent au lycée Louis-le-Grand où ils firent toutes leurs classes et furent reçus bacheliers ès-lettres à un an de distance. Édouard aurait pu être aussi, comme André, bachelier ès-sciences ; mais son goût très prononcé pour la peinture, – c’était sa vocation, – l’éloignait des sciences physiques et naturelles et des mathématiques.

Après son volontariat d’un an, il entra comme élève dans l’atelier d’un de nos peintres célèbres pour apprendre à peindre et pour se perfectionner dans l’étude du dessin. Plein de courage et d’espoir, stimulé par le désir, l’ambition d’arriver, il travailla pour obtenir le grand prix de Rome. Ce prix fut donné à un autre. La déception était cruelle. Doué d’une extrême sensibilité, Édouard tomba dans un découragement aussi profond que, précédemment, son courage avait été grand. Pour la première fois, je le vis abattu et pris d’une sorte de dégoût insurmontable.

Son échec lui avait porté au cœur un coup terrible. Cependant, André et moi, à force de bonnes paroles et de tendresse, nous parvînmes à cicatriser cette première blessure, et cédant à notre désir, à nos instances, Édouard partit pour l’Italie où, pendant deux ans, il étudia les grands maîtres de l’école italienne.

À son retour, il n’était plus le même ; ayant repris confiance, il était tout courage, tout ardeur : il avait l’espérance !

Il avait économisé la moitié de la pension que je lui servais en Italie. – Cette pension, il avait fallu se fâcher pour la lui faire accepter. – Donc, avec l’argent qu’il rapportait et le prix de quelques toiles qu’il avait envoyées d’Italie à un marchand de tableaux, il loua, à Montmartre, un atelier avec un petit logement à côté. Et le voilà qui travaille, qui travaille fort en vue de l’exposition de peinture où il espère bien que les deux tableaux qu’il fait seront admis.

Mon fils et moi nous étions enfin tranquilles, rassurés au sujet d’Édouard, et je disais à André :

« – Le voilà parti, bien parti, et laissons-le aller puisqu’il veut maintenant voler de ses propres ailes ; je crois bien, cette fois, que nous n’avons plus rien à redouter. »

Comme je me trompais ! Un des tableaux du pauvre enfant, – son meilleur, paraît-il – fut refusé ; l’autre, qui est véritablement une belle œuvre, ne fut pas remarqué, comme je vous l’ai dit.

Édouard ne vient plus nous voir, nous n’entendons plus parler de lui. Qu’est-ce que cela signifie ? André va plusieurs fois chez lui sans parvenir à le rencontrer.

Toutefois, je ne suis pas trop inquiète, d’abord ; je sais ce qu’il a dépensé, quels sont ses frais d’entretien et autres, et, d’après mon calcul, il doit lui rester tout près d’un millier de francs.

Mais les jours et les semaines passaient et dans ces derniers temps, je devins sérieusement inquiète. N’y pouvant plus tenir, je dis à André :

« – Il faut voir Édouard, il le faut absolument, et savoir ce qu’il fait. »

André partit pour Paris, il y a trois jours de cela, mademoiselle : plus favorisé que les autres fois, il trouva Édouard chez lui ; mais dans quel état, dans quel dénuement, grand Dieu ! Découragé comme il ne l’avait jamais été, écœuré, dégoûté de tout, même de la vie, il avait cessé de travailler, se disant qu’il était sans talent, qu’il n’était bon à rien et que travailler était inutile.

– Oh ! le malheureux ! murmura Claire pâle comme une morte.

– Il avait laissé venir à lui la misère, sans vouloir pousser un cri de détresse, et la misère la plus épouvantable l’avait saisi comme une proie.

Après avoir tout engagé au Mont-de-Piété, jusqu’à ses vêtements et son linge, le malheureux attendait la mort par la faim !

– Mon Dieu ! gémit Claire.

– Comment était-il tombé dans cette misère ? Parce que, comptant sur ses tableaux, sur un succès à l’exposition, il avait donné tout ce qui lui restait d’argent à une pauvre veuve, mère de quatre petits enfants, qui étaient sans vêtements et sans pain !

– Ah ! ah ! ah ! fit la jeune fille.

Et elle fondit en larmes.

– André, continua la Dame en noir, parla à Édouard comme il ne l’avait jamais fait, avec sévérité et autorité, mais en même temps avec son cœur ; il fit promettre au désespéré de se remettre au travail et, pour les besoins les plus pressants, il le força à accepter, ce qui était le plus difficile de tout, une petite somme d’argent, mille francs, je crois.

Hélas ! le malheureux enfant n’est pas sauvé ; il va essayer de reprendre la lutte, mais comme le dit André, et je pense comme mon fils, à la première déception, au premier choc, il retombera dans le découragement, le désespoir, et il y a à craindre qu’il ne soit terrassé, cette fois, pour ne plus se relever.

Brusquement, Mlle Dubessy se dressa sur ses jambes, fit le tour du salon très agitée, puis, se rapprochant de la Dame en noir :

– Je suis riche, dit-elle d’une voix brève, un tiers de ma fortune appartient à mon cousin, je le lui donnerai !

Mme Clavière secoua tristement la tête et répondit :

– Je vous ai déjà dit qu’il refuserait.

– Mais, enfin, pourquoi ?

– Parce qu’il ne voudrait rien qui vînt de M. Teissier qui a été si impitoyable, si cruel pour sa mère.

– Ah ! c’est vrai !

– Connaissez donc votre cousin, mademoiselle : s’il n’avait qu’une grande dignité, on pourrait encore vaincre certaines de ses révoltes intérieures ; mais c’est l’âme la plus fière qui soit au monde. Il m’est reconnaissant de ce que j’ai fait pour lui jusqu’au jour où il a pu croire qu’il pouvait se suffire à lui-même et ne plus être une charge pour moi. À partir de ce moment, s’il ne s’est pas senti humilié de mes bienfaits, il en a horriblement souffert. Je l’ai compris, je l’ai vu, et je n’ose plus lui dire : Prends, mais prends donc !

Il trouve que j’ai bien assez fait pour lui et qu’il n’a plus le droit de prendre quoi que ce soit de ce qui appartient à André. Ah ! il sait bien que ma bourse lui est toujours ouverte, mais il aimerait mieux mourir que de me crier : – Je manque de tout, j’ai faim !

Le visage de la jeune fille parut s’illuminer.

– Mais c’est un caractère, c’est une grande et belle nature ! s’écria-t-elle avec une sorte d’enthousiasme. Ah ! je comprends cela, moi !

– Malheureusement, avec de pareils sentiments, si élevés qu’ils soient, et précisément parce qu’ils sont élevés, on s’éloigne de ceux qui vous aiment, qui peuvent vous venir en aide, et, drapé dans sa fierté, on se laisse écraser.

Ah ! s’il était véritablement mon fils et que je pusse faire ce que fait une mère pour son enfant, enfin, si j’avais le droit d’exiger, j’aurais bien vite renversé pour lui tous les obstacles de la vie !

Vous êtes immensément riche, mademoiselle ; mais j’ai aussi ou plutôt mon fils a aussi une grande fortune ; car tout ce qui me vient de mon mari appartient à André. Mais l’argent, l’argent, qu’est-ce que c’est que l’argent ?… Comme je jetterais à la mer un million, deux millions, s’il le fallait, pour rendre à Édouard la confiance, la foi qui s’est éteinte en lui !

Mlle Dubessy regardait maintenant la Dame en noir avec stupéfaction.

– Quoi ! madame, fit-elle, vous êtes riche, très riche ?

– Oui, mais je ne connais pas le chiffre de la fortune que mon fils aura un jour quand, ayant subi les dernières épreuves de la première jeunesse, il en pourra faire un noble usage. Grâce aux soins d’un vieil ami, qui s’occupe des intérêts de mon fils et des miens, les millions se sont accumulés ; il y en a quinze ; vingt, peut-être davantage.

– Et M. André Clavière sait qu’il a une aussi grande fortune ?

– Non, il l’ignore.

– Ah ! madame, madame ! prononça Claire avec un accent de tristesse profonde.

– Eh bien, mon enfant, qu’avez-vous ?

– Je vais vous le dire, car je suis franche aussi, moi, madame ; sans le vouloir, sans vous en douter même, vous faites souffrir votre fils.

– Que dites-vous ? exclama Mme Clavière en pâlissant.

– Je dis, madame, que M. André souffre et qu’une autre personne qui m’est chère, mon amie Henriette de Mégrigny souffre également. André et Henriette s’aiment, madame.

– Peut-être, en effet, commencent-ils à s’aimer ; mais il n’y a pas encore l’amour.

– Madame, l’amour profond, l’amour qui donne toutes les joies ou des souffrances cruelles est dans le cœur de l’un et de l’autre.

– Ah ! vous ont-ils donc fait leurs confidences ?

– Henriette ne m’a pas caché qu’elle aimait M. André de toute son âme ; quant à lui, il se tait… En me parlant de son amour pour André, Henriette, en même temps, me confiait son chagrin.

– Son chagrin ?

– Qui est tout entier dans le silence que garde M. André, dans sa trop grande réserve.

– Mais…

– Pourquoi M. André ne dit-il pas à Henriette qu’il l’aime ? Je vais vous l’apprendre, madame. Votre fils ne parle pas parce qu’il sait que Mlle de Mégrigny est riche et qu’il se croit pauvre. Ah ! M. André Clavière a aussi du caractère et de nobles sentiments !

La Dame en noir eut un ineffable sourire.

– Mademoiselle Claire, dit-elle, vous m’ouvrez les yeux et je vous en remercie ; je ne laisserai pas souffrir longtemps votre amie Henriette et mon fils ; nous donnerons un heureux dénouement à ce petit roman d’amour.

– Oh ! madame, comme vous êtes bonne !

– J’aime mon fils, répondit Mme Clavière avec émotion, et depuis longtemps, très longtemps, Henriette, ma filleule, est déjà un peu ma fille. Mais c’est d’Édouard, de votre cousin que je dois d’abord m’occuper ; après, rassurée de ce côté, je pourrai mieux penser aux autres.

– Eh bien, voyons, qu’est-ce que nous allons faire ? dit la jeune fille en reprenant sa place à côté de la Dame en noir.

Share on Twitter Share on Facebook