XIX MORSURE DE SERPENT

Le mercredi, au siège de la Société des mines d’Extrême-Orient, dont M. Philippe Beaugrand était le sous-directeur, il y eut, à neuf heures, séance du conseil d’administration où, en vue de la prochaine assemblée générale des actionnaires, certaines questions furent discutées et plusieurs propositions votées par le conseil.

À l’issue de la séance, qui avait duré plus de deux heures, le comte de Morlane prit familièrement le bras du sous-directeur.

– Cher monsieur Beaugrand, lui dit-il, êtes-vous retenu à déjeuner ?

– Non, mon cher comte ; pourquoi m’adressez-vous cette question ?

– Pour vous prier de me faire l’amitié de venir déjeuner avec moi.

Et comme M. Beaugrand paraissait hésiter :

– Je désire causer avec vous, ajouta le comte, intimement et confidentiellement.

Il appuya sur ce dernier mot.

– Ah ! fit M. Beaugrand.

– Nous serons seuls, continua le comte ; mon fils, qui a besoin de distraction, est allé passer quelques jours à Amiens chez sa tante, Mme de Ribbe. Vous ne pouvez pas refuser mon invitation, cher monsieur Beaugrand.

– Alors, monsieur le comte, je l’accepte.

M. de Morlane emmena le député chez lui, et, aussitôt arrivés, ils se mirent à table.

En mangeant, ils parlèrent de la Société des mines et de plusieurs autres choses, qui n’avaient rien de confidentiel.

Le domestique servit le café, des liqueurs et des cigares.

– Maintenant, dit le comte, nous allons pouvoir causer tranquillement, sans être dérangés.

– Ce qu’il faut quand il s’agit de confidences, fit le député, en souriant. Eh bien ! mon cher comte, je suis prêt à vous écouter.

– Cher monsieur Beaugrand, vous savez combien nous avons été affligés, mon fils et moi, de la façon singulière dont Mlle de Mégrigny nous a fait comprendre que nous devions cesser nos visites au château de Bresle. Certes, nous ne pouvions guère nous attendre à ce qui est arrivé, après l’accueil si gracieux, si aimable, si affectueux, que Mlle de Mégrigny nous avait fait tout d’abord.

– Je vous ai donné, à ce sujet, toutes les explications que vous aviez le droit d’exiger.

– Je me plais à reconnaître que vous avez agi, en cette circonstance, avec une entière franchise et une parfaite loyauté. Vos paroles, cher monsieur Beaugrand, ont adouci l’amertume de ce que nous pouvions considérer comme un affront.

– Je vous ai fait comprendre, monsieur le comte, qu’il fallait beaucoup pardonner à une jeune fille malade. Du reste, si bizarre qu’ait été la conduite de Mlle de Mégrigny, elle n’a rien eu d’offensant pour vous, ni d’humiliant pour M. le vicomte de Morlane.

– C’est vrai.

– Monsieur votre fils a recherché en mariage Mlle de Mégrigny ; mais il n’avait d’elle aucune promesse ; il n’était pas un fiancé, mais seulement un prétendant ; n’ayant pas demandé, officiellement la main de ma belle-fille, il n’a pas essuyé un refus. On voit tous les jours une jeune fille préférer un jeune homme à un autre. Or, dans le cas qui nous intéresse, M. le vicomte de Morlane n’a pu souffrir que dans son amour-propre.

– Hélas ! mon fils ne s’est pas consolé, cher monsieur ; s’il n’avait souffert que dans son amour-propre, le mal n’eût pas été si grand ; mais c’est son cœur qui souffre et, j’en ai la certitude, sa douleur est de celles qui ne guérissent jamais.

– Oh !

– On ne se défend pas contre certaines impressions, cher monsieur Beaugrand ; mon pauvre fils est resté sous le charme de la beauté de Mlle de Mégrigny et de tant de grâce séduisante ; il l’aime, il l’adore !

– Mais…

– C’est un grand amour que Mlle de Mégrigny a fait naître en lui ; c’est une véritable passion.

– Croyez, monsieur le comte, que je regrette…

– Hé, nous n’avons pas, vous et moi, à exprimer des regrets.

– Pourtant, monsieur le comte.

– Ni vous ni moi n’avons voulu cela ; nous espérions un tout autre dénouement. Mais la situation peut changer et amener un revirement favorable au vicomte.

Le député regarda M. de Morlane avec surprise.

– Mon fils n’a pas perdu tout espoir, hasarda celui-ci.

– En vérité ? fit M. Beaugrand.

– Et si Mlle de Mégrigny lui faisait signe de revenir, ajouta M. de Morlane, vous le verriez accourir à Bresle.

– A-t-il réellement cet espoir ?

– Oui, cher monsieur Beaugrand.

– Eh bien ! mon cher comte, il faut faire comprendre à monsieur votre fils qu’il se berce d’un espoir chimérique.

– Est-ce qu’on peut faire entendre raison à un amoureux qui, à tout ce qu’on lui dit, répond :

« Je l’aime, je l’aime ; et je mourrais plutôt que de renoncer à elle ! » À ne vous rien cacher, cher monsieur Beaugrand, l’espoir du vicomte n’est pas absolument sans fondement.

– Que voulez-vous dire ?

– Le vicomte de Morlane pense que Mlle de Mégrigny n’épousera pas M. André Clavière…

– Comment ! il pense cela ! il pense cela ! s’écria M. Beaugrand ; c’est une présomption…

– Oui, sans doute.

– Qui ne s’appuie sur rien.

– Peut-être.

– Monsieur le comte, dans une question aussi délicate que celle qui nous occupe, je ne puis accepter aucune réticence de pensée ou de parole ; veuillez donc, je vous prie, vous expliquer clairement.

– Mon Dieu, cher monsieur Beaugrand, ne voit-on pas surgir, tout à coup, au moment où l’on s’y attend le moins, un obstacle à un mariage ?

Le député tressaillit et fronça les sourcils.

– Monsieur le comte, répliqua-t-il d’une voix très calme, il semblerait que M. le vicomte de Morlane eût basé ses espérances sur cet obstacle inattendu dont vous parlez ?

– Eh bien ! oui.

– Et peut-être même cet obstacle vous est-il connu ?

– Oui, si comme j’ai tout lieu de le croire, mon fils et moi avons été bien informés.

– Eh bien ! monsieur le comte, de quoi s’agit-il ?

– Croyez, cher monsieur, qu’il m’est extrêmement pénible…

– Je le crois, fit M. Beaugrand avec un accent où l’ironie perçait malgré lui ; mais voyons cette grave information dont vous et M. votre fils avez été saisis.

– Il paraîtrait que M. André Clavière, le fiancé de Mlle de Mégrigny, n’est pas le fils du mari de sa mère, bien qu’il porte son nom.

M. Beaugrand fit un bond sur son siège et devint très pâle.

– Qui dit cela ? exclama-t-il.

– Une personne qu’il ne m’est pas permis de vous faire connaître, mais qui déclare être parfaitement renseignée. M. André Clavière, blessé mortellement dans un duel, a épousé in extremis Mlle Marie Sorel ; or, celle-ci était alors enceinte de plusieurs mois.

– Continuez, monsieur le comte, dit le député d’une voix frémissante.

– La personne, dont nous tenons la chose affirme, de la façon la plus absolue, que la demoiselle Marie Sorel avait un amant avant de se marier, et que M. André Clavière, actuellement sous-préfet à Avranches, est né de cette liaison illégitime.

Les traits de M. Beaugrand se contractèrent affreusement ; mais il eut la force de se contenir.

– La personne si bien renseignée et si affirmative, demanda-t-il d’une voix qui trahissait son agitation intérieure, vous a-t-elle fait connaître le nom de cet amant que Mlle Marie Sorel aurait eu avant son mariage ?

– Non ; sur ce point, la personne a cru devoir garder le silence ; toutefois, elle nous a donné à entendre que cet amant avait occupé dans le monde une assez haute position.

– Il ne vous est pas permis, monsieur de Morlane, de me dire le nom de la personne qui vous a fait ces étranges révélations, je n’ai donc pas à insister pour le connaître ; du reste, je ne désire nullement savoir qui elle est, cette personne, homme ou femme. Mais je l’appelle, moi, misérable, lâche !

– Cher monsieur Beaugrand…

– Ce que l’on vous a appris serait-il vrai, la mauvaise action n’en existe pas moins ; il n’y a qu’un misérable et un lâche capable d’une pareille infamie. Mais qu’il y ait calomnie ou seulement médisance, dans quel but s’est-on permis de fouiller dans le passé de Mme Clavière pour vous en livrer les secrets ?

M. de Morlane resta un instant tout interloqué ; puis, d’une voix un peu hésitante, il répondit :

– La personne sait que le vicomte de Morlane aime passionnément Mlle de Mégrigny.

– Soit, monsieur le comte ; mais je ne comprends pas bien…

– Et elle a voulu rendre l’espoir à mon fils.

– Ah ! voilà le but ?

– Exactement.

– Mais, monsieur le comte, je ne vois pas que M. le vicomte de Morlane puisse avoir tant d’espoir.

– Cependant… balbutia le comte.

– Oh ! fit vivement M. Beaugrand, vous pouvez parler sans hésitation ; au surplus, une explication franche et nette est nécessaire entre nous.

– Eh bien ! cher monsieur Beaugrand, nous avons pensé, mon fils et moi, que si ce que nous avons appris était la vérité, vous et Mme Beaugrand ne consentiriez pas à donner Mlle Henriette de Mégrigny à M. André Clavière.

– Ah ! vraiment, vous avez pensé cela ! Mais vous vous êtes trompés, monsieur le comte ; en admettant que tout ce qui vous a été dit soit la vérité, Mme Beaugrand et moi ne saurions rendre M. André Clavière responsable d’une faute de sa mère, une faute de jeune fille qui, après tout, peut trouver son excuse dans les circonstances mêmes qui l’ont fait commettre. Si graves que soient ces fautes de jeune fille, elles ne sont pas déshonorantes ; la tache, si tache il y a, n’a jamais été ineffaçable. Notre puritanisme ne va pas jusqu’à grossir une faute pour en faire un crime.

D’ailleurs, monsieur le comte, Mlle de Mégrigny aime M. André Clavière, et nous ne voudrions pas, Mme Beaugrand et moi, nous opposer à un mariage depuis longtemps décidé, ni détruire ainsi le bonheur de deux personnes qui, vous le savez, nous sont également chères.

– Sans doute, cher monsieur, sans doute : comme tout homme généreux, vous êtes indulgent pour les faiblesses humaines ; mais le monde a ses préjugés, ses exigences.

– Le monde ! riposta M. Beaugrand avec animation, quand dans ses appréciations il est injuste et bête, je le méprise !

– Et vous avez raison. Où en serait-on, en effet, si on se laissait constamment diriger par le… Que dira le monde ? Mais pour en revenir à ce qui nous intéresse, M. Clavière peut renoncer à épouser Mlle de Mégrigny.

M. Beaugrand sursauta :

– Pourquoi donc M. Clavière renoncerait-il à épouser celle qu’il aime ? demanda-t-il.

– Dame, on le dit si fier, si plein de délicatesse, si absolu dans ses principes d’honnêteté, si chatouilleux sur toutes les questions qui touchent à l’honneur !… Il y a tout lieu de croire que, sachant qu’il n’est pas le fils de l’homme dont il porte le nom, il ne se trouve pas digne de Mlle de Mégrigny et ne se retire, en vous rendant la parole que vous lui avez donnée.

La pâleur du député s’accentua.

– Monsieur de Morlane, dit-il, toujours avec beaucoup de calme, pensez-vous donc que M. André Clavière ait connaissance de ces choses dont vous venez de m’entretenir ?

– Il sait maintenant, je crois, qu’il n’est pas le fils du mari de sa mère.

M. Beaugrand, une flamme dans le regard, se dressa comme par un ressort.

– Infamie ! infamie ! exclama-t-il. Ainsi, c’est un complot, c’est bien d’un complot qu’il s’agit !

– Monsieur Beaugrand, je vous jure…

– Hé ! je ne vous accuse pas, monsieur de Morlane ; je constate une chose, voilà tout… J’ai dit complot et je maintiens le mot. Qu’est-ce que l’on voudrait ? Empêcher un mariage. Pour cela, on s’est servi de moyens odieux ; mais pour des misérables tous les moyens sont bons… Eh bien ! ils se sont trompés, les auteurs de ces lâches manœuvres, ils n’empêcheront rien, ils ne détruiront pas, comme ils le souhaitent, le bonheur de deux enfants !

M. de Morlane eut un geste d’énergique protestation.

– Encore une fois, monsieur le comte, reprit le député, je ne vous accuse pas, je ne vous soupçonne même pas ; je vous sais incapable d’avoir trempé dans cette machination infâme, que vous condamnez dans votre conscience d’honnête homme.

Mais qui donc a-t-on voulu atteindre directement ? Est-ce André Clavière ? Est-ce Henriette de Mégrigny ? Ou n’est-ce pas tous les deux à la fois ? Il y a des gens à qui le bonheur des autres porte ombrage !

Croyez-vous sincèrement, monsieur de Morlane, que ces révélations, qui vous ont été faites, n’aient eu pour raison que de donner à votre fils l’espoir d’épouser Mlle de Mégrigny ?

– Je n’ai pas vu autre chose, monsieur Beaugrand.

– Eh bien ! moi, monsieur le comte, j’y vois un acte de basse et lâche vengeance.

– Oh !… Mais contre qui, cette vengeance ?

– Ah ! contre qui ? contre qui ? Il n’y a qu’à voir ceux qu’on a voulu frapper : c’est André Clavière, c’est Henriette de Mégrigny, c’est Mme Clavière, c’est ma femme et moi, c’est nous tous.

– Mais, monsieur Beaugrand, pourquoi cette vengeance ?

– Peut-on savoir quels poisons distille une âme basse et vile ? Pour pouvoir vous répondre, il faudrait que je connusse le misérable.

Pouvez-vous me dire son nom ?

– Je ne le puis, j’ai engagé ma parole d’honneur.

– En ce cas, je n’ai pas à insister. Ah ! il sait prendre ses précautions, l’homme abject qui semble se faire un jeu de troubler la tranquillité des familles. Comme tous les lâches, il cherche autant que possible à se mettre à l’abri. Il ne se montre pas au grand jour ; c’est dans la nuit, protégé par l’épaisseur de l’ombre, qu’il rampe comme le reptile. Ah ! il se garde bien d’attaquer en face ; il frappe traîtreusement, par derrière, c’est plus commode.

Mais, après tout, que m’importe cet immonde personnage ? Il est comme le serpent qui mord l’acier et s’y brise les dents.

– Cher monsieur, je suis désolé, dit piteusement le comte.

– Moi, monsieur de Morlane, je vous remercie de m’avoir appris que nous avons un ennemi.

En ce qui concerne M. le vicomte de Morlane, conseillez-lui de se guérir de son amour pour Mlle de Mégrigny, si, comme vous le dites, il en est passionnément épris ; car il doit renoncer à tout espoir de l’épouser.

Il y a quelques jours, ma belle-fille me disait :

« – Si André Clavière mourait ou si pour une cause quelconque je ne pouvais pas être sa femme, je renoncerais au monde et m’enfermerais dans un cloître. »

Je connais Mlle de Mégrigny, monsieur le comte ; rien au monde ne saurait la faire revenir sur une résolution prise. Ce qu’elle m’a dit, elle le ferait.

Tout était dit.

M. de Morlane comprit qu’il n’avait plus autre chose à faire qu’à chercher, dans le cercle de ses connaissances, une autre jeune fille à qui il plairait de devenir vicomtesse de Morlane.

M. Beaugrand quitta le comte et se rendit à la Chambre où il ne resta pas plus d’une demi-heure. Rien, d’ailleurs, ne le retenait à une séance où les questions à l’ordre du jour ne présentaient aucun intérêt.

Il sortit et sauta dans une voiture de place qui le conduisit à la gare.

Il avait hâte de rentrer à Bresle, de se retrouver auprès de sa femme et de sa belle-fille.

Que de choses il avait à dire à Blanche !

Il était agité, inquiet, ne pouvait se défendre de certaines craintes. Il avait comme le pressentiment d’un malheur.

Cependant, sans être complètement rassuré, il se sentit plus tranquille, lorsqu’il descendit de son compartiment de première classe à la gare d’arrivée.

En même temps que lui, un monsieur descendit du même wagon de première classe.

Ce monsieur, comme le député, avait la rosette d’officier de la Légion d’honneur à la boutonnière de sa redingote.

Les deux hommes se regardèrent ; mais comme se regardent deux inconnus. Cependant, M. Beaugrand se dit :

– Il me semble que j’ai déjà vu cette figure.

Bien qu’il n’eût pas dit à quelle heure il arriverait, son coupé était là, l’attendant.

Il dit au cocher : « Bonjour, François ! » et monta aussitôt dans la voiture, qui partit comme un trait.

Le monsieur décoré s’était approché d’une voiture de louage, et, parlant au cocher :

– Mon ami, dit-il, voulez-vous me conduire à Bresle ?

– Certainement, monsieur.

– Au château.

– Ah ! vous allez chez M. Beaugrand, notre député ?

– Oui.

– Il paraît, monsieur, que vous ne connaissez pas M. Beaugrand.

– Pourquoi pensez-vous cela ?

– Dame, monsieur, parce que vous étiez à côté de M. Beaugrand, il y a un instant, et que vous ne lui avez pas parlé.

– Ainsi, c’est lui !

– Lui-même, monsieur, qui vient de partir dans son coupé.

– Je m’en étais douté, pensa le voyageur.

Le cocher reprit, en ouvrant la portière de son véhicule :

– M. Beaugrand a de bonnes bêtes, des chevaux de sang et qui trottent, je ne vous dis que ça… Si vite que puisse aller ma jument, M. Beaugrand sera au château un bon quart d’heure avant nous, pour le moins. Montez, monsieur.

Le coupé de M. Beaugrand s’arrêta devant le perron du château. Le député sauta sur les marches et pénétra dans le large vestibule où se tenaient, mornes et silencieux, le maître d’hôtel et le valet de chambre.

Ce silence des deux serviteurs, et plus encore celui du château, causèrent à M. Beaugrand une impression singulière. Ce n’était pas ainsi que son retour était ordinairement accueilli.

Il y avait des cris joyeux, des exclamations : c’est lui ! le voici ! On accourait au-devant de lui, Henriette la première, pour se pendre à son cou.

Il s’arrêta devant le maître d’hôtel.

– Où donc sont ces dames ? lui demanda-t-il.

– Dans la chambre de mademoiselle, répondit le serviteur.

– Est-ce que mademoiselle est souffrante ?

– Oui, monsieur, Mlle Henriette est malade.

– Qu’a-t-elle, mon Dieu ! que lui est-il arrivé ?

– Nous l’ignorons, monsieur, nous ne savons rien.

M. Beaugrand grimpa, quatre à quatre, les marches du grand escalier et, sans avoir frappé, ouvrit brusquement la porte de la chambre de la jeune fille où il entra comme une bombe. Devant lui, trois femmes se dressèrent.

– Ah ! mon ami ; mon ami ! exclama Blanche.

Et, éclatant en sanglots, elle se précipita dans les bras de son mari. Puis quand elle l’eut embrassé, lui montrant Henriette, elle s’écria :

– Regarde, Philippe, regarde !

Charlotte et Julie s’étaient retirées discrètement. M. Beaugrand bondit vers le lit.

Aussitôt un cri rauque s’échappa de sa poitrine et se rejetant en arrière, ayant la folie dans le regard, il prononça d’une voix étranglée :

– Morte ! morte !

Mme Beaugrand lui saisit le bras.

– Non, mon ami, dit-elle vivement, non, elle n’est pas morte.

– Elle n’est pas morte ? répéta-t-il avec un hébétement de fou.

– Elle dort, Philippe, elle dort !

M. Beaugrand passa ses deux mains sur son front, se secoua violemment et parvint à ressaisir la pensée qui lui échappait.

– Elle dort, fit-il, tu dis qu’elle dort ?

– Oui.

Brusquement, il se rapprocha du lit et contempla le visage rigide et pâle de la malade.

– Étrange sommeil ! murmura-t-il.

– Mon ami, ne sois pas effrayé ; le docteur m’a rassurée.

– Pourquoi ne se réveille-t-elle pas ?

– Elle est en léthargie.

– Oh !

– Et peut-être dormira-t-elle encore ainsi pendant deux ou trois jours.

– Quand donc a-t-elle été atteinte de ce mal que rien ne faisait prévoir ?

– Lundi, deux heures à peine après ton départ.

M. Beaugrand s’inclina sur le lit et mit un baiser sur le front glacé de la jeune fille. Il se redressa et, regardant fixement Blanche :

– Il y a une cause à cette léthargie, dit-il ; que s’est-il donc passé ici après mon départ ?

– Tu vas le savoir, mon ami.

Mme Beaugrand tira de son corsage la lettre d’André, et, la remettant à son mari :

– Quand tu auras pris connaissance de cette lettre, que ma pauvre Henriette a lue en partie, tu sauras de quel coup terrible notre malheureuse enfant a été frappée.

Les dents serrées, les lèvres crispées, frémissantes, M. Beaugrand lut rapidement. Son corps avait des tremblements convulsifs, et l’on voyait la colère s’allumer dans son regard.

La lecture achevée, il replia la lettre et la rendit à sa femme, en prononçant d’une voix sourde :

– Une morsure de serpent !

Blanche sentit om frisson courir dans tous ses membres.

– Mon ami, que dis-tu ? s’écria-t-elle.

– Je dis, Blanche, que nous avons un ennemi.

– Ah ! je le sais.

– Un ennemi mystérieux, un misérable qui se cache et se remue dans l’ombre.

– Oh ! il ne se cache pas !

M. Beaugrand arrêta sur sa femme son regard interrogateur.

– Blanche, que veux-tu dire ?

– Notre ennemi, je le connais, je l’ai vu ; il a eu l’audace de se présenter devant moi.

– Ici ?

– Oui.

– Ah ! ton frère ! ton frère !

– Oui, Philippe, mon frère, et c’est lui, j’en suis sûre qui s’attaque à ma fille !

– Et tu l’as vu, ici ! Y a-t-il longtemps ?

– L’année dernière, peu de temps avant notre rentrée à Paris.

– Et tu m’as caché cela ! Oh ! Blanche !

– Mon ami, j’ai craint de t’inquiéter. Depuis quelque temps il rôdait aux alentours du château. Dans quelles intentions ? Je l’ignore. Un jour qu’il s’était introduit dans le parc, il s’est trouvé tout à coup en face de Henriette et l’a fort effrayée. On t’a parlé de cela, tu dois te le rappeler, et aussi des allures étranges d’un individu qui, de temps à autre, faisait à Bresle de courtes apparitions. Mais tu n’as ajouté aucune importance aux racontars des domestiques. Eh bien ! mon ami, c’était lui ! Quand il est venu au château, nos domestiques ont parfaitement reconnu l’individu, qu’ils appelaient l’homme mystérieux.

– Mais, enfin, qu’est-il venu faire ici ? Que voulait-il ?

– Il voulait me faire intervenir dans une affaire qui, paraît-il, l’intéresse énormément.

– Quelle affaire ?

– Je te raconterai cela. Je lui ai refusé net ce qu’il me demandait, et il m’a quittée en me menaçant. Mais je n’avais plus entendu parler de lui, et je commençais, à être, tranquille, presque rassurée, lorsque cette lettre… Ah ! mon ami, le baron de Simiane n’oublie rien, ne pardonne rien ; quand il croit avoir à se venger, tout lui est bon, même les choses les plus infâmes.

Mme Beaugrand se jeta au cou de son mari et s’écria en sanglotant :

– Il m’a rendue la plus malheureuse des femmes, le misérable ! Et maintenant, il veut que ma pauvre enfant soit aussi sa victime !

– Blanche ! ma chérie, prononça M. Beaugrand, en proie à une violente émotion, rassure-toi… Ne suis-je donc pas là, moi, pour vous protéger et vous défendre toutes les deux ? Je lui casserai les dents, à ce venimeux reptile, je lui écraserai la tête !

– Il me hait, je le sais, il m’a toujours haïe, et, de nouveau, sa haine me poursuit. Hélas ! j’aurais pu, tranquille, heureuse auprès de toi, mon ami, oublier tout le mal qu’il m’a fait autrefois ; mais il recommence… ah ! il ne lâche pas ses victimes ! Il faut qu’elles versent toutes les larmes, il faut qu’il leur arrache le cœur !

Et comment se défendre contre un pareil misérable ?

Tu le réduiras à l’impuissance, dis-tu ? Oui, peut-être. Mais, avant, que d’infamies il peut commettre encore !

Il y a quelques jours, il révélait à André Clavière mon douloureux et épouvantable secret, et rien ne me dit que, bientôt, la même révélation ne sera pas faite à ma fille ! Ah ! Philippe, je tremble, j’ai peur !

Ah ! continua-t-elle, en se tordant les bras de douleur, comme je reconnais bien mon misérable frère aux coups qu’il porte ! Et pourtant, ne devrait-il pas garder le silence, quand c’est lui… Mais non, ce sont ses moyens, ce sont ses armes ! Il est lâche, lâche, lâche !

– Blanche, dit doucement M. Beaugrand, tu supposes donc que le baron de Simiane a fait connaître à André Clavière le secret de la naissance de ta fille ?

– Philippe, cette lettre, qui a failli tuer Henriette, cette lettre ne le dit-elle pas ?

– Assurément, Blanche, André a appris quelque chose ; mais peut-être pas ce que tu crois.

À ce moment, on frappa légèrement à la porte. M. Beaugrand ouvrit.

C’était la femme de chambre, qui apportait une carte de visite.

M. Beaugrand la prit sur le plateau, lut le nom, et avec un vif mouvement de surprise :

– M. le comte de Rosamont ! murmura-t-il.

– M. le comte de Rosamont ! répéta Blanche.

– Oui, répondit M. Beaugrand.

Et à la servante, qui attendait :

– A-t-on fait entrer M. le comte dans le salon ?

– Oui, monsieur.

– C’est bien, je descends à l’instant.

La femme de chambre se retira.

– Blanche, dit M. Beaugrand, je ne connais pas M. de Rosamont et je me demande quel peut être l’objet de sa visite. Je te laisse un instant ; mais je t’en supplie, calme-toi, et surtout ne vois pas les choses trop en noir. S’il était nécessaire que tu entendisses ce que M. de Rosamont a à me dire, je te ferais prier de descendre.

M. Beaugrand mit un baiser sur le front de sa femme et sortit de la chambre.

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