V UN JOUR DE FÊTE

On dansait. Après une valse, un quadrille, après le quadrille, une polka, une masurka, une varsoviana, etc. Bien qu’on n’eût que la musique du piano, l’entraînement ne manquait pas, et la gaieté des danseurs s’épanouissait sur leurs visages.

D’ailleurs la musique était bonne, parfaitement mesurée, l’instrument étant tenu par un pianiste de talent, qui était en même temps un accompagnateur, ce qu’il fallait dans une réunion où les danses étaient mêlées de chant.

Le pianiste était un brave et honnête garçon, qui demeurait à Poitiers où il donnait des leçons à cinq francs et même trois francs le cachet. Quand il était appelé à Grisolles, c’était pour lui une excellente aubaine, car il ne s’en retournait jamais sans que Mlle Dubessy lui eût glissé dans la main un billet de cent francs. Aussi était-il complaisant au possible, et d’une patience à toute épreuve avec certaines de ces demoiselles qui chantaient faux, prenant la pour sol, mi pour ré et une noire pour une blanche.

Donc on avait déjà chanté, et maintenant on dansait. Claire n’avait pas un instant de repos. Ne fallait-il pas qu’elle acceptât les invitations de ses soupirants ? Et des bras de M. Hector elle passait dans ceux de M. Alfred, pour être reprise par MM. Auguste, Gustave, Jules et les autres, qui attendaient leur tour d’enlever la jeune fille dans le tourbillon d’une valse ou de l’accompagner dans le balancement d’une redowa.

Ces messieurs avaient ainsi l’occasion de roucouler des fadaises amoureuses, de glisser à l’oreille de Claire quelques compliments banals qu’elle écoutait à peine, qui la laissaient indifférente et cependant la faisaient rire. Elle voulait être, chez elle, bonne et indulgente. Elle n’encourageait ni celui-ci ni celui-là, mais elle n’enlevait l’espérance à aucun. Elle était, la même avec tous.

Tout à fait charmante avec son monde, elle faisait les honneurs de son salon sans manières, simplement, avec aisance et une grâce adorable.

Elle avait présenté Édouard Lebel à sa société.

L’accueil avait été sec et froid. Exceptons cependant les deux anciens magistrats et le jeune avocat, qui avaient serré chaudement la main de l’artiste.

Claire avait vu les mines des hommes et des femmes ; mais ne laissant rien deviner de ses impressions, elle n’avait eu qu’un rapide sourire de pitié pour ces gens dont Édouard, certainement, méprisait le dédain.

Le jeune homme était plutôt un objet de curiosité qu’un brave garçon qui devait inspirer de l’intérêt ; si sympathique qu’il fût, on lui refusait la sympathie à laquelle il avait droit.

Depuis la visite du célèbre peintre Jules Dumont, on savait que M. Lebel avait du talent, beaucoup de talent ; mais il était inconnu, c’était un sans-le-sou. Et puis, un artiste ! Qu’est-ce que ça ? Un va-nu-pieds, un crève-la-faim ! Un peu partout, en province surtout, dans les milieux imbéciles, tant que l’artiste, comme le poète, l’écrivain ou le savant, n’a pas le panache, on le regarde à peu près comme rien.

Édouard n’eut pas de peine à s’apercevoir qu’on le regardait de travers, qu’on voulait le tenir à distance ; intérieurement il se sentit froissé, mais ne souffrit nullement de ces airs dédaigneux auxquels il pouvait répondre par un réciproque dédain.

Du reste, un regard et un sourire de Claire l’avaient vengé de la sottise des autres.

Peut-être, sans la présence de la jeune fille, se serait-il troublé, puis aussitôt retiré, obéissant à un mouvement de dépit et de colère. Mais il resta très calme et, gardant bonne contenance, il répondit du ton le plus naturel à ceux qui lui adressèrent la parole.

Tel, M. Alfred de Linois qui, en moins de quinze mots qu’il prononça, s’adressant à Édouard, fit connaître à l’artiste son manque d’instruction et d’éducation, sa nullité absolue, ce qui lui fit dire en lui-même :

– Une outre gonflée de vent !

Du reste, parmi ces jeunes gens, ce fut Alfred de Linois qui, de prime abord, inspira à Édouard la plus profonde antipathie.

Il le trouvait prétentieux, poseur, hargneux, arrogant, ayant avec cela le regard et le sourire faux.

Dès qu’on avait commencé à danser, la comtesse de Blérac, voyant que l’artiste ne dansait pas, lui avait fait signe de venir près d’elle et l’avait invité à s’asseoir.

Alors la vieille dame et le jeune homme s’étaient mis à causer. Tout de suite la comtesse avait remarqué que le langage de l’artiste était celui d’un homme de bonne compagnie, ayant l’usage du monde, qu’il avait l’esprit fin, distingué, et possédait des connaissances très étendues.

Tout ce que lui disait Édouard l’intéressait, et elle ne dissimulait pas le grand plaisir qu’elle avait à l’entendre. À un moment, enchantée, elle ne put s’empêcher de lui dire :

– Monsieur, il y a longtemps que je ne me suis pas trouvée à pareille fête : je ne vous le cache pas, je suis ravie, c’est une joie pour moi de vous écouter ; votre conversation si variée, si spirituelle, est des plus agréables, et vous me tenez sous le charme de votre parole.

– Vous êtes trop indulgente, madame la comtesse.

– Non, monsieur, je vous dis cela dans toute la sincérité de mon cœur, et ce n’est point un compliment banal que je vous adresse : je connais un peu l’art de bien dire, et j’admire ce qui est bien pensé.

– Vous me rendez confus, madame la comtesse ; mais je suis heureux d’avoir pu vous être agréable.

La causerie continua, devenant de plus en plus intime et familière. Mme de Blérac avait accaparé Édouard et ne voulait plus qu’il la quittât.

La comtesse était une femme d’un haut mérite et savait juger les hommes ; elle avait longtemps habité à Paris où, très recherchée, elle avait eu dans les salons les mieux fréquentés ses jours de royauté.

En écoutant l’artiste, il lui semblait revivre dans le passé ; le jeune homme l’avait enthousiasmée.

Entre deux danses, Claire étant venue près d’elle pour lui adresser quelques paroles gracieuses, elle prit la main de la jeune fille, l’obligea à se pencher et lui dit tout bas, à l’oreille :

– Ma chère mignonne, je suis aux anges : votre artiste est tout à fait charmant, c’est un jeune homme parfait.

Claire rougit, comme si le compliment se fût adressé à elle, et répondit à Mme de Blérac par un regard et un sourire indéfinissables.

Tout en causant, et sans être trop distrait, Édouard regardait, observait et, à part soi, faisait ses réflexions ; c’est qu’il avait sous les yeux des types curieux à étudier ; un caricaturiste se fût pâmé d’aise à la vue d’une si belle réunion de grotesques ; il y avait là, entre autres, une demi-douzaine de bonnes têtes qui valaient la peine d’être encadrées et conservées dans un musée.

– Mademoiselle, le musicien va nous jouer une polka, vous voulez bien la danser avec moi, n’est-ce pas ?

Ces paroles étaient adressées à Claire par M. Hector Bertillon dont, en effet, le tour était venu de danser avec la jeune châtelaine.

– Je suis désolée, monsieur, répondit Claire, je suis engagée pour cette polka.

Ce petit colloque avait lieu devant la comtesse et Édouard.

– Mais, mademoiselle… essaya de protester le fils du millionnaire.

– Monsieur, répliqua la jeune fille, j’ai promis cette danse à M. Lebel.

C’était un innocent mensonge ; elle n’avait rien promis à Édouard, qui n’avait pas sollicité l’honneur de danser avec elle.

– Ah ! fit M. Hector tout interloqué, pendant que l’artiste tressaillait violemment.

– Monsieur Lebel, dit Claire, la polka va commencer.

Édouard ému, tremblant, se dressa sur ses jambes et, aussitôt, lui prenant le bras, la jeune fille l’entraîna.

– Monsieur Édouard, dit-elle avec un léger tremblement dans la voix, vous me pardonnez ?

– Si je vous pardonne !

– Je désirais danser avec vous ; mais encore faut-il que cela vous soit agréable.

– Ah ! mademoiselle, vous me donnez une joie que je n’espérais pas.

– Vrai ?

– Oui, mademoiselle, vous me comblez…

– Est-ce que vous avez beaucoup dansé, autrefois ?

– Presque jamais, mademoiselle ; mais, rassurez-vous, je m’en tirerai convenablement ; au lycée nous apprenions aussi à danser.

– Est-ce que vous savez valser ?

– La valse est la danse que je préfère.

– Eh bien ! monsieur Édouard, nous danserons ensemble la prochaine valse.

– Oui, mademoiselle.

– Mais, avant, vous me ferez l’amitié d’inviter Mlle de Lancelin pour le quadrille et Mlle Léontine pour la redowa.

– Je ferai tout ce que vous voudrez pour vous être agréable.

– Merci.

La polka commençait ; ils se prirent les mains et partirent à la mesure.

Claire dansant avec l’artiste, un homme qu’elle payait, cela n’était pas du goût de tout le monde. Et le pire, c’est que ce sans-le-sou dansait très bien, avec aisance, avec grâce !

Il y eut des clignements d’yeux, des froncements de sourcils, des pincements de lèvres et des rougeurs de gens qui se croient scandalisés.

Et Mlle Claire, qui paraissait si contente, si heureuse, qui avait pour son danseur de si doux regards, de si gracieux sourires ! Ah ! c’en était trop ! Le dépit se lisait sur les physionomies. Les Bertillon, les Lancelin, les Linois enrageaient.

On ne s’offusqua pas trop de voir l’artiste danser le quadrille avec Mlle de Lancelin et la redowa avec Mlle Léontine Guichard. Mais, tout de même, on ne comprenait pas que ce garçon ne se fût pas respectueusement tenu à l’écart, et que Mlle Dubessy lui eût permis, en acceptant de danser d’abord avec lui, de prendre place, comme un égal, dans une société de gens comme il faut.

Les fureurs intérieures, un instant apaisées, se réveillèrent plus violentes quand Claire et Édouard, enlacés, se laissèrent emporter par le mouvement rapide de la valse des Roses.

Décidément, Mlle Dubessy était bien inconséquente, elle manquait de fierté, elle faisait trop bon marché de sa dignité.

Après la valse, comme le jeune ingénieur se précipitait vers Claire pour lui rappeler qu’elle lui avait promis une schottisch, la jeune fille dit assez haut pour que tous pussent l’entendre :

– Ces demoiselles ont, comme moi, besoin de se reposer, et c’est ce que nous allons faire. Pendant ce temps on causera ou l’on fera de la musique. Mlle Dumayeux, dont vous connaissez la jolie voix, voudra bien nous chanter quelque chose de Faust.

La demoiselle désignée, évidemment enchantée, se rengorgea, s’empressa de dire qu’elle voulait bien, et alla chuchoter quelques mots à l’oreille du pianiste accompagnateur.

On s’était assis et l’on causa pendant quelques instants, en attendant l’air des Bijoux que Mlle Dumayeux chanta d’une façon assez agréable.

Mlle Guichard, Claire et une autre jeune fille chantèrent aussi ; puis, personne ne se levant plus pour aller au piano, l’instrument resta muet et la conversation devint générale.

Édouard ne parlait pas, il se contentait d’écouter et de continuer ses observations.

Assurément, il était dit d’excellentes choses, mais aussi que de balourdises !

Claire paraissait préoccupée, et un observateur attentif aurait remarqué que quelque chose la contrariait ; il se serait aussi aperçu de l’indéfinissable expression du regard de la jeune fille lorsque ses yeux s’arrêtaient sur le jeune artiste.

Peut-être ; établissant certaines comparaisons, trouvait-elle Édouard infiniment supérieur à ceux qui se montraient vis-à-vis de lui si hautains, si dédaigneux.

Ce que pensaient la plupart de ses invités, elle le devinait et, certes, elle n’avait pas lieu d’être satisfaite.

Tout à coup elle se leva et, changeant de place, elle alla s’asseoir à la gauche de Mme de Blérac, qui avait Édouard à sa droite. Alors, n’écoutant plus ce que disaient les autres, elle se mit à causer avec la comtesse et l’artiste. Elle était pour Édouard d’une amabilité et d’une gracieuseté qu’on devait trouver excessives.

Chaque fois qu’elle en trouvait l’occasion, elle s’adressait à Édouard, disant :

– N’est-ce pas votre avis, monsieur Lebel ? Ou bien :

– Que pensez-vous de cela ?

Ou encore, à propos de ceci et de cela :

– Monsieur Lebel, veuillez donc, je vous prie, nous faire connaîtra votre opinion.

Édouard s’empressait de répondre.

Mais chaque question que Claire adressait au jeune homme attirait sur lui des regards dissimulés, mais furibonds.

En vérité, est-ce que, réellement, ce petit peintre comptait pour quelque chose au château ? C’était à n’y pas croire ! Mlle Claire si fière, si indépendante, qui ne prenait jamais conseil que d’elle-même, semblait ne plus voir que par les yeux de cet artiste, ne plus entendre que par ses oreilles ! Allait-elle donc maintenant se laisser diriger par lui ?

Claire se donnait ainsi le malin plaisir de taquiner ses invités, de les exciter ; elle les punissait de leur sot orgueil et vengeait celui qu’ils croyaient avoir le droit de repousser.

À un moment, M. Bertillon, le millionnaire, se lança dans une appréciation sur les femmes en général, qui ne fut pas du goût de Mlle Dubessy. Elle riposta avec une certaine vivacité, et quand elle crut avoir suffisamment soutenu sa thèse, elle se tourna vers Édouard.

– Monsieur Lebel, dit-elle, vous voyez que je ne pense pas du tout comme M. Bertillon ; mais je n’ai pas la prétention d’avoir raison ; je vous demande d’être arbitre entre nous : qui a raison ?

– Vous, mademoiselle, répondit Édouard.

M. Bertillon, piqué, voulut entamer une discussion.

– Non, non ! s’écria M. Mongusson, la cause est entendue, l’arbitre a prononcé, et il a bien jugé.

– Oui, appuya M. Guichard, car sur plusieurs points, monsieur Bertillon, votre argumentation est fausse, et Mlle Dubessy a absolument raison.

Mme de Linois dit tout bas à l’oreille du millionnaire :

– Vous voyez bien, cher monsieur, qu’il y a là une question de galanterie.

On parla d’autres choses : un peu de la politique, des réformes sociales et beaucoup de notre armée, de nos armements, de la défense du territoire national.

M. Trumelet approuvait fort tout ce qui était fait en vue de rendre la France forte et puissante ; mais il se plaignit qu’on ne s’appliquât pas assez, en France, à apprendre les langues étrangères, l’allemand surtout ; il avait constaté en 1870, pendant la guerre, que presque tous les officiers allemands savaient le français ; il déplorait que, sur ce point, nous fussions inférieurs à nos voisins d’outre-Rhin.

– Je ne voudrais pas seulement, s’écria-t-il, que tous nos officiers parlassent l’allemand, l’anglais et l’italien, mais encore que toute la jeunesse française connût ces trois langues !

– Mais, fit observer M. de Lancelin, les langues étrangères sont apprises maintenant dans nos lycées, nos collèges et toutes nos écoles d’enseignement supérieur.

L’occasion s’offrait belle à M. Alfred de Linois de montrer qu’il n’était pas d’une ignorance absolue.

– Sans être un officier, dit-il, je parle l’allemand.

Et s’adressant à Édouard, contre lequel il n’avait pas une dent, mais toute sa mâchoire, et qu’il pensait facilement écraser de sa supériorité :

– Savez-vous l’allemand, monsieur ? demanda-t-il.

Et, sans attendre la réponse de l’artiste, il lui adressa une question dans un allemand d’ailleurs peu correct.

Édouard, très grave, répondit à la question, mais en français.

– Ah ! fit M. Alfred, vous savez l’allemand, mais vous ne le parlez pas. Moi, continua-t-il, j’ai appris à le parler à Munich, en Bavière, Allemagne.

Édouard eut un imperceptible sourire et répliqua :

– Ce que je sais d’allemand, monsieur, je l’ai appris en France d’un vieux professeur de Stuttgart. Je n’ai jamais eu, comme vous, le temps ni les moyens d’aller demeurer en Allemagne.

– Vous n’avez jamais voyagé ?

– Si, monsieur, j’ai visité deux royaumes voisins de la France : je suis allé à Madrid… en Espagne, à Turin… en Piémont, à Rome… en Italie.

Alfred de Linois ne sentit pas le coup de griffe de cette réponse ; mais quelques sourires indiquèrent que d’autres avaient compris l’ironie.

– Comme on dit Paris… en France, cria l’ingénieur pouffant de rire.

– Et Saint-Pétersbourg… en Russie, ajouta l’avocat. Cette fois, sauf quelques-uns, tout le monde se mit à rire.

M. de Linois eut encore la sottise de croire que c’était son interlocuteur qui égayait la galerie. Et, s’imaginant qu’il le tenait sur la sellette, et ne voulant pas le lâcher encore :

– Savez-vous aussi l’anglais, monsieur Lebel ? demanda-t-il d’un ton qui frisait l’impertinence.

– Un peu, monsieur de Linois, comme l’allemand, répondit sèchement l’artiste.

Et, impatienté, sentant que le sot personnage lui portait sur les nerfs, voulant s’en débarrasser, il lui dit, en bon et pur allemand, cette phrase, dont voici la traduction :

« Si l’été est la belle saison, à cause des chants d’oiseaux, des fleurs, des fruits et des moissons qu’elle nous donne, n’est-il pas vrai, monsieur, que l’hiver a aussi ses agréments ? »

M. de Linois, tout décontenancé, resta bouche bée.

Alors Édouard reprit la phrase, mais cette fois en anglais.

M. de Linois ne comprit pas davantage.

De rouge comme une pivoine qu’il était après la question en allemand, il devint affreusement pâle.

Ce fut Mlle Guichard qui répondit à Édouard, en anglais :

– Oui, monsieur, si l’été est la belle saison, à cause des chants d’oiseaux, des fleurs, des fruits et des moissons qu’elle nous donne, l’hiver a bien aussi ses agréments, entre autres ceux que nous trouvons ici auprès de Mlle Claire Dubessy.

Un gracieux sourire de Claire remercia Léontine.

– Monsieur de Linois, reprit Édouard, vous auriez encore besoin, je crois, d’aller passer quelque temps à Munich… en Bavière et quelque temps aussi à Londres… en Angleterre.

Ayant ainsi exécuté le personnage, il se tourna vers la comtesse avec laquelle il se mit tranquillement à causer.

M. Alfred se mordait les lèvres ; il dévorait sa rage et buvait sa honte. Il avait cherché cette humiliation, mais au lieu de s’en vouloir à lui-même, il se disait qu’il ne pardonnerait jamais à celui qui la lui avait infligée.

– Tout de même, disait Mme Guichard à son oncle, M. Lebel a été cruel pour ce pauvre M. de Linois.

– C’est tant pis pour lui ; il ne fallait pas qu’il se fit mordre.

Le reste de la journée se passa sans incident, malgré l’état de nervosité où se trouvaient la moitié des invités.

M. Alfred de Linois n’avait plus autant de jactance, il était même devenu fort calme et parlait à peine. On aurait pu croire que la verte leçon de tout à l’heure l’avait corrigé ; mais non, il était sous le coup d’une semonce que lui avait adressée madame sa mère pour lui faire comprendre qu’il avait été on ne peut plus maladroit, qu’il avait risqué de perdre en un instant tout le terrain gagné, que c’était ainsi qu’on faisait sottement le jeu de ses rivaux, et qu’il devait mieux s’observer à l’avenir.

– Car, ajouta la cauteleuse Mme de Linois, si nous voulons réussir, si tu ne veux pas voir Mlle Dubessy te préférer l’avocat, l’ingénieur ou Hector Bertillon, il nous faut redoubler de vigilance, plus que jamais jouer au plus fin et nous tenir constamment sur la défensive.

Alfred voulut bien reconnaître qu’il avait eu tort, qu’il s’était bêtement fourvoyé, et il promit à sa digne mère d’être plus circonspect et de ne plus s’écarter, dorénavant, des excellents conseils qu’elle lui donnait.

Ce M. Édouard Lebel l’avait singulièrement agacé depuis le matin à la fin, il n’avait plus été maître de lui. Ah ! maintenant, comme il le haïssait, cette espèce de rapin, ce barbouilleur !

Enfin l’admonestation et les exhortations maternelles avaient eu pour effet immédiat de calmer la colère sourde de M. Alfred, et de l’empêcher de commettre de nouvelles sottises.

Après le dîner, on dansa encore jusque près de minuit, heure à laquelle les invités avaient l’habitude de se retirer.

Édouard rentra dans son pavillon en proie à une agitation étrange. Un bon feu de bois, allumé par un domestique, flambait dans la cheminée de sa chambre. Il alluma une bougie, entra dans la pièce voisine dont il avait fait secrètement un atelier et se plaça devant le portrait de Claire déjà très avancé, et auquel il avait eu le bonheur de donner une ressemblance parfaite.

– C’est elle, c’est bien elle, murmura-t-il ; comme si je lavais eue là, debout devant moi, j’ai saisi la noble expression de sa physionomie, la suavité du sourire effleurant ses lèvres, la fierté de son regard magique, la majesté de sa tête de reine.

Il resta quelques instants silencieux et reprit :

– Comme elle est belle ! Oh ! oui, elle est adorable !

Il fut pris d’une sorte de tremblement et, brusquement, il rentra dans sa chambre.

Ayant posé la lumière sur la table, il se laissa tomber dans un fauteuil, et les coudes sur ses genoux et la tête dans ses mains, il s’absorba dans une méditation profonde.

Il avait la peau brûlante, il était fiévreux ; à chaque instant il sursautait, contre-coup d’une commotion intérieure. Que se passait-il donc en lui ? Ah ! il le savait, maintenant, il en était sûr, il aimait Claire, il l’aimait, il l’adorait !

Longtemps il avait douté, bien des fois, terrifié, il s’était écrié : Non, non, cela n’est pas, je ne peux pas être frappé d’un pareil malheur ! Mais, aujourd’hui, le doute n’était plus possible ; il l’avait complet, ce malheur qu’il avait tant redouté et qu’il n’avait pu éloigner de lui, quoi qu’il eût fait.

Cela devait être, c’était fatal ; vainement il avait voulu tenir fermé son cœur vierge encore de tout amour, un regard et un sourire de Claire l’avaient ouvert, et la jeune fille y était entrée tout entière, comme dans un sanctuaire.

Est-ce qu’il pouvait douter encore après cette journée pendant laquelle il avait éprouvé tant d’émotions et de sensations diverses ? Quand Claire dansait avec ses soupirants, qui l’enlaçaient, n’avait-il pas senti s’allumer en lui des fureurs jalouses ? Ah ! cela disait tout, c’était la terrible révélation ! Et il aurait voulu douter encore, essayer de se défendre contre cet amour vainqueur qui le tenait, qui possédait tout son être !

Hélas ! il sentait bien que c’était impossible.

Il aimait Claire, il l’aimait avec toutes les ardeurs, toute la passion du premier amour ; il l’aimait à lui donner son sang, à mourir pour elle ! Et son amour, hélas ! était sans espoir.

Tout à coup, un sanglot déchira sa gorge.

Il bondit sur ses jambes, le regard effaré, et il s’écria, en se frappant la poitrine :

– L’amour s’est emparé de mon cœur, je ne tenterai pas de l’en arracher ; d’ailleurs, je ne le pourrais pas ; il y restera, je le garderai à côté du pieux souvenir de ma mère. Claire sera mon culte, ma religion. Si je dois souffrir, je souffrirai en silence, et jamais, jamais ni Claire ni personne ne saura le secret de mes douleurs !

Il tourna ses yeux vers le ciel avec une expression d’angoisse indicible ; puis il retomba dans le fauteuil et se mit à pleurer comme un enfant.

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