XV LA CONFESSION

Au bout de quelques instants, ayant repris son sang-froid, la Dame en noir se redressa.

– André, dit-elle, d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre calme, est-ce que tu n’as pas reconnu la personne qui se trouvait avec moi ?

– Si, ma mère, j’ai parfaitement reconnu M. le comte de Rosamont.

– Tu lui as fait un singulier accueil.

– Comment cela ?

– Tu n’as pas mis ta main dans celle qu’il te présentait ; il peut s’être trouvé offensé.

– Je ne pouvais que saluer M. le comte de Rosamont – ce que j’ai fait – avec tout le respect qu’on doit à un ancien diplomate et à un homme de son âge.

– Tu aurais pu lui adresser quelques paroles, balbutia Mme Clavière.

Lentement, elle s’était rapprochée et elle interrogeait anxieusement la physionomie du jeune homme, qui répliqua :

– M. le comte de Rosamont ne m’a rien dit, je n’avais pas à lui répondre.

– André, tu es contrarié.

– Ma mère !…

– Oh ! je vois bien qu’il t’a été désagréable de voir ici M. de Rosamont.

– J’ai été surpris, j’en conviens, mais…

– M. le comte de Rosamont est de passage dans cette ville, il m’a fait demander la permission de me faire une visite et je n’ai pas cru devoir refuser de le recevoir.

– Mais, ma mère, n’es-tu pas toujours libre de recevoir chez toi qui il te plaît ?

– Oui, sans doute ; mais j’ai reçu M. de Rosamont, et tu n’es pas content. André, je devine là, sous ton front, des pensées…

– Eh bien, oui, ma mère, il y a dans mon cerveau un chaos de pensées tumultueuses.

– Mon Dieu, mais pourquoi cela ?

Le jeune homme resta un instant silencieux, puis, brusquement :

– Ma mère, j’ignorais que tu connusses M. le comte de Rosamont ; y a-t-il longtemps que tu le connais ?

– Oui, longtemps.

– Depuis ton mariage ?

– Non, avant.

– Connais-tu aussi Mme la comtesse de Rosamont ?

– Oui, André, je l’ai connue.

– Est-ce que cette dame est à Avranches avec son mari ?

– Mme la comtesse de Rosamont n’existe plus.

– Ah ! fit le jeune homme avec un imperceptible tressaillement.

Il resta encore un instant silencieux, comme hésitant ; il passa la main sur son front brûlant, et prenant une détermination, il reprit :

– Ma mère, il est des choses graves dont je ne voulais pas encore t’entretenir, mais puisque l’occasion s’en présente aujourd’hui, je ne crois pas devoir garder le silence plus longtemps.

– André, mon fils, s’écria la Dame en noir dont les traits se contractèrent, tu m’effrayes ! Mon Dieu, que veux-tu dire ?

Le sous-préfet prit la main de sa mère, la conduisit à un fauteuil et, l’ayant fait asseoir, il prit place en face d’elle dans un autre fauteuil. La pauvre mère, toute tremblante, le regardait avec effarement.

– Tout d’abord, chère mère, reprit André très ému, je dois te dire que rien au monde ne saurait, je ne dis pas détruire, mais seulement altérer mon affection pour toi, ma tendresse filiale, mon respect, ma vénération.

– Mon fils !

– Va, toujours et quand même, une mère comme toi doit être aimée, adorée de son fils !

– André, je tremble !

– Non, non, tu ne dois pas trembler ; tu vois bien, tu sens bien que tu n’as rien à redouter de ton fils. Ma mère, il ne faut pas qu’il puisse y avoir un nuage entre nous ; je ne veux pas garder certaines pensées douloureuses, certains doutes qui, trop longtemps cachés, pourraient faire naître en moi quelque sentiment mauvais. Tout, ma mère, tout doit être commun entre nous ! Un fils comme moi ne doit rien dissimuler à sa mère adorée.

– Mon Dieu, mais où veux-tu en venir ?

– Ma mère, je sais depuis quelques jours que je ne suis pas né de ton mariage avec M. André Clavière.

La Dame en noir se dressa debout d’un seul mouvement, les yeux hagards.

– Qui t’a dit cela ? exclama-t-elle d’une voix rauque.

– Oh ! cela importe peu ; une personne inconnue m’a mystérieusement remis un manuscrit que j’ai lu. Cette personne inconnue – un homme – a pensé, ou deviné que j’ignorais encore certains faits et, dans mon intérêt, il me les a fait connaître.

– Cet homme, cet inconnu est un misérable !

– Peut-être, ma mère ; toutefois, je ne me reconnais pas le droit de le juger sévèrement quand je ne connais pas le mobile qui l’a fait agir, et quand, après tout, ce qu’il m’a appris est la vérité.

Mme Clavière poussa un sourd gémissement et courba la tête.

– Chère mère, reprit André d’une voix oppressée, il ne faut pas qu’il y ait entre nous l’ombre d’une équivoque ; le manuscrit en question, si explicite qu’il soit, ne m’a pas tout appris, et tu ne refuseras pas à ton fils de l’éclairer complètement. Je te supplie donc de me répondre.

Je connais depuis longtemps la date de ma naissance et je me suis fait envoyer de Paris celle de ton mariage, qui est bien la même que la date indiquée par le révélateur anonyme. Il résulte du rapprochement de ces deux dates, que je ne suis pas né du mariage.

Ah ! ma mère, peut-être m’est-il plus douloureux de t’interroger qu’il te sera pénible de me répondre ; cependant, je dois te demander si avant votre mariage, il y avait eu des relations intimes entre toi et André Clavière ?

La Dame en noir tressaillit violemment, et comme elle paraissait incapable de répondre, le jeune homme reprit :

– Ma mère, dans la communication qui m’a été faite, il est dit, mais sans en fournir la preuve, toutefois, que je ne suis pas le fils de celui dont je porte le nom.

Ces paroles firent sortir la mère de son immobilité de marbre. Elle sursauta, passa à plusieurs reprises la main sur son front, et répondit d’une voix étranglée :

– Je n’ai pas été la maîtresse d’André Clavière.

– Ainsi, c’est vrai, c’est bien vrai, répliqua le sous-préfet avec un accent de douleur profonde, je porte le nom d’un homme qui n’est pas mon père !

– Mais tu as le droit de le porter, ce nom ! s’écria la pauvre mère, affolée ; André Clavière te l’a donné, il a voulu te le donner !

– Savait-il donc que j’allais naître ?

– Oui, oui, il le savait, il m’a épousée pour te légitimer !

– Ah !

– Je ne le voulais pas, André, non, je ne le voulais pas !… Ah ! je ne voudrais pas que tu crusses un seul instant que ta mère, alors si malheureuse, a trompé André Clavière, le plus noble, le plus généreux, le plus admirable des hommes !

André, sais-tu qu’il m’a épousée à son lit de mort ?

– Je le sais.

– Il s’était battu en duel, battu à cause de moi ; ah ! comme il m’aimait !… Avant la rencontre, ne sachant quel sort lui était réservé, il fit son testament en ma faveur ; M. Mabillon existe encore, il te le dira.

Mortellement blessé par son adversaire, André Clavière n’avait plus à se préoccuper de mon avenir, qu’il avait assuré, en me faisant son héritière, à mon insu ; mais il pensait à l’enfant que je portais dans mon sein, et ce fut entouré de ses meilleurs amis, déjà les miens, qu’il voulut m’épouser in extremis, afin que mon enfant eût un nom et ne fût pas un bâtard !

André, voilà la vérité, je te le jure !

– Eh bien, ma mère, tu n’as pas exagéré en disant que ton mari était le plus noble, le plus généreux, le plus admirable des hommes… Ah ! tu aurais pu dire aussi le plus grand ! Je garderai son nom, qu’il a voulu me donner et je le porterai avec fierté, m’efforçant constamment de me rendre digne de ce grand mort, dont tu m’as appris à vénérer la mémoire.

Après un silence, le jeune homme reprit :

– Ma mère, on ne m’a pas appris de qui je suis le fils par le sang. Mais je ne te le demande pas, je n’ai plus à te le demander. Tout à l’heure, quand je suis entré dans ce salon, ton attitude et celle de M. le comte de Rosamont ont jeté dans mon esprit une clarté subite ; j’ai deviné que M. le comte de Rosamont était mon père. Je ne me suis pas trompé, n’est-ce pas ?

La Dame en noir répondit par un mouvement de tête. Elle poussa un long soupir, resta un instant comme écrasée, puis se redressant brusquement, les prunelles étincelantes :

– André, s’écria-t-elle d’une voix frémissante, tu as maintenant le droit de tout savoir, je vais donc tout te dire…

– Ma mère, je ne voudrais pas…

– Quoi ?

– T’obliger à une confidence douloureuse.

– André, quand une mère pense qu’il est de son devoir de n’avoir plus rien de caché pour son fils, rien au monde ne saurait l’empêcher de parler. Du reste, rassure-toi, il ne me sera pas aussi pénible que tu le crois, de te faire ma confession. Je vais te dire tout, et quand tu sauras tout, tu jugeras ta mère !

Écoute, d’abord, mon fils, écoute.

André s’assit sur un tabouret aux genoux de sa mère, dont il prit une main dans les siennes.

– André, reprit la Dame en noir d’une voix presque calme, depuis mon mariage et depuis ta naissance, ma vie a toujours été la même, je n’y ai rien changé ; tu m’as toujours vue habillée de noir, ce qui m’a valu le surnom de la Dame en noir ; mais, va, je puis te le dire, c’est moins dans mon vêtement que dans mon cœur que je porte le deuil d’André Clavière.

Ce que je suis maintenant et depuis ta naissance, tu le sais, ce que j’ai été avant mon mariage, tu vas le savoir. Elle raconta.

Elle apprit d’abord à son fils comment, devenue orpheline, elle avait quitté Longereau et était venue à Paris chez sa tante et marraine, qui lui avait appris son état de couturière ; comment, après la mort de sa tante, ayant dû se séparer de son oncle, Joseph Gallot, elle était entrée comme demoiselle de magasin dans une maison de confiserie.

Elle raconta ensuite comment elle avait aimé le comte de Rosamont, qui s’était fait connaître à elle sous le nom de Lucien Gervois, se disant employé dans un établissement financier.

– Je l’aimais, continua-t-elle, je me donnai à lui, j’avais l’espoir qu’il m’épouserait. J’ai agi librement, subissant l’entraînement de mon cœur. Je ne veux pas m’excuser, je le pourrais, peut-être, en invoquant ma jeunesse, mon inexpérience, l’abandon dans lequel je me trouvais.

Elle dit ensuite comment avait eu lieu la rupture, alors qu’elle venait d’acquérir la certitude qu’elle était enceinte, ce qu’elle crut devoir cacher à celui qui l’abandonnait. Comment André Clavière, qu’elle ne savait pas à Paris, était venu la trouver, lui avait appris que Lucien Gervois était un faux nom que s’était donné le comte Maxime de Rosamont, et que celui-ci était à la veille d’épouser Mlle Louise de Noyons.

Elle poursuivit en racontant comment et pourquoi André Clavière l’avait suppliée d’accepter son nom, ce qu’elle avait fait pour qu’il renonçât à son projet, n’hésitant pas à lui dire qu’elle était enceinte.

Le jeune homme l’écoutait sans l’interrompre, tour à tour indigné et saisi d’admiration, et comme suspendu à ses lèvres.

Il était haletant, frémissant, et ses diverses impressions se reflétaient sur son visage convulsé, dans l’expression du regard et les crispations des lèvres.

Après un nouveau silence, la Dame en noir reprit :

« André Clavière m’aimait assez pour vouloir faire de moi sa femme, mais je ne pouvais pas accepter ; plus il se montrait généreux, plus je me trouvais indigne de lui.

« – Si vous me repoussez, me dit-il, vous détruisez d’un seul coup toutes mes espérances, et comme je n’aurai plus rien à espérer de la vie, je me donnerai la mort. »

Le malheureux était résolu, et moi convaincue que, désespéré, il ne reculerait pas devant le suicide. Que devais-je faire ? Je me le demandai, et après avoir réfléchi, comme je pouvais le faire ayant l’esprit troublé, je m’imaginai que je pouvais rendre la tranquillité à André Clavière et l’empêcher de se donner la mort, – en en finissant moi-même avec la vie.

– Tu as eu la pensée de te suicider ! exclama le jeune homme.

– Plus que la pensée, car je passai du projet à l’exécution.

– Oh !

– J’allumai le charbon et, étendue sur mon lit, j’attendis la mort.

– Oh ! ma pauvre mère ! Mais comment as-tu été sauvée ?

– Mon dernier souffle de vie allait s’éteindre, lorsqu’un violent coup d’épaule enfonça la porte de ma chambre. C’était lui, André Clavière, qui m’arrachait à la mort !

Hélas ! c’était lui qui devait mourir. Le lendemain, même avait lieu le duel, et il tombait mortellement frappé par son adversaire.

– Et cet adversaire était ?…

– Ce qu’il est encore aujourd’hui, s’il est toujours de ce monde un misérable !

– Mais son nom ?

– Il s’appelle le baron de Simiane.

– Le frère de Mme Beaugrand !

– Oui. Mais, André, ne parlons pas de cet homme, qui, depuis la mort d’André Clavière, a commis toutes sortes d’attentats et de crimes. Ce qu’a fait ce misérable, on te l’apprendra un jour, probablement.

Quand je fus rappelée à la vie et que je rouvris les yeux, je vis, agenouillé devant moi, André Clavière et, me donnant ses soins, le bon docteur Chevriot, qui fut depuis pour toi et pour moi un père !

Alors, ma première pensée fut pour le petit être que je portais dans mon sein, et je m’écriai :

« – Monsieur le docteur, en voulant me donner la mort, n’ai-je pas tué mon enfant ?

« – Non, me répondit-il ; M. André Clavière a eu le bonheur de vous sauver tous les deux ! »

Je joignis les mains, et les yeux vers le ciel, je remerciai Dieu de ne pas avoir permis que je fusse une mère criminelle. Et c’est, à ce moment, André, que je jurai de consacrer ma vie tout entière à mon enfant.

À présent que tu sais tout, André, dis quel châtiment a mérité ta mère !

Et comme une grande coupable, la Dame en noir se dressa debout et se courba devant son fils.

Le jeune homme se releva, entoura sa mère de ses bras, l’étreignit fortement et, d’une voix étranglée par les sanglots, il s’écria :

– Ah ! ton châtiment ! Il serait, si c’était possible, d’être aimée de ton fils mille fois plus encore ! Car toutes tes douleurs, toutes tes souffrances te rendent infiniment plus chère à mon cœur !

Est-ce que je vois la faute de la jeune fille ? Est-ce qu’elle n’est pas effacée par l’admirable dévouement de la mère, par la vie sublime de la femme ? Ah ! ma mère bien-aimée, la plus noble et la plus admirable des mères !… Va, je savais, j’étais bien sûr qu’il n’y avait rien dans ton passé qui pût seulement altérer mon affection et mon respect pour toi !

La pauvre mère était toute tremblante et pleurait à chaudes larmes.

– Ah ! André, mon cher fils, dit-elle, je pensais bien que tu ne pourrais pas avoir de mépris pour ta mère ; mais, vois-tu, il suffirait que tu m’aimasses un peu moins pour que je subisse le plus épouvantable de tous les châtiments !

– Je t’aime, je t’aime ! exclama le jeune homme avec exaltation, et plus que jamais, sache-le bien, tu mérites mon adoration !

Ils se tenaient étroitement enlacés, et pendant un instant on n’entendit qu’un bruit de baisers, au milieu de sanglots et de soupirs étouffés…

Après cette crise d’attendrissement et de larmes, ils s’assirent sur le canapé tout près l’un de l’autre et se tenant les mains.

– Mon fils, mon André, murmura la Dame en noir, si tu savais comme l’apaisement vient de se faire dans mon âme ! C’est que, vois-tu, j’ai souffert, énormément souffert de te cacher ce que tu sais maintenant. Il me semble que, délivrée d’un poids énorme qui m’écrasait, tout se dilate en moi ; c’est comme une douce et vivifiante rosée que tu as fait tomber goutte à goutte dans mon pauvre cœur endolori. Ah ! André, André, tu me rends trop heureuse !

– Trop heureuse, non, car pour moi tu ne le seras jamais assez, répliqua-t-il.

Ils s’embrassèrent encore.

Puis après un assez long silence :

– Chère mère, reprit le jeune homme, puis-je te demander pourquoi M. le comte de Rosamont t’a fait prier de le recevoir, et peux-tu me dire de quelles choses il avait à t’entretenir ?

– À présent, André, je n’ai plus à te le cacher. M. de Rosamont est depuis quelque temps déjà à Avranches.

– Ah !

– Il a beaucoup hésité – il avait des craintes – à se présenter devant moi.

– Je le comprends parfaitement.

– Le comte de Rosamont souffre, il est malheureux.

– D’avoir perdu sa femme ?

– Oui, sans doute, car la comtesse de Rosamont était une noble femme, plus grande encore par le cœur que par son nom : elle possédait d’incomparables qualités et a été une épouse bonne et dévouée. Mais si le comte est affligé de la perte de sa femme, il souffre plus encore de l’isolement où il se trouve aujourd’hui ; enfin, je dois te le dire, son malheur est de ne pas avoir d’enfant, un héritier de son nom.

– Voilà ce qu’il est venu t’apprendre ?

– Il est venu à moi, espérant que je pourrais le consoler.

– Ah ! Et de quelle façon croit-il que tu puisses être une consolatrice ?

– Il a le vif regret du mal qu’il a causé et, autant qu’il est en son pouvoir, il voudrait le réparer.

– Comment l’entend-il ?

– Il m’a offert son nom.

– Vraiment ? M. le comte de Rosamont veut bien, aujourd’hui, épouser la veuve d’André Clavière ! Il ferait cette grâce à celle qu’il a autrefois séduite et abandonnée ! Ma mère, qu’as-tu répondu à M. de Rosamont ?

– Que ce qu’il me demandait était impossible, que je voulais rester fidèle à la mémoire d’André Clavière et conserver toujours le nom qu’il m’a donné.

– C’est bien, cela ! Ah ! je te reconnais, et comme je suis fier de ma mère !… Je dois convenir, cependant, qu’il y a une certaine grandeur dans cette réparation que t’offre M. de Rosamont, si tardive qu’elle soit ! Sait-il que tu as une très grande fortune ?

– Il l’ignorait, je le lui ai appris. Mais c’est pour toi, pour toi surtout qu’il voudrait m’épouser.

– En vérité !

– Sa grande douleur, son désespoir est de ne pas avoir un fils.

– Voilà ! il nous veut l’un et l’autre.

« – Je ne peux pas reconnaître André, m’a-t-il dit, mais je l’adopterai et obtiendrai facilement de lui transmettre mon nom et mon titre. »

– C’est de plus en plus généreux, dit froidement le sous-préfet. Mais je m’étonne fort que M. le comte de Rosamont daigne penser à moi vingt-six ans après ma naissance.

– André, je t’ai dit qu’il ignorait que je fusse enceinte lorsqu’il m’a abandonnée pour épouser Mlle Louise de Noyons ; c’est la comtesse qui lui a appris, avant de mourir, que Marie Sorel, devenue Mme Clavière, avait un fils dont il était le père.

– Quoi ! Mme de Rosamont savait ce que son mari ignorait !

– Oui, elle savait cela depuis longtemps, et autant pour ma tranquillité, la sienne et celle de son mari, elle avait cru devoir en garder le secret. Certainement, la comtesse et le comte ont ardemment désiré un enfant, leur grand chagrin a été de ne pas l’avoir. Un jour, la comtesse, d’accord avec son mari, eut l’idée de trouver quelque part un petit garçon qu’elle se proposait d’élever comme sien, c’est-à-dire qu’elle aurait aimé et ensuite adopté. Alors, elle vint à la Maison maternelle, que lui avait indiquée le docteur Chevriot. Elle te vit, tu trouvas tout de suite le chemin de son cœur, et, enthousiasmée, ce fut toi qu’elle choisit.

André se frappa le front.

– Je me souviens, dit-il. Je ne me trompais donc pas, à la soirée du ministre, en me disant que j’avais vu déjà Mme de Rosamont.

– Ce jour-là, André, elle aussi te reconnut. Elle revint à la Maison maternelle le lendemain de sa première visite, et nous nous trouvâmes en présence l’une de l’autre. Elle me dit qu’elle t’avait vu, que tu l’avais charmée, que déjà elle t’aimait comme son enfant ; elle me parla longuement de son intention, de ses projets, du brillant avenir qu’elle te préparerait ; enfin, elle me demandait de te donner à elle, ce que je refusai naturellement.

Je dois te dire, André, qu’elle me croyait pauvre et pensait que j’avais été forcée, par manque de ressources, de te placer dans la Maison maternelle.

Elle ne m’avait pas dit encore qui elle était.

Juge de ma surprise, de ma stupéfaction, quand, croyant avoir ainsi raison de ma résistance, elle m’apprit qu’elle était la comtesse de Rosamont !

Alors, André, je ne pus plus me contenir ; à mon tour, je me fis connaître et n’hésitai pas à lui dire que le comte, son mari, était le père de cet enfant, qu’elle voulait me prendre et adopter.

« – Ah ! me dit-elle, me voilà pour toujours guérie de ma manie d’adoption ; un enfant étranger ne peut plus entrer dans notre maison. »

– Que te dirai-je encore, mon fils ? À genoux devant moi, la noble comtesse me demanda de pardonner à son mari.

« – Je pardonne, répondis-je. »

Avant de me quitter, Mme de Rosamont m’embrassa.

– Une femme de cœur ! prononça le jeune homme !…

– Depuis, André, je ne l’ai jamais revue.

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