VII LES ANGOISSES DE LA COMTESSE

Le comte resta quelques instants pensif, ayant l’air d’interroger sa mémoire.

– Clavière ! répéta-t-il, Clavière !

Il me semble, continua-t-il d’une voix lente, que ce nom de Clavière ne m’est pas inconnu ; ai-je donc rencontré autrefois une personne de ce nom ?

– Il n’y aurait à cela rien d’étonnant, dit le sénateur ; monsieur le comte de Rosamont a connu tant de monde en France et à l’étranger !

– C’est vrai, monsieur, et il en est beaucoup que je ne reconnais plus ; il m’est arrivé plus d’une fois, revoyant un ancien ami, de ne pouvoir me rappeler son nom. Tant de choses se succèdent et passent rapidement ! On vieillit, et l’on s’aperçoit un jour qu’il y a de nombreuses lacunes dans la mémoire.

– On ne peut pas se souvenir de tout, monsieur le comte.

– Ce nom de Clavière m’a frappé ; mais ai-je connu quelqu’un s’appelant ainsi, ou ce nom a-t-il seulement été prononcé devant moi ? Je cherche dans mes plus anciens souvenirs, je ne trouve pas.

La comtesse, qui devinait les efforts que faisait son mari pour réveiller ses souvenirs, était comme sur des charbons ardents.

Le comte n’avait certainement pas oublié complètement Marie Sorel ; car s’il est des choses qui disparaissent facilement de la mémoire, il en est d’autres qui ne s’effacent jamais, et Marie était une de ces femmes d’essence supérieure dont le souvenir est impérissable. Mais près de vingt-cinq années s’étaient écoulées, et plutôt par honte que par indifférence et en même temps par une suprême délicatesse envers la comtesse, qui était, elle aussi, une de ces femmes admirables qui ont droit à tous les respects, le comte n’avait jamais cherché à savoir ce que Marie Sorel était devenue. Qui sait ? peut-être la croyait-il morte.

S’il s’était reporté à cette époque de sa vie où il avait été l’objet de l’amour le plus vrai, le plus exclusif, le plus pur que jamais homme ait inspiré à une femme, s’il avait pensé à Marie Sorel, à la pauvre fille qu’il avait séduite et abandonnée, sans aucun doute une clarté subite l’aurait éclairé ; alors il se serait rappelé ce jeune homme qui, se faisant le défenseur de sa victime, lui avait crûment reproché son indigne conduite, ce jeune homme qui, devant lui, avait craché à la face du baron de Simiane, alors encore son ami, les épithètes sanglantes de misérable, de lâche, d’infâme.

Il se serait rappelé ce duel terrible où l’adversaire du baron avait payé de sa vie son dévouement à la plus juste et la plus noble des causes ; duel qui n’avait pas été sans retentissement, mais dont l’écho seulement, très affaibli, était arrivé jusqu’à lui en pays étranger.

Oui, si, à ce moment, il avait pensé à Marie Sorel, il se serait souvenu de tout cela, il aurait fait revivre le passé, et le nom d’André Clavière aurait jailli de sa mémoire comme l’éclair qui troue la nue et jette son éclatante lumière dans l’obscurité.

Voilà ce que Mme de Rosamont redoutait ; car si le comte se souvenait, il voudrait savoir, tout savoir. Et quand il saurait tout, il n’y aurait plus de tranquillité pour lui ; sa conscience lui ferait de continuels reproches, il souffrirait des cruelles morsures du remords.

Mais les efforts de mémoire du comte étaient vains : il cherchait d’un autre côté.

– Ainsi, monsieur le sénateur, reprit-il, ce jeune homme est sous-préfet ?

– Oui, monsieur le comte, sous-préfet de Pithiviers.

– Mais il est fort jeune.

– Jeune, en effet, il n’a pas encore vingt-quatre ans.

M. de Rosamont se tourna vers la comtesse et lui dit, avec un accent qui exprimait un regret :

– Nous pourrions avoir un fils de cet âge.

Puis aussitôt :

– Mon Dieu, comme vous êtes pâle, qu’avez-vous donc ?

– Mais rien, je vous assure, rien.

– Louise, ne me trompez-vous pas ? Vous paraissez agitée ; si vous êtes souffrante, si vous éprouvez un malaise, dites-le-moi.

– De grâce, mon ami, ne vous inquiétez pas, je ne souffre point. Et, faisant un effort, elle amena le sourire sur ses lèvres. En même temps, un peu de rose reparaissait sur ses joues.

– À la bonne heure, fit le comte, me voilà rassuré ; je craignais que vous ne fussiez incommodée par la chaleur.

– Non, l’air ne manque pas ici, et il est sans cesse renouvelé. Elle se disait en elle-même :

– Je suis moins inquiète, il ne se souvient pas.

Le quadrille s’achevait par le grand galop final.

Au milieu de ce mouvement désordonné, de ce brouhaha, les yeux du comte cherchèrent le jeune sous-préfet. On aurait pu voir deux larmes rouler dans ses yeux. Il était ému, le comte de Rosamont. Il sentait se raviver une douleur muette qui était en lui depuis longtemps.

Ce jeune homme, qu’il avait remarqué entre tous, à qui il s’intéressait sans pouvoir s’en expliquer la raison, ce jeune homme, qui paraissait si richement doué, rendait plus vif que jamais son regret de ne pas avoir un fils. Et c’était en pensant à ce fils qu’il n’avait pas et qu’il avait si ardemment désiré, que des larmes mouillaient ses paupières.

Si, à ce moment, on était venu lui dire : « Ce jeune homme que vous trouvez si bien, vers qui vous vous sentez mystérieusement attiré, eh bien, c’est le fils de cette ancienne maîtresse qui vous a tant aimé et que vous avez abandonnée, c’est le fils de Marie Sorel, et vous êtes son père ! » Oh ! alors, oubliant tout, sa femme, le monde, le lieu où il se trouvait, il se serait élancé vers André en lui criant, les bras ouverts : « Je suis ton père ! je suis ton père !

La comtesse de Rosamont connaissait assez son mari pour savoir qu’il obéirait à un premier mouvement et ne chercherait pas à se défendre contre un élan spontané du cœur ; cela justifiait ses angoisses.

André avait reconduit Mme Beaugrand à sa place et, debout devant elle, répondait à quelques questions qu’elle lui adressait.

Soudain il sentit un bras qui se glissait sous le sien ; il se retourna et reconnut le ministre, qui lui dit en souriant :

– J’ai quelque chose à dire à monsieur le sous-préfet.

Vous le permettez, n’est-ce pas, madame ? ajouta le ministre, en saluant Mme Beaugrand ; du reste, je ne vous le prends pas pour longtemps.

Mme Beaugrand s’inclina.

Le ministre et André s’éloignèrent de quelques pas. Ceci se passait sous les yeux du comte de Rosamont, qui se disait :

– Je ne suis pas le seul ici qui s’intéresse à ce jeune homme, puisque le ministre lui-même… Assurément, ce ne serait point pour un de ces fonctionnaires comme il y en a tant, que le ministre se mettrait ainsi en frais d’amabilité.

– Monsieur le sous-préfet, dit le ministre à André, il paraît que tout va bien, et même très bien, à Pithiviers.

– Monsieur le ministre, répondit le jeune homme un peu confus, je travaille et m’efforce de me rendre digne de la confiance que vous avez placée en moi.

– Cette confiance, vous l’avez justifiée et au delà.

Oui, certes, vous travaillez ; je vous témoigne ma satisfaction, et suis heureux de vous féliciter sur la façon dont votre arrondissement est administré.

– Oh ! monsieur le ministre…

– Il est de mon devoir de savoir tout ce qui se passe dans les départements, et en ce qui vous concerne, je suis parfaitement renseigné ; votre administration ne laisse rien à désirer, monsieur Clavière. Oh ! je ne me fais point en ce moment l’écho des paroles de M. Beaugrand ; il est tellement votre ami, son affection pour vous est si grande que son témoignage auprès de moi me paraîtrait sujet à caution ; mais votre préfet m’a parlé de vous en termes très élogieux et vous a vivement recommandé au ministère.

– Comme monsieur le ministre, M. le préfet est pour moi plein de bienveillance.

– Votre préfet reconnaît vos mérites et ne peut faire moins que de vous rendre justice ; enfin il voit en vous toutes les qualités nécessaires à un administrateur. Eh bien, monsieur le sous-préfet, nous ne vous laisserons pas à Pithiviers.

André ne put s’empêcher de tressaillir.

– Mais, monsieur le ministre, répondit-il vivement, je ne demande pas à quitter Pithiviers !

– Parce que vous ne croyez pas avoir acquis déjà des droits à l’avancement ; mais c’est à nous de distinguer les hommes et de récompenser leurs services. Maintenant que nous vous connaissons et savons ce qu’on peut attendre de vous, nous vous nommerons secrétaire général d’une préfecture.

Le jeune homme pâlit.

– Monsieur le ministre, répondit-il d’une voix mal assurée, je suis profondément touché de vos bonnes intentions à mon égard, et je vous en suis infiniment reconnaissant ; mais, je vous en prie, laissez-moi à Pithiviers.

– Ah ! fit le ministre, en jetant un regard rapide sur Mlle de Mégrigny, qui était assise à côté de sa mère.

Il reprit :

– Voyons, est-ce que vous seriez malheureux de quitter cette petite sous-préfecture ?

– Eh bien, oui, monsieur le ministre, malheureux.

– C’est bien, monsieur le sous-préfet, dit le ministre avec un fin sourire, j’ai compris ; vous resterez à Pithiviers ; mais faites en sorte que d’ici un an, rien ne puisse vous empêcher d’occuper un autre poste. Maintenant, retournez auprès de ces dames ; il en est une qui paraît inquiète de nous voir causer ensemble.

Et le ministre s’éloigna, laissant le jeune homme, devenu très rouge, tout étourdi de ses dernières paroles.

André se rapprocha de Mme Beaugrand et de Mlle de Mégrigny laquelle, pendant tout le temps qu’il avait causé avec le ministre, ne l’avait pas quitté des yeux.

Le ministre, maintenant, faisait le tour de la salle, saluant les dames, donnant des poignées de main. Il ne faisait que passer devant les rangs de banquettes ; cependant, après avoir serré la main du vieux sénateur, il s’arrêta devant le comte et la comtesse de Rosamont, qui se levèrent.

– Madame la comtesse, dit-il avec une amabilité charmante, je vous remercie et vous aussi, monsieur le comte, d’avoir bien voulu honorer cette soirée de votre présence.

– À laquelle nous sommes heureux d’assister, monsieur le ministre, répondit la comtesse.

– Nous regretterions de ne pas avoir été témoins de la joie qui éclate dans les yeux de toute cette belle jeunesse, ajouta le comte.

– Oui, elle est contente, cette belle jeunesse, elle s’amuse, et j’en éprouve un grand plaisir, car je ne suis pas ennemi de la gaieté. Il est bon, de temps en temps, et pour un instant, de secouer le souci des affaires ; on ne peut pas être plongé constamment dans les choses de la politique. Enfin, monsieur le comte, vous êtes satisfait ?

– Enchanté, monsieur le ministre, votre fête est superbe. Et, laissez-moi vous le dire, un des plus grands attraits de cette soirée, c’est la gracieuseté de votre accueil, votre exquise courtoisie.

– Une flatterie, monsieur le comte.

– Qui est sur toutes les lèvres. Du reste, votre affabilité est connue, et l’on sait que vous êtes extrêmement bienveillant.

– La bienveillance me réussit assez bien, répondit le ministre en riant.

– Et vous en donnez des témoignages à vos plus humbles fonctionnaires.

– Ce sont ceux-là qui y ont surtout des droits.

– Tout à l’heure vous parliez affectueusement, comme à un ami, à un de vos jeunes sous-préfets.

– Toujours lui, il ne pense qu’à lui ! se dit la comtesse.

– Ah ! fit le ministre, vous m’avez vu causer avec M. Clavière.

– Et j’ai remarqué que vous lui portiez un vif intérêt.

– En effet, je m’intéresse beaucoup à lui et il le mérite.

– Il est d’une distinction parfaite, ce jeune homme, mais bien jeune, il me semble, pour remplir les fonctions de sous-préfet.

– Vous croyez cela, monsieur le comte ; eh bien, ce jeune homme de vingt-quatre ans est un de nos meilleurs sous-préfets. Il n’est pas seulement distingué, il est très instruit, a l’entente des affaires et un tact parfait. Il a débuté d’une façon admirable et s’est tout de suite révélé administrateur de premier ordre. Oh ! ce n’est pas du tout un homme ordinaire ; si rien ne vient l’arrêter dans sa marche, il ira loin, très loin, et voilà pourquoi je m’intéresse à lui, à son avenir. Ce sont des hommes comme lui, beaucoup d’hommes comme lui qu’il faut à la République.

– Vos paroles me font grand plaisir, monsieur le ministre, car je n’ai pas à vous le cacher, ce jeune homme m’intéresse.

– Vous le connaissez ?

– Je l’ai vu ce soir pour la première fois.

– Ah !

– Tout de suite il m’a inspiré un sentiment de sympathie très vive.

– Cela ne me surprend pas, M. Clavière est sympathique à tout le monde.

De nouveau très anxieuse, la comtesse écoutait toute frémissante.

– Vous connaissez sa famille ? demanda le comte.

– Non, je sais seulement qu’il a une mère qui l’adore, et c’est tout. Reçu docteur en droit depuis peu, le jeune homme eut le désir d’entrer dans l’administration et d’obtenir une sous-préfecture. Un de mes amis, M. Beaugrand, député, dont le nom vous est connu, sans doute, m’a parlé de cela, en me faisant les plus grands éloges de son protégé. J’ai hésité, je le trouvais si jeune ! Enfin, je me suis laissé convaincre et je l’ai nommé à Pithiviers où il n’est qu’à deux lieues du château de Bresle, qui appartient à Mme Beaugrand et où la famille habite presque toute l’année.

D’après ce que je vous disais tout à l’heure de M. Clavière, vous comprenez, monsieur le comte, que je n’ai qu’à me féliciter aujourd’hui de m’être assuré le concours d’un garçon de cette valeur.

– Et qui ira loin, disiez-vous aussi ?

– Certainement ; il a devant lui un magnifique avenir. N’était son âge qui s’y oppose, on pourrait dès maintenant faire de lui un préfet.

– Oh ! alors, vous ne le laisserez pas longtemps dans sa petite sous-préfecture ?

– Mais il tient à y rester. Mon intention était de le nommer secrétaire général.

– Il a refusé ?

– Il m’a prié de n’en rien faire.

– Il n’est donc pas ambitieux ?

– Il faut bien qu’il le soit puisqu’il a le désir d’arriver.

– Pourtant…

– On se dit à son âge : J’ai du temps devant moi. Il y en a tant qui sont pressés ; il pense sans doute qu’il doit les laisser passer. Mais si, chez lui, l’ambition n’est pas encore dévorante, elle le deviendra plus tard. D’ailleurs, j’ai facilement deviné pourquoi il tient à ne pas quitter Pithiviers.

– Ah ! il y a une raison ?

– Majeure. Il est tout près de M. Beaugrand, qu’il voit souvent et dont il aime à prendre les conseils ; ce n’est pas tout : il y a au château de Bresle une charmante jeune fille.

– Je comprends, monsieur le ministre, Mlle de Mégrigny dont le jeune sous-préfet est amoureux.

– Ah ! vous avez deviné aussi ?

– Il suffit de les voir se regarder pour comprendre qu’ils s’adorent.

– Et c’est là une de ces attaches qu’il est difficile de rompre. D’ailleurs, les éloigner l’un de l’autre serait une cruauté que je ne veux pas commettre. M. Clavier restera donc à Pithiviers et je lui laisserai tout le temps de mener à bien l’affaire de son mariage.

– On ne peut pas être plus paternel.

– Hé, monsieur le comte, on se souvient que l’on a été jeune, fit le ministre en riant.

Il serra la main de M. de Rosamont, salua respectueusement la comtesse et continua sa promenade autour de la salle.

Le vieux sénateur s’éloigna à son tour et disparut.

La comtesse laissa échapper un soupir de soulagement.

On ne parlerait plus à son mari du jeune sous-préfet, et, heureusement, rien de ce qui avait été dit n’était de nature à réveiller ses souvenirs. Il mettrait sur le compte d’un mouvement de sympathie ce que le jeune homme lui avait fait éprouver et il ne resterait rien de ses impressions.

– Louise, dit le comte, vous avez entendu ce que le ministre a dit de M. Clavière ?

– Oui, mon ami, j’ai entendu.

– Je n’ai pas été surpris ; les paroles du ministre m’ont confirmé tout le bien que je pensais de ce jeune homme. Tout de suite, avant même de savoir qui il était et ce qu’il faisait, j’avais deviné en lui un homme supérieur ; voilà ce qui m’explique pourquoi je me suis si vivement intéressé à lui.

– C’est la raison, Maxime, l’unique raison.

– Il y en a une autre, chère amie.

La comtesse eut un haut-le-corps.

– Ah ! fit-elle.

– Je crois bien que ce sentiment de sympathie extraordinaire que j’éprouve pour ce jeune homme vient surtout du regret, de la douleur de ne pas avoir un fils qui lui ressemble.

Les yeux de la comtesse se voilèrent de larmes.

– Maxime, répondit-elle tristement, vous êtes cruel pour votre femme ; oh ! sans le vouloir, mon ami ; mais vos paroles retombent en amertume sur mon cœur. Vous savez bien que je souffre comme vous, autant que vous.

– J’oublie quelquefois que tout est commun entre nous et quand j’exprime un regret, je ne vois pas que c’est un reproche indirect que je t’adresse, Louise, pardonne-moi !

La comtesse soupira et mit sa main dans celle de son mari.

Il y eut un assez long silence. Le comte était devenu songeur.

Mon ami, reprit la comtesse, vous savez que je suis jalouse, même de vos pensées. Décidément, vous vous occupez trop de ce jeune homme que, peut-être, vous ne reverrez jamais et qui, après tout, n’est pour nous qu’un inconnu.

Le comte eut comme un mouvement de protestation ; mais il répondit :

– C’est vrai.

Un instant encore ils restèrent silencieux.

– Je regrette maintenant d’être venue à cette fête, se disait la comtesse.

Elle reprit à haute voix :

– Maxime, quelle heure est-il ?

Le comte regarda sa montre et répondit :

– Deux heures et demie.

– Et vous avez donné l’ordre au cocher de venir nous prendre à trois heures ?

– Oui, à trois heures. Voulez-vous donc déjà vous retirer ?

– Je me sens un peu fatiguée ; c’est de rester trop longtemps assise, sans doute.

– Mais pourquoi ne le disiez-vous pas ? Venez, Louise, nous ferons une promenade dans les salons.

– Merci, mon ami, dit la comtesse en se levant.

Et souriante, gracieuse, elle prit le bras de son mari.

Elle était heureuse de faire diversion aux pensées du comte, de le soustraire à ce charme mystérieux, entraînant, auquel il s’abandonnait.

Avant de sortir de la salle, M. de Rosamont, une fois encore, chercha du regard le jeune sous-préfet. Il le vit seul avec Mme de Mégrigny. Tous deux étaient debout et causaient.

– Monsieur André, disait Henriette, vous devez être extrêmement flatté de l’attention dont vous avez été l’objet de la part du ministre.

– Je ne saurais être insensible à l’intérêt qu’il me témoigne.

– Il vous a retenu assez longtemps ; votre conversation a dû être fort intéressante.

– Mon Dieu, je n’ai pas à affecter avec vous une fausse modestie ; je puis vous dire que le ministre m’a complimenté.

– Ce n’est pas pour cela, je suppose, que vous étiez si pâle, à un moment.

– Ah ! fit André avec embarras, vous avez remarqué cela ?

– C’était très visible, monsieur André, et je n’étais pas contente, mais pas contente du tout.

– De moi ?

– Non, du ministre.

– Mais pourquoi ?

– Je me figurais qu’il vous disait des choses désagréables.

– Et dans mademoiselle de Mégrigny j’étais prêt à trouver un défenseur ?

– Dame, n’êtes-vous pas notre ami ?

– C’est juste et en toutes circonstances on doit prendre fait et cause pour ses amis. Eh bien, mademoiselle Henriette, vous vous êtes trompée, le ministre ne m’a rien dit de désobligeant, au contraire ; il pense à mon avancement et m’a offert le secrétariat général d’une préfecture, un des échelons à gravir avant d’être nommé préfet.

La jeune fille arrêta sur le jeune homme un long regard où se lisait l’inquiétude.

– Et vous avez accepté ? fit-elle d’une voix tremblante.

– Non, répondit-il, j’ai refusé, ou plutôt j’ai prié M. le ministre de ne pas me déplacer.

Les beaux yeux d’Henriette eurent un doux rayonnement.

– C’est bien, monsieur André, c’est bien ! dit-elle, laissant voir son contentement.

Mais, aussitôt, comprenant qu’elle ne se montrait pas assez réservée, elle devint rouge comme une pivoine.

– Et, reprit-elle, M. le ministre vous laissera-t-il à Pithiviers ?

– Oui, jusqu’à nouvel ordre.

– Il est l’ami de M. Beaugrand et il a compris qu’il lui ferait beaucoup de peine s’il vous retirait de notre arrondissement.

– Oui, mademoiselle Henriette, il a compris cela.

– De sorte que vous êtes à Pithiviers pour longtemps encore ?

– Un an, probablement.

– Un an, répéta la jeune fille comme songeuse.

– Mais je voudrais y rester toujours.

De nouveau Henriette arrêta son regard sur le sous-préfet.

– En ce moment, monsieur André, répliqua-t-elle, ébauchant un sourire, il me semble que vous ne songez guère à votre avenir.

– Ah ! mon avenir ! fit-il tristement, il me préoccupe beaucoup plus que vous ne le pensez, mademoiselle.

– Ah !

– Je voudrais le voir éclairé, lumineux, et il est environné de ténèbres ; on pourrait croire que, devant moi, s’ouvre une belle route sur laquelle je n’ai qu’à marcher pour arriver au but ; eh bien, non, des difficultés surgissent, des obstacles sont là, nombreux, qui m’arrêtent.

– Monsieur André, je ne vous comprends pas.

– C’est vrai, vous ne pouvez pas me comprendre.

– Vous parlez de difficultés, d’obstacles qui vous arrêtent, dites-vous ; mais vous avez de la volonté, du courage, brisez-les donc, ces obstacles.

– Hélas ! ils sont tels que je ne puis rien contre eux.

– Monsieur André, dit Henriette d’une voix hésitante, si vous parliez de cela à ma mère et à M. Beaugrand, peut-être vous aideraient-ils…

Le jeune homme secoua la tête.

– Écoutez, reprit là jeune fille avec une clarté superbe dans le regard, je suis toujours votre amie, n’est-ce pas ?

– Oh ! oui, répondit-il avec feu, toujours mon amie, la meilleure et la plus chère.

– Comme moi, vous n’avez pas oublié les beaux jours de notre enfance ; vous vous rappelez mes petites tyrannies, oh ! j’étais terrible… Je n’étais encore qu’une gamine que déjà vous étiez un garçon portant l’uniforme du lycée. Si vous saviez comme je garde de ce temps-là un heureux souvenir ! Quelle joie pour moi quand vous veniez à la maison ! Étais-je assez espiègle ! Coûte que coûte, il vous fallait partager mes jeux, vous plier à mes caprices, enfin vous faisiez tout ce que je voulais.

– Et je ne m’en plaignais pas : j’étais si content moi-même de vous voir contente.

– Aujourd’hui, monsieur André, vous êtes un homme sérieux, grave, très grave, et moi je ne suis plus la petite fille qui aimait tant à vous tourmenter ; mais quand je vous vois préoccupé, soucieux, inquiet comme vous l’êtes depuis quelque temps, je voudrais, comme autrefois, avoir le pouvoir de vous faire rire et de vous rendre content afin d’être contente moi-même.

André regarda Henriette avec une expression de tendresse passionnée. Ayant la tête baissée, la jeune fille ne vit point la flamme du regard du sous-préfet. Elle reprit :

– Monsieur André, une jeune fille n’est pas forte comme un homme ; mais j’ai aussi une volonté et je ne manque pas de courage ; eh bien, si nous unissions notre courage et nos deux volontés, nous arriverions peut-être ainsi à écarter les obstacles qui barrent votre chemin, à avoir raison de difficultés qui vous paraissent insurmontables.

– Ah ! tenez, dit-il d’une voix contenue, en se penchant vers elle, vous êtes adorable !

Ce mot fit éprouver à Henriette une sensation délicieuse ; mais feignant de ne pas avoir entendu :

– Eh bien, fit-elle, acceptez-vous mon concours ?

– Oui, oui.

– Et comme quand j’étais petite fille, vous ferez tout ce que je voudrai ?

– Oui, tout.

À cet instant, Mme Beaugrand vint mettre fin à l’entretien des deux amoureux, qui semblaient si près de s’entendre, quoique retenus, lui, par un sentiment de délicatesse exagéré, elle par cette pudique réserve imposée à la jeune fille par ces exigences conventionnelles qu’on appelle les convenances.

– Henriette, dit Mme Beaugrand, nous partons.

La jeune fille fut sur le point de s’écrier : « Déjà ! » mais le mot s’arrêta sur ses lèvres.

– Monsieur André, continua Mme Beaugrand notre départ ne doit pas vous empêcher de rester.

– Je vais aussi me retirer, madame.

– En ce cas, venez avec nous, notre voiture vous conduira à votre porte.

Le jeune homme ne comprit pas ou ne vit pas le regard d’Henriette qui lui disait d’accepter, car il répondit :

– Je vous remercie infiniment, madame ; mais vous n’êtes qu’à quelques pas du boulevard Malesherbes et je serais honteux de me faire conduire avenue de l’Opéra ; d’ailleurs le ciel est magnifiquement étoile et il me sera agréable de faire à pied un trajet de vingt minutes au grand air de la nuit.

– S’il en est ainsi, je n’insiste pas. Nous sommes à Paris pour huit jours ; nous aurons le plaisir de vous revoir à notre retour à Bresle.

– Oui, madame.

Il accompagna la mère et la fille jusqu’au vestiaire où attendait M. Beaugrand.

– Est-ce que vous partez aussi, André ? demanda le député.

– J’aime à suivre toujours les exemples que vous me donnez, répondit le jeune homme.

– Nous ne restons pas plus longtemps parce que j’ai à faire ce matin un travail pressé. Vous, André, vous avez hâte de vous retrouver auprès de votre mère.

– Oui, monsieur, car je crains bien qu’elle ne se soit pas couchée.

Comme on se séparait, la jeune fille adressa à André un regard qui semblait dire :

– Rappelez-vous ce que vous m’avez promis et comptez sur moi.

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