VI L’HOMME DE NUIT

Une journée, de petite pluie avait suffi pour fondre la neige ; puis, le vent était retourné au nord-est et il gelait fort, malgré une brume épaisse qui, la nuit, enveloppait la terre, tombait en rosée le matin et blanchissait de givre les arbres dépouillés de leurs feuilles.

Il était quatre heures et demie à peine, et déjà la nuit était venue.

Un homme, venant de Poitiers et marchant à grands pas, se dirigeait vers « les Pins », la propriété de Mme de Linois. Cet homme était de belle taille, mais légèrement voûté. Chaudement enveloppé d’un manteau doublé de fourrures, il était coiffé d’un chapeau de feutre mou à larges bords qu’il avait enfoncé jusque sur ses yeux ; de plus, un cache-nez de laine lui cachait presque entièrement le visage.

Arrivé à une faible distance de la maison des Pins, et après avoir jeté un regard sur la façade, dont deux fenêtres étaient éclairées, il prit un chemin qui longeait une petite rivière, laquelle traversait la propriété et en sortait comme elle y entrait par une sorte d’aqueduc maçonné sous le mur de clôture.

L’homme suivit le bord de la rivière jusqu’à sa sortie du jardin et se trouva devant une porte percée dans le mur, qu’il ouvrit au moyen d’une clef qu’il avait tirée de sa poche.

Il entra, referma la porte et s’engouffra dans l’allée d’une superbe charmille, dont les hautes branches se croisaient et formaient voûte au-dessus de la tête. La charmille, qui avait son extrémité au fond du jardin, prenait naissance au bas d’une terrasse d’environ dix mètres de largeur, au milieu de laquelle l’habitation avait été construite.

L’homme monta les marches de pierre de la terrasse, jeta un regard rapide autour de lui, comme s’il eût craint d’être vu, puis traversa à grandes enjambées l’espace qui existait entre lui et une porte basse devant laquelle il s’arrêta, mais le temps seulement de l’ouvrir avec une seconde clef qu’il avait également dans sa poche.

Entré, il referma la porte sans bruit et se trouva dans les ténèbres sur un carré étroit au fond duquel se trouvait le pied d’un escalier, qui montait aux deux étages de la maison et plus haut encore, jusqu’à une petite chambre de la tourelle dont la maison était flanquée, ce qui lui donnait un peu l’apparence d’un petit château moyen âge.

Sans aucun doute, l’homme dont nous parlons était connu de Mme de Linois, et devait avoir une certaine autorité aux Pins pour être entré ainsi, comme chez lui, dans le jardin d’abord, dans la maison ensuite.

Mais pourquoi n’avait-il pas tout simplement sonné à la grille ? Pourquoi donc tout ce mystère dont il s’entourait ? Pourquoi arrivait-il ainsi, comme un mari jaloux, qui veut surprendre sa femme en flagrant délit d’adultère ? Tout indiquait qu’il se cachait, et, s’il se cachait, c’est qu’il avait ses raisons. Disons tout de suite qu’il tenait à ce qu’on ignorât dans le pays sa présence aux Pins.

Cependant, après avoir allumé un rat-de-cave dont il avait eu soin de se munir, il se mit à gravir les marches de l’escalier, s’arrêtant un instant sur le palier de chaque étage pour coller son oreille à une porte.

Enfin, il arriva à la chambre de la tourelle dont nous avons parlé et dont une troisième clef lui avait donné l’accès.

Cette chambre, peu vaste d’ailleurs, était simplement meublée : un lit, une table-toilette, une autre petite table, pouvant servir de bureau, deux chaises et un fauteuil, le tout en poirier noirci et ciré.

Il y avait sur la table un chandelier avec sa bougie toute prête à allumer, ce que fit l’homme. Et comme s’il avait annoncé son arrivée et qu’il fût attendu, du bois pour un bon feu était également dans le foyer de la cheminée, sur les chenets, et, sur un reste de cendres, les morceaux d’un vieux journal. Le rat-de-cave enflamma le papier et, bientôt, un feu clair, pétillant, commença à chauffer la chambre.

L’homme s’était débarrassé de son chapeau, de son cache-nez, de son manteau et coiffé d’une calotte de velours noir.

Cela fait, il appuya assez fortement le doigt sur un bouton de métal, dont le fil faisait d’abord sonner un timbre dans la chambre de Mme de Linois et ensuite le timbre de l’office, de sorte que, pour les domestiques, l’appel semblait toujours venir de la chambre de madame.

En effet, presque aussitôt, la femme de chambre parut devant sa maîtresse, disant :

– Madame a besoin de moi ?

Mme de Linois, qui avait entendu sonner le timbre de sa chambre, répondit :

– Oui, Adeline ; enlevez donc ce bouquet de jacinthes ; ce sont ces fleurs, certainement, qui me donnent mal à la tête.

La femme de chambre s’empressa de prendre le vase aux jacinthes.

Et comme elle allait sortir :

– Adeline, dit Mme de Linois, envoyez-moi Bertrand, à qui j’ai plusieurs commissions à donner pour demain.

Le serviteur appelé ne tarda pas à se présenter.

C’était un homme de quarante ans, robuste de corps, aux membres musculeux, mais qui ne payait pas de mine : figure ingrate, manières cauteleuses, regard faux, plein d’astuce. Il était d’origine italienne, et s’il avait quelques-unes des qualités de ses compatriotes, il en avait aussi tous les défauts. Malgré son masque d’hypocrisie, on devinait en lui un foyer de violentes passions inassouvies ; mais il savait admirablement dompter sa nature, et on l’aurait pris pour le plus honnête Italien de la péninsule quand il était, en réalité, un tartufe de la plus belle eau.

Aux Pins, il était une espèce de majordome ; il avait la confiance de Mme de Linois et s’occupait de tout, du service intérieur, des choses du dehors, du jardin où il ne dédaignait pas de travailler avec un homme du pays, qui était à moitié jardinier et manœuvre.

– Bertrand, lui dit Mme de Linois, votre maître, que nous attendons depuis plus d’un mois, est enfin arrivé.

– Alors, c’est lui qui a sonné ?

– Oui.

– C’est bien, je monte à la tourelle.

Bertrand disparut.

– Il ne sera pas content, murmura Mme de Linois, et cependant je fais tout ce que je peux ; si l’affaire ne marche pas plus vite, ce n’est pas ma faute.

Bertrand trouva son maître se chauffant, les pieds devant le feu.

– Il me semble, Bertrand, dit le maître, que tu t’es fait un peu attendre.

– Cela prouve, monsieur le comte, que vous ne savez jamais être patient.

– C’est vrai, la patience n’est pas une de mes vertus.

– Pourquoi monsieur le comte n’a-t-il pas mis ses pantoufles ?

– Je ne les ai pas vues ; où sont-elles ?

– Là, au pied de votre lit.

Et Bertrand alla prendre les pantoufles, qu’il plaça à portée de la main de son maître.

– C’est bien, dit celui qu’on appelait M. le comte, je les mettrai tout à l’heure. Y a-t-il quelqu’un avec madame ?

– Personne, madame est seule.

– Et son fils ?

– M. Alfred est à Poitiers.

– Quoi faire ?

– Il doit aller au théâtre ; on joue ce soir, paraît-il, les Cloches de Corneville.

– Comme si cela valait la peine de passer une partie de la nuit en plein hiver ! murmura le comte.

Il reprit à haute voix :

– Est-ce que M. Alfred va souvent passer la soirée à Poitiers ?

– Oui, depuis quelque temps, deux ou trois fois chaque semaine.

– Et à quelle heure rentre-t-il ?

– Le lendemain, dans la matinée.

Le comte fronça les sourcils et pinça ses lèvres.

– Monsieur le comte veut-il me dire ce que je dois lui servir à manger ? demanda Bertrand ; nous avons ce soir…

– C’est bien, je souperai plus tard, quand la femme de chambre et la cuisinière seront couchées. Prévenez madame que je vais descendre chez elle et dites à Adeline que, ce soir, sa maîtresse n’aura pas besoin de son service.

Le domestique se retira.

– Si je ne mets pas ordre à tout cela, et promptement, grommela le comte, cette affaire superbe, inouïe, que je caresse avec volupté, s’échappera de mes mains ! Ah ! si je n’avais que trente ans, moi !

Il eut un regard sombre et, se frappant le front :

– Décidément, prononça-t-il d’une voix sourde, les jeunes gens d’aujourd’hui ne sont pas de la même trempe que ceux d’autrefois.

Il ôta ses brodequins, mit les pantoufles, et ayant rallumé son rat-de-cave et soufflé la bougie, il sortit de la chambre.

Un instant après, il pénétrait dans l’appartement de Mme de Linois, qui l’attendait.

– Bonsoir, ma chère, dit-il d’un ton assez sec, en lui tendant la main.

– Soyez le bienvenu, répondit la dame.

– Merci.

Il se laissa tomber dans un fauteuil, allongea les jambes et, brusquement :

– Je ne suis pas content, dit-il.

– Pourquoi ?

– Où est Alfred ?

– À la ville, Bertrand vous l’a dit.

– Il paraît qu’il est plus souvent à Poitiers qu’ici, auprès de vous.

– La vie ici n’est pas des plus agréables, surtout en hiver ; Alfred n’est plus un enfant que je doive tenir constamment accroché à mes jupes ; à son âge, un peu de distraction, quelques divertissements ne sont pas défendus.

– Pourriez-vous me dire de quelles sortes de divertissements vous entendez parler ?

– Réunions entre jeunes gens, soirées au théâtre, parties de billard, au cercle.

– Parties de toutes sortes : petits soupers en compagnie de demoiselles qui ne sont pas des vertus farouches et qui, à Poitiers comme à Paris, s’entendent fort bien à plumer un pigeonneau.

– Oh ! par exemple, supposeriez-vous qu’Alfred…

– J’ai le droit de tout supposer, et je vous dis que votre fils va à Poitiers s’amuser avec des filles.

– Oh ! vous le calomniez !

– Parbleu ! vous le défendez, comme toujours ; vous êtes pour lui d’une faiblesse… Ce n’est pas pour aller au théâtre ou au cercle, comme il vous le raconte, que votre fils se rend si souvent à la ville où il passe la nuit ; d’autres plaisirs l’attirent, et je vous répète qu’il court les filles, qu’il a une maîtresse, si ce n’est deux ou trois.

– Mais je vous assure…

– Laissez-moi donc tranquille avec vos protestations. Est-ce que je ne sais pas ce qu’est la jeunesse ? J’ai été jeune, je sais comment on s’amuse à l’âge d’Alfred, et quels sont les plaisirs que l’on cherche. Mais ce qui peut se faire à Paris est dangereux dans une ville de province où tout se sait, où tout se voit.

Hé ! il m’importerait peu que votre fils eût une maîtresse, qu’il en eût dix, qu’il se livrât à toutes sortes d’excès, si cela pouvait ne pas nuire à mes projets et faire crouler l’échafaudage que j’ai mis tant de soins à construire.

Ah çà ! ma chère, ne comprenez-vous donc pas que tout serait perdu, irrémédiablement, si ce que fait votre fils à Poitiers arrivait aux oreilles de la jeune fille ?

Alfred se cache, il est prudent, je le veux bien ; mais je vous le répète, dans une ville de province, tout finit par se savoir, et Alfred doit être d’autant plus circonspect que des gens ont intérêt à avoir les yeux sur lui et à profiter de tout pour lui faire obstacle. Donc qu’il se méfie et se tienne constamment sur ses gardes.

Nous jouons une grosse partie, n’importe à quel prix, il faut la gagner ; certes, l’enjeu en vaut la peine !

Alfred, que cela lui plaise ou non, se sèvrera des divertissements qu’il va chercher la nuit à Poitiers. Dorénavant, vous entendez ? il n’ira plus à la ville qu’en votre compagnie. En vérité, s’il doit réellement assister ce soir à une représentation théâtrale, je m’étonne qu’il ne vous ait pas demandé de l’accompagner !

On aime voir un fils avec sa mère ; c’est de bonne marque pour le monde. Vous m’avez compris ?

– Oui, et je veillerai.

– Ayez toute l’autorité et toute la sévérité nécessaires. Dites bien à votre fils qu’il fasse attention et prenne garde de vous faire rejeter tous deux dans cette existence misérable d’où vous êtes sortis.

Mme de Linois se courba humblement devant l’homme qui lui parlait en maître.

– Maintenant, reprit ce dernier, où en sont les choses ?

– Toujours au même point. Mlle Dubessy est une jeune fille si étrange !

– Une coquette !

– Oui, sans doute, mais elle est coquette à sa manière, c’est-à-dire le plus simplement du monde ; c’est comme si c’était sa nature même.

– Il existe de ces jeunes filles, et elles ne sont pas les plus difficiles à prendre. Ma chère, votre fils est un maladroit, et j’ai bien peur que vous-même, malgré votre finesse et votre savoir-faire, ne soyez pas à la hauteur de la situation.

– Que puis-je faire de plus ? Quand j’aborde la grosse question, que je parle d’Alfred et de toutes choses que je puis dire en la circonstance, Mlle Claire se met à rire et ne m’écoute plus. La même chose arrive à mon fils, chaque fois qu’il lui parle de l’amour profond qu’elle lui a inspiré.

– Le tuteur ne fait donc rien ?

– Il fait ce qu’il peut, le brave homme ; mais dès qu’il élève la voix à ce sujet, elle lui impose impérieusement le silence. Il y a quelques jours, comme il la pressait un peu fort de se décider au mariage, elle lui a déclaré nettement qu’elle ne se marierait pas avant d’avoir accompli sa vingtième année.

– C’est absurde.

– Assurément ; mais je vous le dis encore, Mlle Claire est une jeune fille étrange. Le plus fort, le plus fin ne saurait deviner une seule de ses pensées.

– Hum ! hum ! fit le comte.

– Du reste, si mon fils n’avance pas vite, les autres prétendants sont encore plus en arrière.

– Excepté le jeune avocat, les autres ne sont guère redoutables.

– C’est toujours Alfred qui est le mieux vu et le plus favorisé.

– Une raison de plus pour que je dise qu’il est maladroit. Élégant, joli garçon et bâti comme il l’est, il a des avantages que n’ont pas les autres. Mais, voilà, il manque d’ardeur, il n’a pas dans l’âme cette chaleur persuasive qui enflamme, qui brûle…

Comment ! voilà une jeune fille superbe, pleine de force, de santé, créée pour l’amour, qui ne demande qu’à aimer pour se livrer aux baisers, à la passion d’un homme, s’abandonner aux extases voluptueuses, et quand depuis trois mois déjà la chose devrait être enlevée, la belle demoiselle de Grisolles peut dire tranquillement qu’elle ne se mariera pas avant d’avoir ses vingt ans !

Vrai Dieu ! quand je pense à mon jeune âge !… C’était du sang chaud, c’était du feu qui coulait dans mes veines ! Hein ! vous en savez quelque chose ?

En amour, de mon temps, on ne connaissait pas d’obstacles ; on ne s’amusait pas à des roucoulements d’écolier, à des niaiseries sentimentales, on y allait tambour battant, au pas accéléré, et les plus rebelles rendaient les armes ! Aujourd’hui, c’est à croire que nos jeunes gens ne sont plus bons qu’à tendre les bras pour servir de dévidoir et jouer à la poupée !

– Comme d’autres personnes, Mlle Dubessy doit trouver singulier qu’on ne vous voie jamais ; ce serait une bonne chose de lui faire une visite.

– Vous savez bien que pour plusieurs raisons je ne peux pas me montrer encore. Avant tout, que votre fils se fasse aimer… Le jour où vous me direz : « – Elle aime Alfred, ils se sont promis l’un à l’autre », ah ! je n’attendrai pas huit jours, c’est immédiatement que j’irai faire la demande en mariage, et vous devez croire que je ne laisserai pas traîner la chose. Mais nous n’en sommes pas là, et je commence à craindre que la riche héritière…

– Eh bien ?

– Ne glisse entre nos mains comme une anguille.

– Oh ! vous ne le pensez pas ; d’ailleurs, jusqu’à présent…

– Jusqu’à présent, soit ; mais sait-on les surprises que réserve l’avenir ? D’un moment à l’autre un nouveau prétendant peut surgir et prendre aussitôt la place de tous les autres.

Il eut comme un frémissement, ses lèvres se crispèrent et son regard eut un éclair sinistre.

– Si cela arrive, prononça-t-il les dents serrées, malheur à celui-là !

Mme de Linois connaissait l’homme ; elle ne put s’empêcher de frissonner.

Il y eut quelques instants de silence.

– Si, comme me l’a dit Bertrand, Alfred passe la nuit à Poitiers, je ne le verrai pas ; mais vous lui tracerez vous-même la ligne de conduite qu’il doit suivre et dont il ne s’écartera sous aucun prétexte ; qu’il n’attire pas ma colère sur lui ni sur vous.

– Je vous réponds de son obéissance à vos ordres. Mais n’allez-vous donc pas rester quelques jours ici ?

– Non, je partirai demain de bon matin, après avoir dormi quelques heures.

– Vous avez toujours beaucoup d’affaires ?

– Toujours, répondit-il sourdement.

– Si j’avais à vous faire une communication importante, est-ce à Paris que je devrais vous adresser ma lettre ?

– Oui, toujours à Paris. Je m’en éloigne souvent, mais mes absences ne sont jamais de longue durée.

Après une pause, il reprit :

– À propos, je me suis renseigné au sujet de ce jeune peintre qui travaille au château et qui se nomme Édouard Lebel. Est-il toujours aussi sauvage ?

– Mon Dieu, oui, c’est sa nature. Cependant, il y a quinze jours, Mlle Claire nous l’a enfin présenté, et il s’est prêté à cela d’assez bonne grâce.

– Comment est-il de sa personne ?

– Oh ! ni bien, ni mal ; c’est un de ces garçons dont on ne dit rien.

Et puis, cela dépend des goûts ; il ne me plaît pas et il a également déplu à d’autres.

Il est sombre, taciturne, enfin il a un caractère bizarre qui n’inspire pas la sympathie.

Il n’est pas sans talent, paraît-il, et le travail qu’il a déjà fait lui a acquis la confiance de Mlle Claire ; elle a pour lui des attentions, certaines prévenances et lui demande volontiers des conseils ; on trouve qu’elle ne le tient pas suffisamment à distance, ainsi qu’elle le devrait.

– Hum, hum ! fit le comte.

– Mlle Dubessy est vraiment d’une bonté qui passe toute mesure ; c’est ainsi qu’elle permet à Julie, sa femme de chambre, d’être avec elle d’une liberté… révoltante. Et Dieu sait, cependant, comme elle est fière avec ses égaux ! Si ce M. Lebel était un audacieux, s’il avait ce qu’il faut pour cela, il pourrait devenir au château un personnage important et y prendre toute l’autorité du vieux tuteur.

– Diable ! grommela le comte.

Puis, après être resté quelques instants pensif :

– Si ce que vous venez de me dire est exact, reprit-il, le peintre a peut-être déjà plus d’importance que vous ne le croyez. Assurément, il n’est pas, à craindre, car ce n’est pas un si piètre individu que Mlle Dubessy peut aimer ; mais ce garçon peut nous être utile, nous servir, et il serait bon que votre fils en fit son ami.

– Je crois la chose impossible.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il est tout à fait antipathique à Alfred.

– Eh bien ! Alfred agira comme si, au contraire, il lui était très sympathique ; encore une fois, le peintre peut nous servir, il faut qu’il soit avec nous. Comprenez-vous ?

– Parfaitement.

– Donc, vous et Alfred, sachez l’amadouer. Ce M. Édouard Lebel, qui est pauvre comme Job et restera probablement inconnu toute sa vie, n’est pas autre chose qu’un enfant trouvé ; recueilli dans une maison d’assistance, à Boulogne, il y a été élevé. Il est sans famille et il n’a jamais connu ni son père, ni sa mère. Qu’était-ce que sa mère ? Je n’ai pas pu le savoir. Probablement une de ces filles de rien qu’on ramasse dans le ruisseau et qui meurent sur un lit d’hôpital ou le grabat d’un galetas.

– Ah ! voilà ce qui explique la tristesse sombre et la taciturnité de ce garçon ; il souffre, certainement, de sortir de quelque cloaque impur.

– C’est possible.

– Mais comment a-t-il pu recevoir une certaine instruction et apprendre la peinture ?

– Voici : l’enfant trouvé était jeune encore lorsqu’une dame charitable, dont on n’a pu me dire le nom, s’est intéressée à lui, la fait d’abord instruire et ensuite lui a fait apprendre le dessin et la peinture. Ayant fait non pas ce qu’elle devait, mais ce qu’il lui avait plu de faire, la dame charitable – peut-être n’est-elle plus de ce monde – cessa de s’occuper de son protégé, qui se trouvait dans la plus profonde misère lorsque, recommandé par je ne sais qui à Mlle Dubessy, celle-ci lui confia le travail qu’il est en train d’exécuter.

– Tout cela est intéressant à savoir, fit Mme de Linois. Mlle Claire ne doit rien ignorer ; mais elle se garde bien de raconter quoi que ce soit de l’histoire du peintre.

– Il y a de ces choses lugubres qu’une jeune fille comme Mlle Dubessy ne peut pas dire.

– Maintenant je ne m’étonne plus autant de son amabilité pour ce garçon : ce n’est pas autre chose que de la pitié, comme elle en a pour tous les malheureux.

Le comte s’était levé.

– Voici l’heure de votre dîner, ma chère, dit-il, et comme je ne veux pas qu’on soupçonne ma présence ici, je vous laisse.

– N’avez-vous plus rien à me dire ?

– Je n’ai plus qu’à vous recommander de tenir compte de mes paroles et d’être ferme avec Alfred ; enfin, puisqu’il en a besoin, de le tenir fortement par la bride. Si j’ai d’autres recommandations à vous faire, je vous verrai demain matin avant mon départ.

Il alluma son rat-de-cave à la flamme d’une bougie et s’approcha d’une porte dissimulée dans la boiserie, qu’il ouvrit.

– Bonne nuit je vous souhaite, ma chère, dit-il.

Et il disparut.

Mme de Linois resta un moment silencieuse, puis murmura :

– Il ne veut pas comprendre qu’Alfred n’est plus un enfant et que, comme lui, autrefois, il est avide de tous les plaisirs. N’importe, il faudra faire ce qu’il veut.

Rentré dans la chambre de la tourelle, le véritable maître des Pins mit une énorme bûche sur le brasier de la cheminée, s’assit dans le fauteuil et, en attendant Bertrand, qui devait lui apporter son souper, il s’absorba dans une méditation profonde.

De temps à autre il lançait de côté un regard farouche, et l’on aurait pu voir sur ses traits tourmentés le reflet des passions qui dévoraient son âme.

On aurait pu aussi l’entendre murmurer :

– Ça traîne trop, je n’aime pas ça ! Est-ce qu’on est jamais sûr du lendemain ?

Il suffit parfois d’un rien pour détruire, anéantir ce qui a été le mieux combiné.

Quand tout semblait devoir si bien marcher ! J’espérais mieux de lui et d’elle !

Oh ! être si près de tenir cette fortune, ces beaux millions… et les voir s’échapper !…

Non, non, par tous les diables de l’enfer ! Ce serait trop bête et je ne serais plus le…

À un moment il se mit à grincer des dents.

Bertrand lui-même, s’il se fût trouvé là, aurait eu peur de son maître.

Toujours plongé dans ses réflexions, celui-ci reprenait :

– Les voilà les Lovelace, les don Juan d’aujourd’hui !

Il est joli garçon, c’est vrai ; mais après ?…

Ce n’est pas Lauzun qu’il faut être, mais Richelieu !

Il faut un homme, un homme de chair au sang bouillant !

Une fortune princière ! Assez de millions pour devenir le dominateur des foules, pour écraser les aboyeurs imbéciles, pour être le maître du monde !

Tout à coup, il se dressa debout, le regard chargé de sombres éclairs :

– Eh bien ! s’écria-t-il d’une voix rauque, si je suis forcé d’entrer en scène, j’y entrerai, et malheur à qui se trouvera sur mon passage ! Et toi, fière et orgueilleuse châtelaine de Grisolles, nous verrons jusqu’à quel point tu es invulnérable, et si vraiment ton cœur est un morceau de marbre !

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