XIV L’ANCIEN AMANT

Madame Clavière avait fait si peu de bruit en entrant que M. de Rosamont, qui, d’ailleurs, tournait le dos à la porte, n’avait rien entendu.

Il est vrai que, debout, tenant encore son chapeau à la main, il était absorbé dans la contemplation d’un portrait d’André, très ressemblant, peint par Édouard Lebel, à son retour d’Italie.

La Dame en noir attendit quelques instants, puis voyant que le comte ne se doutait pas de sa présence, elle prononça doucement ces mots :

– Monsieur le comte ?

Celui-ci se retourna vivement et s’inclina respectueusement devant la mère du sous-préfet.

Il était très pâle et tout tremblant.

– Madame, dit-il, je vous demande pardon : je m’étais oublié à regarder ce portrait de… votre fils.

De la main, Mme Clavière indiqua un siège.

Le comte posa son chapeau sur le guéridon et s’assit dans le fauteuil désigné.

– Monsieur le comte, dit Mme Clavière, en prenant place dans un autre fauteuil, vous m’avez demandé de vous recevoir et je n’ai pas cru devoir me refuser à cette entrevue…

– Vous avez compris que vous pouviez me pousser au désespoir, interrompit vivement M. de Rosamont.

– Non, je n’ai pas compris cela, attendu que je ne puis exercer aucune action sur votre existence.

– Ah ! vous pensez cela ! exclama-t-il.

– J’ai consenti à vous recevoir, monsieur le comte, parce que – je n’ai pas à vous le cacher – votre présence dans cette ville me causait de mortelles inquiétudes ; j’ai accédé à votre désir avec l’espoir que, comprenant mes angoisses, vous y mettriez un terme.

– Oh ! je ne veux pas être pour vous une cause de tourment, et je vous le dis en toute sincérité, je ne voudrais pas, au prix même de ma vie, vous voir encore souffrir par moi. Mais n’est-ce donc pas d’hier seulement que vous me savez à Avranches ?

– Il y a quinze jours, j’étais à l’église avec deux de mes amies, venues de Paris pour passer ici une quinzaine. L’une d’elles vous a remarqué et m’a parlé d’un monsieur qui, se dissimulant contre un pilier, attachait ses yeux sur moi avec une persistance qui l’avait fort étonnée.

Je ne fis pas, alors, grande attention à ses paroles. Dans la semaine, nous fîmes une promenade au Mont-Saint-Michel, et mon amie Charlotte Pinguet, dont peut-être vous vous rappelez le nom…

– Je me souviens : Charlotte Pinguet, qui était modiste rue de la Chaussée-d’Antin.

– Oui, monsieur le comte. Eh bien ! comme nous venions d’entrer dans la salle de l’abbaye, dite des Chevaliers, Charlotte vous aperçut et vous reconnut au moment où vous alliez disparaître par une porte conduisant à une crypte souterraine.

« – C’est lui, le monsieur de l’église », me dit-elle.

– Cette fois, je fus fort troublée, et je pensai tout de suite que le mystérieux personnage pouvait être le comte de Rosamont.

C’est que j’avais reçu, le matin même, une lettre de la supérieure de la maison de Boulogne, m’apprenant la visite que vous aviez faite à cet établissement consacré aux enfants abandonnés.

Du reste, j’interrogeai mon amie, et le portrait qu’elle me fit de l’inconnu ne me laissa plus aucun doute.

Depuis, je n’ai pas cessé un instant de me demander pourquoi vous étiez venu à Avranches ; j’ai passé par toutes les transes ; je pourrais ajouter que depuis cette promenade au Mont-Saint-Michel, je n’ai pas vécu.

– Oh !

– Je voyais ma tranquillité et celle de mon fils menacées.

– Vous me donniez des intentions que je n’ai point.

– Votre présence dans la ville me permettait de tout supposer. Cependant j’étais parvenue à me rassurer, en me disant que, probablement, vous aviez quitté Avranches pour retourner à Paris, lorsque hier…

– Vous m’avez vu contre le pilier et reconnu.

Cette lettre de la supérieure de la Maison maternelle, que vous avez reçue, vous parle-t-elle seulement de ma visite à l’établissement ?

– Elle m’a appris que vous aviez assez longuement interrogé la mère Agathe au sujet d’un ancien pensionnaire de la maison.

– Pourquoi ne dites-vous pas au sujet d’André Clavière ? Vous savez bien que c’est en pensant uniquement à lui et à vous que je suis allé à la Maison maternelle. Est-ce là tout ce que vous a dit la supérieure ?

– J’ai su par elle que vous aviez eu la douleur de perdre Mme la comtesse de Rosamont.

– Oui, la comtesse de Rosamont n’est plus.

– Ah ! c’était une noble femme !

– Bien que la connaissant peu, vous aviez su la juger. Elle-même avait pu vous apprécier dans cette circonstance où vous vous êtes rencontrées ; quand, à son lit de mort, elle m’a parlé de vous et… de votre fils, c’est l’éloge d’une mère admirable qu’elle m’a fait.

Vous avez certainement compris, en apprenant ma visite à l’établissement hospitalier de Boulogne, que la comtesse, avant de mourir, m’avait rapporté, tout entière, la conversation qu’elle a eue avec vous lorsque, s’étant subitement prise d’affection pour le petit André, elle voulut en faire son enfant d’adoption.

– Oui, monsieur le comte, j’ai compris que Mme la comtesse de Rosamont vous avait révélé des choses que j’avais été forcée de lui faire connaître.

– C’était votre secret, madame ; la comtesse a considéré comme un devoir de me le confier.

– Un devoir, monsieur le comte ?

– Oui, le devoir d’une honnête femme, d’une femme de cœur. Oh ! elle ne m’a pas dit ce que je devais faire, s’en rapportant aux conseils que me donnerait ma conscience. Elle a pensé que le comte de Rosamont avait mal agi à une époque, qu’il y avait une tache à son honneur, et qu’il devait une réparation à la mère et au fils.

– Une réparation ! exclama la Dame en noir.

– Oui, madame, le mal que Lucien Gervois a fait doit être réparé par Maxime de Rosamont.

– Comment entendez-vous cela ! monsieur le comte ?

– C’est pour vous le dire que j’ai sollicité cet entretien.

– Mais je ne demande rien, monsieur, rien !

– Je sais que vous avez pardonné ; mais cela ne me suffit pas.

– J’ai pardonné, c’est vrai ; j’ai oublié et ne veux plus me souvenir, que voulez-vous donc de plus ?

Le comte secoua tristement la tête.

– Je me souviens, moi, prononça-t-il d’une voix vibrante d’émotion.

La Dame en noir était visiblement troublée.

Après un court silence, le comte reprit :

– Madame, vous m’avez dit que ma présence dans cette ville vous avait causé de mortelles inquiétudes ; mais vous ne m’avez pas expliqué pourquoi vous étiez si inquiète parce que vous me saviez à Avranches.

– Mais, répondit-elle, je vous ai dit que je voyais ma tranquillité et celle de mon fils menacées.

– Comment ? En quoi ?

– Ne connaissant pas vos intentions…

– Mais, comme je vous le disais tout à l’heure, vous ne pouviez les supposer que bonnes.

– Oui, c’est vrai ; mais quand une mère tremble pour le repos de son enfant, est-ce qu’elle peut raisonner ?

– Pourtant, je ne vois point…

– Ah ! vous ne comprenez pas !

– Je ne comprends pas, mais je demande à comprendre.

– Eh bien, monsieur le comte, puisqu’il faut vous le dire, mon fils ne sait rien ou presque rien de mon douloureux passé.

– Ainsi, vous avez pu lui cacher…

– Tout ce qui aurait pu me faire rougir devant lui. Il se croit le fils d’André Clavière ; il ignore que celui dont il porte le nom m’a épousée la veille de sa mort, uniquement pour le légitimer ; enfin, il ne sait pas que sa mère a eu un amant !

– Ah ! pauvre mère, fit le comte d’une voix oppressée, je comprends, je comprends !

– Oh ! oui, vous comprenez que s’il apprenait…

– Un jour, cependant, vous devrez lui faire connaître ce que vous lui avez caché jusqu’à présent.

– Pourquoi le devrai-je ?

– Parce que, selon moi, c’est par vous que cette révélation doit lui être faite. Il doit, je le sais, épouser dans quelques mois Mlle Henriette de Mégrigny.

– Eh bien ?

– Il aura alors sous les yeux son acte de naissance, l’acte de décès de M. André Clavière et la date de votre mariage ; forcément, par le rapprochement des dates, il découvrira qu’il est né quatre mois après le mariage et le décès de celui qu’il croit son père.

– J’ai déjà beaucoup songé à cela, monsieur le comte.

– Que répondrez-vous à votre fils, quand il vous interrogera à ce sujet ?

– Je connais André, il ne m’interrogera pas ! Il se dira que sa mère a été la maîtresse d’André Clavière avant de se marier, et il ne cherchera pas plus loin.

– Et s’il apprend la vérité, s’il découvre que M. André Clavière n’a pas été votre amant avant de vous épouser ?

– Comment découvrirait-il cela ? Ce secret n’est connu que de vous et de moi et de quelques autres personnes dont je suis sûre comme de moi-même : M. Mabillon, notaire honoraire, M. Philippe Beaugrand, M. Edmond Joubert, M. Charles Balley, médecin militaire et mon amie Charlotte Pinguet. Et parmi ces personnes, MM. Beaugrand et Joubert savent seuls ce qu’a été pour moi le comte de Rosamont.

– Assurément, vous pouvez compter sur l’entière discrétion de vos amis ; mais il peut se faire que ce secret soit connu d’une ou plusieurs autres personnes auxquelles vous ne pensez pas.

– C’est impossible ! s’écria la Dame en noir avec effarement.

Le comte resta un instant silencieux, comme hésitant ; puis il reprit :

– Ne pensons pas, en ce moment, à une révélation qui pourrait être faite à votre fils, laquelle serait l’action absolument odieuse d’un misérable. Donc, laissons cela.

– Oui, oui, laissons cela !

– Voyons, madame, reprit le comte d’une voix mal assurée, qu’auriez-vous donc tant à redouter si vous-même appreniez à votre fils la vérité, toute la vérité ?

– Ce que j’aurais à redouter ? Ah ! mon Dieu !… Est-ce qu’une mère peut dire à son fils, quand c’est un homme comme André, est-ce qu’elle peut lui dire qu’elle a été… Ah ! je n’en aurais pas la force et je mourrais de honte et de douleur à ses pieds ! Non, non, jamais cela, jamais, jamais !

– Si vous m’y autorisiez, moi-même je pourrais l’instruire…

– Vous ! vous ! s’écria-t-elle avec une sorte d’épouvante.

– Il est telle circonstance dans la vie, répondit-il, où il est nécessaire de prendre une détermination, si pénible qu’elle soit.

– Quoi, vous oseriez !…

– On doit tout oser, quand il le faut.

– Quand il le faut ! répéta la Dame en noir comme un écho.

Elle eut un frémissement et regarda le comte avec une anxiété poignante.

– Madame, dit M. de Rosamont d’un ton presque solennel, veuillez, je vous prie, m’écouter avec toute votre attention : en sollicitant cette entrevue, que vous avez bien voulu m’accorder, je ne vous ai pas dit, je ne le pouvais pas dans une lettre – pourquoi je tenais tant à causer avec vous. Tout à l’heure vous disiez que vous ne pouviez exercer aucune action sur mon existence, vous vous trompiez ; cette existence est, maintenant, dépendante de votre volonté, elle sera ce que vous la ferez, heureuse ou malheureuse.

– Monsieur le comte !…

– Heureuse, oui, ou malheureuse, pour ne pas dire désespérée.

– Mais…

– Je vous en prie, laissez-moi continuer. Je ne veux pas vous parler du passé : ce serait réveiller des souvenirs extrêmement pénibles. Les reproches que vous avez le droit de m’adresser, je me les suis faits moi-même, et certainement avec plus de violence que s’ils étaient venus de vous.

Je reviens au sentiment auquel a obéi la comtesse de Rosamont quand elle m’a révélé ce secret que vous avez toujours si obstinément gardé. Eh bien, oui, madame, la comtesse a pensé que le comte de Rosamont devait une réparation à la mère et au fils.

– Monsieur le comte, répliqua gravement la Dame en noir, la mère n’exige aucune réparation et vous ne devez rien à son fils.

– Mais vous ne comprenez donc pas que c’est seulement dans cette réparation que le comte de Rosamont retrouvera la tranquillité qu’il n’a plus… en rentrant en paix avec sa conscience ?

Mme Clavière ne put s’empêcher de tressaillir.

Et comme elle restait silencieuse, le comte continua :

– André Clavière, votre fils, est légalement le fils de votre mari ; la loi n’a pas à voir s’il est né du mariage ou en dehors ; mais vous reconnaissez qu’il n’est pas, par le sang, le fils de M. André Clavière.

– Je le reconnais devant vous, monsieur le comte.

– Et vous ne niez pas que je sois son père ?

– Est-ce que je puis nier la vérité ? Mais, de grâce, monsieur le comte, où voulez-vous en venir ?

– À la réparation que je vous dois à tous deux et qui, pour être digne de vous et de moi, sera aussi complète et aussi éclatante que possible.

– Ah ! s’écria-t-elle, éperdue, je crois comprendre.

– Oui, madame, oui, vous comprenez… Ai-je donc autre chose à faire qu’à vous offrir mon nom et à vous supplier de l’accepter ?

La Dame en noir était sous le coup d’une émotion indicible. Elle voulut répondre, la voix lui manqua.

– Malheureusement, poursuivit le comte, je ne peux pas, en vous épousant, reconnaître André Clavière comme mon fils ; mais il me sera possible, après le mariage, par un acte d’adoption et une décision du tribunal civil, de lui transmettre le titre et le nom de comte de Rosamont. J’obtiendrai cela d’autant plus facilement que je suis le dernier et unique descendant de ma race, et que je n’ai plus que quelques parents très éloignés du côté de ma mère.

Maintenant, madame, j’attends, très anxieux, votre réponse.

Un pli amer se dessina sur les lèvres de la Dame en noir, et elle secoua douloureusement la tête :

– Ah ! songez-y ! s’écria M. de Rosamont, vos paroles vont mettre la joie dans mon âme ou me plonger dans un sombre désespoir.

Mme Clavière laissa échapper une plainte, passa la main sur son front et, après un pénible effort, répondit d’une voix oppressée :

– Monsieur le comte, vous me soumettez à une des plus cruelles épreuves de ma vie ; et, pourtant, Dieu sait si elles ont été nombreuses et douloureuses celles que j’ai déjà subies !… Oh ! je rends hommage à la générosité et à la délicatesse de vos sentiments ; mais ce que vous demandez, ce que vous espérez, est impossible.

– Impossible, dites-vous ?

– Oui, monsieur le comte, impossible…

– Oh !

– Je ne suis plus Marie Sorel, je suis la veuve d’André Clavière ; je n’ai plus dix-huit ans, j’en ai quarante-cinq, et si j’ai conservé une apparence de jeunesse, qui rappelle un peu ce que j’étais autrefois, le malheur et des inquiétudes de toutes sortes, sans cesse renaissantes, m’ont singulièrement vieillie ; j’ai constamment vécu comme je vis dans cette ville, très retirée, presque dans l’isolement ; je me suis habituée à cette existence, elle m’est chère et je n’y veux rien changer.

Ce n’est pas à mon âge, n’ayant plus d’illusions qu’au sujet de mon fils, que je puis devenir ambitieuse pour moi-même, et ce n’est pas d’une pauvre femme comme moi qu’on peut faire une comtesse.

Je n’ai pas à vous parler du noble caractère de celui qui fut mon mari pendant quelques heures, de ses sentiments généreux, de son grand cœur ; non pour que je fusse son héritière, car il avait fait son testament en ma faveur avant le duel fatal, me sachant enceinte du comte de Rosamont, qui venait de se marier, il m’a épousée pour que mon enfant eût un père et un nom.

– Oui, oui, M. Clavière a été admirable.

– Eh bien, monsieur le comte, dans mon admiration, dans mon enthousiasme pour cet homme, pour ce mort, j’ai fait un serment.

– Un serment !

– Sentant bien que je devais renoncer pour toujours aux joies de ce monde, j’ai juré de rester fidèle à la mémoire de mon grand mort, d’honorer ainsi le nom qu’il m’a donné et de consacrer ma vie tout entière à mon enfant.

– Mais c’est surtout de votre enfant, de votre fils qu’il s’agit. Un serment comme celui dont vous parlez ne saurait lier…

– Certaines femmes peut-être, moi, c’est différent, répliqua vivement Mme Clavière.

À son tour, le comte était fort troublé.

– Si vous n’avez pour vous aucune ambition, reprit-il, il faut bien que vous en ayez pour votre fils.

– Oui, certes, répondit-elle, les yeux étincelants, je suis ambitieuse pour mon fils, très ambitieuse même, et je compte bien qu’il rendra assez de services à son pays pour arriver à une haute position.

– Ne croyez-vous pas que pour arriver à cette haute position, le titre, le nom et la fortune que je lui offre l’aideraient puissamment ?

– Pardon, monsieur le comte, Mme la comtesse de Rosamont ne vous a-t-elle donc point parlé de ma fortune ou plutôt de celle d’André ?

– Il n’a pas été question de cela entre nous.

– Eh bien, monsieur le comte, André Clavière, mon fils, possède une fortune qui dépasse actuellement vingt-cinq millions !

M. de Rosamont fit un bond sur son siège, et ouvrant de grands yeux ahuris :

– Quoi ! s’écria-t-il, il a une fortune royale, et il n’est qu’un pauvre petit sous-préfet !

– On est toujours petit avant de devenir grand, répondit doucement la Dame en noir.

Puis s’animant et avec une sorte d’orgueil :

– J’ai élevé mon fils dans l’ignorance de sa fortune, afin qu’il comprit mieux que tout homme doit travailler et ne compter que sur lui-même : j’ai tenu à le soustraire à ces entraînements, à ces écarts de conduite si funestes à la jeunesse, enfin j’ai voulu faire de lui un homme utile, un homme de cœur, un homme d’honneur !

– Tout ce qu’il est ! exclama le comte. Ah ! Marie, Marie, vous êtes la plus admirable des mères !

– J’ai aimé et j’aime mon fils, monsieur le comte, voilà tout !

– Et vous refuseriez de me le donner, ce fils, qui est aussi à moi et que j’aime autant que vous l’aimez vous-même !

Mme Clavière soupira et baissa la tête.

– Oui, je l’aime, je l’aime ! continua le comte avec véhémence ; et ce n’est pas seulement depuis que la comtesse m’a appris qu’André Clavière était mon fils ; je l’aimais avant cette révélation ; depuis que je l’ai vu à une soirée au ministère de l’intérieur, je n’ai pas cessé de penser à lui ; je m’intéressais au jeune sous-préfet ; je l’aimais, sans pouvoir définir ce que j’éprouvais ; c’était mon fils que j’aimais, mon fils !

Donnez-le-moi, cet enfant, Marie, donnez-le-moi ! vous le pouvez en devenant comtesse de Rosamont ! Voyons, je fais appel à vos sentiments maternels ; est-ce que vous pouvez le priver de la tendresse de son père ?

Ah ! si vous saviez la douleur profonde que j’ai dans l’âme, vous auriez pitié de moi !

Pendant de longues années j’ai ardemment désiré un enfant, un fils que j’aurais aimé, adoré… Dieu seul sait ce que j’ai souffert de la stérilité de la comtesse… Et ce fils, que j’appelais de tous mes vœux, je l’avais, je l’avais, vous l’aviez mis au monde !

Depuis que je connais son existence, je crois avoir enduré toutes les tortures. Ma conduite envers vous a été indigne, odieuse ; mais comme Dieu vous a bien vengée !

C’est que, voyez-vous, j’ai besoin d’affection, c’est qu’il me faut, à moi aussi, une espérance dans l’avenir, c’est qu’il me faut la tendresse et les caresses de mon enfant !

Mme Clavière s’était mise à pleurer. La douleur de cet homme qu’elle avait aimé la remuait jusqu’au fond de l’âme.

– Ah ! vous pleurez, vous pleurez ! s’écria-t-il. Marie, au nom de notre fils, ayez pitié de mes souffrances ! Tenez, c’est à genoux que je vous implore.

En parlant, le comte s’était agenouillé et il tendait ses mains suppliantes vers son ancienne maîtresse.

– Relevez-vous, monsieur le comte, de grâce, relevez-vous ! dit vivement la Dame en noir.

Il obéit. Et, lentement, dans l’attitude d’un criminel qui va entendre sa condamnation, il attendit.

– Monsieur le comte, reprit Mme Clavière, vous souffrez, vous souffrez beaucoup, je le vois ; mais croyez-vous donc que je n’ai pas aussi mes douleurs, mes souffrances ?… Vous implorez ma pitié ; eh bien, oui, je vous prends en pitié, et Dieu m’est témoin que je voudrais pouvoir mettre un terme à vos agitations, en vous rendant la paix avec vous-même.

Ah ! si Mme la comtesse de Rosamont avait su, avait seulement soupçonné les conséquences qui résulteraient de ses paroles, elle aurait gardé le silence. Elle a cru bien faire en vous apprenant ce que vous ignoriez et auriez vraisemblablement toujours ignoré. Hélas ! sans le savoir, sans même s’en douter, elle nous a mis tous deux dans une horrible situation.

– Mais puisqu’il dépend de vous que nous en sortions !

La Dame en noir secoua la tête.

– Suivant votre idée, monsieur le comte, répliqua-t-elle en se dressant debout ; mais vous devez renoncer à vos projets. Je vous le dis encore, ce que vous demandez est impossible. J’ai fait un serment, je ne le trahirai point ; jusqu’à ma mort, je resterai fidèle à la mémoire de l’ami généreux qui m’a donné son nom et a reconnu mon enfant.

Et puis, est-ce que je pourrais dire à mon fils : – « André Clavière, qui m’a épousée, n’est pas ton père ; avant mon mariage, j’étais la maîtresse du comte de Rosamont et tu es le fils du comte de Rosamont ? Non, non, on n’exige pas d’une mère une pareille chose ; ce serait au-dessus de mes forces.

Et d’ailleurs, quand même André saurait tout, est-ce que vous croyez qu’il accepterait vos offres ? Non, monsieur le comte, non, il les repousserait avec indignation, peut-être même avec colère et mépris. Je connais mon fils, je le connais bien, allez ; je sais à quels sentiments il obéirait. C’est que je sais ce qu’ils sont ses sentiments pleins de fierté et d’extrême délicatesse ; c’est moi qui les ai fait germer dans son âme et ai aidé à leur développement.

Et je pourrais, moi, une mère, perdre l’estime et l’affection de mon fils, qui est tout pour moi ! Oh ! monsieur le comte, monsieur le comte ! j’aimerais mieux la mort !

M. de Rosamont, qui avait tenu sa tête inclinée sur sa poitrine, se redressa.

Il était affreusement pâle et avait le regard fiévreux.

– Marie, prononça-t-il avec un accent de douleur profonde, j’avais rattaché ma vie à un espoir, vous me l’enlevez violemment ; me voici maintenant comme un malheureux perdu dans le désert et qui, ne sachant plus de quel côté diriger ses pas, s’abandonne au désespoir et s’affaisse sur le sol pour attendre la mort.

Que vais-je devenir ? Je n’en sais rien. Tout m’est défendu, je n’ai plus rien à faire en ce monde, ma vie est finie ! Oh ! je n’ai pas à récriminer, à faire entendre des plaintes ; condamné, j’ai mérité mon sort.

La Dame en noir était, elle aussi, d’une pâleur de cire.

– Monsieur le comte, s’écria-t-elle avec une sorte de terreur, vous ne pouvez pas, vous ne devez pas être un désespéré ! Mon Dieu, mais il n’y a rien de changé dans votre existence, vous n’avez qu’à oublier…

Les lèvres de M. de Rosamont se crispèrent amèrement.

– Oublier, oublier ! fit-il avec effort ; pour cela, il faudrait que je perdisse la raison. Eh bien ! j’oublierai peut-être, car je me sens devenir fou !

Mme Clavière fit un pas vers lui. Mais les paroles qu’elle allait prononcer s’arrêtèrent sur ses lèvres.

Tous deux venaient d’entendre une porte s’ouvrir, et ils écoutaient maintenant un bruit de pas dans la chambre voisine, qui était celle d’André.

– C’est lui ! dit la Dame en noir presque à voix basse.

Et immobiles, frémissants, ils se regardèrent avec effarement.

Le sous-préfet était venu pour prendre quelques papiers qui lui étaient nécessaires. Ne les trouvant pas dans sa chambre, où il croyait les avoir laissés, il pensa que, probablement, il les avait placés sur un meuble du petit salon. Il en ouvrit brusquement la porte et resta stupéfié à la vue de sa mère et du comte de Rosamont, qu’il reconnut aussitôt, tous deux pâles et tremblants.

L’attitude du comte, et plus encore celle de sa mère qui, chancelante, s’appuyait contre un meuble, jeta dans son esprit une subite clarté.

Dans toute autre circonstance, trouvant sa mère avec quelqu’un, il aurait refermé la porte et se serait discrètement retiré. Au lieu de cela, devenant blême, très grave, il s’avança jusqu’au milieu du salon.

Il avait en même temps les yeux sur le comte et sur sa mère. Celle-ci, pour ne pas tomber, s’accrochait au meuble qui lui servait d’appui, et regardait tour à tour le comte et son fils avec une expression d’horrible angoisse.

Silencieusement, M. de Rosamont s’avança vers André, lui tendant la main.

Le sous-préfet garda ses bras pendants et, froidement, avec un visage de marbre, il s’inclina devant l’ancien ambassadeur.

Celui-ci jeta du côté de Mme Clavière un regard éperdu, prit son chapeau et sortit en chancelant comme un homme ivre.

André n’avait pas fait un mouvement. Il restait immobile, raide, comme pétrifié.

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