XI LE MONT-SAINT-MICHEL

À peine nos promeneurs eurent-ils mis pied à terre, qu’ils furent littéralement assaillis par les garçons et les bonnes des hôtels du Mont-Saint-Michel. Heureusement, ils n’étaient pas seuls à supporter l’avalanche ; l’omnibus, arrivé en même temps qu’eux, avait amené une vingtaine de touristes.

Hommes et femmes avaient grand’peine à défendre leurs valises dont on voulait s’emparer de vive force, à défendre même leur personne menacée d’enlèvement dans cette lutte de la concurrence. Un garçon vous tire par le bras droit, une bonne par le gauche ; d’autres s’accrochent à vos vêtements au risque de les mettre en pièces. Pour un peu, on serait saisi par les jambes et les épaules, et transporté ainsi dans un hôtel, comme un colis.

On vous remplit les mains de cartes portant les noms des hôtels ; on en bourre vos poches ; on en fourre jusque dans votre estomac, entre la chemise et le gilet.

Et garçons et bonnes crient en même temps, à vous rendre sourds :

– Venez chez nous, c’est le meilleur hôtel ; déjeuners et dîners excellents, belles chambres, tout moins cher qu’à côté.

Cela rappelle la célèbre affiche parisienne : « La maison n’est pas au coin du quai. »

Bref, on se trouve au milieu d’une vraie bagarre.

On se croirait en Italie, où les voyageurs sont constamment importunés par une nuée de mendiants ou de lazzaroni en guenilles, offrant leurs services.

André Clavière parvint à se délivrer des terribles racoleurs en leur disant :

– Nous avons notre hôtel.

Enfin, le sous-préfet et ses compagnes parvinrent à gagner l’unique porte du mont et à pénétrer dans l’enceinte.

Presque aussitôt, ils passent sous une voûte et, tout de suite, à gauche, devant la porte d’une maison, ils voient une femme brune, jeune et belle encore : physionomie avenante, air engageant, lèvres souriantes, laissant voir deux belles rangées de dents blanches.

C’est Mme Poulard aîné, la maîtresse du véritable grand hôtel du Mont-Saint-Michel : À la Renommée de l’omelette.

Elle est là, Mme Poulard, enseigne vivante de sa maison, attendant ses anciens et nouveaux clients ; elle se dresse comme une barrière, et son regard expressif et son gracieux sourire disent :

– N’allez pas plus loin, c’est ici !

Et l’on entre. Et comme il est onze heures, la cloche sonne le premier déjeuner, – il y en a un second à midi ; – on monte au premier, à la salle à manger, où quarante personnes entourent la table. Ceux qui ne trouveront pas à se placer devront attendre le déjeuner de midi. Il arrive même souvent, dans la belle saison, qu’il faut un troisième déjeuner.

Ce que c’est que la renommée de l’omelette !

André voulut voir faire une de ces fameuses omelettes.

– Eh bien ! monsieur, lui dit la charmante femme, regardez !

Un grand feu de bois flambe dans la large cheminée. Mme Poulard, qui fait elle-même ses omelettes, est assistée de son mari. Il y a deux poêles de grande dimension, attendu que chaque omelette est au moins de dix-huit œufs.

M. Poulard fait fondre dans la poêle le morceau de beurre ; Mme Poulard prend alors des mains de son mari la poêle, dans laquelle un garçon vient jeter les œufs battus à l’avance. La dame présente de nouveau la poêle à la flamme, et en un tour de main l’omelette est faite, mise sur un plat et aussitôt enlevée pour être servie aux clients.

M. Poulard a déjà préparé la seconde poêle qu’il remet à sa femme pour reprendre l’autre, et l’opération se renouvelle autant de fois qu’il est nécessaire. En moins de dix minutes six, huit, dix omelettes sont faites et servies.

En même temps, une demi-douzaine de poulets rôtissent sous les poêles, devant le brasier.

L’hôtel Poulard aîné qui, dans la saison des excursions, loge chaque nuit plus de cent voyageurs, a dû annexer à la maison primitive deux grands bâtiments haut perchés sur le rocher et adossés aux colossales murailles de l’ancien monastère.

On y monte – c’est une ascension – par des escaliers étroits, presque perpendiculaires.

La nuit, pour rentrer dans votre chambre, on ne vous met pas dans la main un chandelier ou un bougeoir dont la bougie serait vite éteinte par le vent. On se sert de lanternes, de lanternes vénitiennes bariolées de toutes les couleurs ou couvertes de fantaisistes arabesques, lesquelles lanternes sont rarement utilisées deux fois : aussi y en a-t-il, dans un vestibule, des centaines entassées, presque toutes garnies de leur bougie. On les prend à volonté et, à l’heure du couvre-feu, c’est très amusant de voir une centaine de ces lanternes aux couleurs éclatantes, danser ainsi que des feux-follets au flanc du mont.

Lors d’une visite que nous avons faite, au Mont-Saint-Michel, nous nous étions réunis, au nombre de trente, ayant chacun une lanterne à la main, pour faire le tour des remparts. Une vraie retraite aux flambeaux, qui avait attiré à notre suite une foule de gamins, et qui réjouissait fort les habitants, peu habitués à prendre part à la gaieté et aux amusements des touristes.

Il y a des siècles, le Mont-Saint-Michel se trouvait au milieu d’une forêt, laquelle a été, peu à peu, engloutie par la mer. De tout temps, ce formidable roc de granit a appelé l’attention des prêtres et des hommes de guerre.

Les Gaulois avaient dressé sur son sommet des menhirs et y avaient installé des druidesses.

D’après la légende, saint Michel apparut trois fois à saint Aubert, évêque d’Avranches, et lui ordonna de construire une basilique au sommet du mont, au pied duquel jaillissait une source d’eau vive. L’évêque exécuta l’ordre, et la basilique, desservie par douze chanoines, fut dédiée à l’archange.

Ce fut près de deux cents ans plus tard, au IXe siècle, que des familles de la Neustrie, fuyant les Normands, vinrent peupler le Mont-Saint-Michel, qui déjà était fortifié.

Les moines, maîtres du rocher, y établirent un cloître, lequel, alors, ne ressemblait guère à l’abbaye que l’on admire encore aujourd’hui, et qui fut édifiée au XIIe siècle sous l’abbé Robert de Torigny, surnommé le grand bâtisseur.

Non seulement l’ancien cloître disparut pour faire place à la magnifique abbaye, mais l’admirable basilique fut agrandie et reconstruite et les fortifications complétées.

Dès lors, le Mont-Saint-Michel fut considéré comme un joyau de la couronne de France. En 1254, le roi saint Louis y vint en pèlerinage. En 1299, l’illustre Du Guesclin s’y établit dans un petit manoir près de l’abbaye, avec sa femme Tiphaine de Raguenel, qui s’y livrait aux études philosophiques et astronomiques.

Ce fut pendant la fameuse guerre dite de Cent ans, que le Mont-Saint-Michel résista aux nombreuses attaques des Anglais.

En 1669, Louis XI créa l’ordre de Saint-Michel, devenu célèbre. Les chevaliers de Saint-Michel étaient des moines guerriers bardés de fer.

Sous Louis XIV, le mont, qui était devenu peu à peu une prison d’État, regorgeait de prisonniers. Le mystérieux Masque de fer y fut dit-on, enfermé.

Victor de la Cassagne, journaliste hollandais, qui s’était permis de critiquer la conduite de Louis XV, fut enlevé du territoire hollandais par des agents de police et jeté, sous le nom de Dubourg, dans un caveau noir du Mont-Saint-Michel, fermé par une grille de fer, où il ne pouvait se tenir que couché ou accroupi.

Le malheureux mourut là de chagrin, de privations, de souffrances, dans la nuit du 27 août 1746. Le lendemain, on trouva son corps rongé par les rats.

La Révolution arriva. Les moines furent dispersés, les prisonniers délivrés, comme l’avaient été ceux de la Bastille, et les précieux manuscrits de l’abbaye transportés à la bibliothèque d’Avranches.

Napoléon Ier fit du monastère une maison de correction ; la basilique elle-même fut aménagée pour recevoir des prisonniers.

Actuellement, et depuis déjà des années, on travaille à la restauration complète de l’église et de l’abbaye.

Sous Louis-Philippe et Napoléon III, le Mont-Saint-Michel redevint une prison d’État. Barbès, Raspail, Blanqui et beaucoup d’autres y furent enfermés.

André Clavière et ses compagnes, après avoir jeté un coup d’œil sur l’ancienne demeure de Du Guesclin, entrèrent au musée du Mont-Saint-Michel, une sorte de magasin d’objets de piété et de souvenirs, qui occupe ce qui était autrefois l’auberge de laTruie qui file, où venaient boire et jouer les gardes de l’abbaye. On y voit, entre autres curiosités, le bouclier, le collier et la couronne garnis de pierres précieuses dont on orne la statue de saint Michel aux jours de fête ; l’épée du général Lamoricière donnée par lui-même, un calice offert par Pie IX et un ciboire, don de Léon XIII.

Du petit musée, nos visiteurs se rendirent à l’abbaye. Elle se divise en six parties : le Châtelet, Belle Chaise, le Logis abbatial, l’Église, les Souterrains et cachots et la Merveille.

Le Châtelet est un donjon flanqué de deux tourelles à encorbellement, entre lesquelles s’ouvre la porte de l’abbaye, donnant accès à un escalier imposant appelé l’escalier du Gouffre. On pénètre dans la salle des gardes, qui est un grand vestibule voûté, où une immense cheminée fixe seule un instant l’attention.

Nous n’entreprendrons pas de donner ici – ce serait trop long – la description des merveilles, des chefs-d’œuvre d’architecture qui, à chaque pas, s’offrent aux yeux des visiteurs. Nous ne possédons rien en France de plus curieux, de plus intéressant, de plus admirable, de plus élégant ni de plus hardi comme construction grandiose.

Avec André Clavière nous nous arrêtons sur la plate-forme de Beauregard, appelée aussi Saut-Gaultier, du nom d’un sculpteur, prisonnier sous François Ier, qui jouissait d’une liberté relative, grâce à son talent, que les moines utilisaient et qui, las un jour de sa prison, se précipita de cette hauteur, qui est de soixante-quinze mètres.

On montre encore, dans le chœur de la basilique, des sculptures sur bois du prisonnier Gaultier.

C’est également de la plate-forme de Beauregard, que Barbes tenta de s’évader au moyen d’une corde à nœuds, qui se trouva trop courte de trois mètres. De l’extrémité de la corde, il se laissa tomber, espérant ne pas se blesser ; mais il se fractura la jambe. Il fut repris, et après avoir été fort maltraité par les gardiens, on l’enferma dans un sombre cachot où il resta enchaîné pendant quinze jours.

L’église, qui a la grandeur et l’aspect d’une cathédrale, est d’architecture romane ; toutefois, le chœur a été reconstruit dans le style gothique, au XVe siècle ; il passe pour être ce que nous avons de plus beau comme sculpture délicatement fouillée dans le granit.

On sort de l’église, et l’on monte un escalier par lequel on arrive à la plate-forme de l’abside. Placé au chevet de l’église, on a au-dessus de sa tête le célèbre escalier de dentelle, pratiqué sur le montant d’un arc-boutant, et conduisant au sommet de l’édifice. Là, à une hauteur de cent vingt mètres, on a une des plus belles vues du monde.

Au loin, l’immensité de la mer ; à une faible distance, le rocher de Tombelaine, îlot granitique, inhabité et inhabitable, qui a la forme d’un lion accroupi ; à droite, Avranches et ses hauteurs ; sur la gauche les rochers de Cancale.

– Je distingue les îles Chausey, dit André Clavière au gardien qui les conduisait, mais je ne vois pas Granville, qui se trouve sur la côte qui borde la baie, au nord.

– Nous ne pouvons voir d’ici, de ce côté-là, répondit le gardien, que le village de Genêts et celui de Saint-Jean-le-Thomas ; au delà, nous avons la pointe de Champeaux et les hautes falaises de Carolles, qui nous masquent en même temps Granville, Saint-Pair et Julouville, dont les plages de sable ne le cèdent en rien aux plus belles du littoral de la Manche.

Nos amis visitèrent successivement les bâtiments auxquels on a donné le nom de la Merveille et qui, véritablement, présentent des merveilles ; exceptons cependant les parties basses, souterraines, où se trouvent les cellules et les cachots des détenus politiques, qui furent les victimes du despotisme et de l’arbitraire.

Le cloître proprement dit, construction du Xe siècle, un pur chef-d’œuvre, d’aspect gracieux et élégant, forme un quadrilatère de vingt-cinq mètres de longueur sur quatorze mètres de largeur ; il se compose de quatre galeries à arcades, entourant le préau, supportées par deux cent vingt colonnettes en granit poli, dont cent placées contre les murs et cent vingt disposées en trépied, formant une double colonnade.

À l’intérieur des galeries, entre les arcades, l’œil ravi s’arrête sur d’admirables sculptures, rosaces et bas-reliefs ; à elle seule, la frise est composée de cent quarante roses. Le tout est en pierre de Caen, fouillée avec une extrême délicatesse.

Du cloître, on passa dans le dortoir des moines pour descendre dans la crypte de l’Aquilon, et ensuite, par de sombres escaliers, dans le quartier des cachots et remonter à la sépulture des moines, appelée les Catacombes, et qui se trouve sous la nef de l’église. On voit, en passant pour se rendre au promenoir, la chapelle de Notre-Dame des Trente-Cierges, nommée ainsi parce que, autrefois, trente cierges y brûlaient constamment devant une statue de la Vierge.

On remarque dans cette ancienne chapelle une curieuse et énorme roue en bois, qui servait à monter les provisions sur un plan incliné, et que les prisonniers faisaient tourner en grimpant dedans à la manière des écureuils.

– Monsieur et mesdames, dit le gardien-guide, nous pénétrons dans le vestibule des Voûtes ; c’est ici que se trouve le plus horrible cachot ; le voilà, c’est le cachot du diable.

Faites attention : par cet escalier noir, nous descendons à la crypte des Gros Piliers ; nous y voici, et nous nous trouvons exactement sous le chœur de la basilique. Cette, statue, que vous voyez, est celle de la Vierge, qui se trouvait autrefois dans la chapelle que nous avons traversée tout à l’heure, et qui a été miraculeusement sauvée lors d’un formidable incendie de l’abbaye.

Maintenant, nous revenons vers la Merveille. Nous entrons dans le réfectoire des moines ; le dortoir est au-dessus. Cette salle, mesdames, éclairée par neuf grandes fenêtres, est une des plus belles et des plus vastes de l’abbaye. Comme vous le voyez, elle est divisée en deux nefs par ces colonnes à chapiteaux ornés de feuillages. Jetez les yeux sur ces deux grandes cheminées, et nous pénétrons dans la salle des Chevaliers.

La salle des Chevaliers, où se tenait le chapitre de l’ordre de Saint-Michel, citée comme le plus beau vaisseau gothique qui existe au monde, est divisée en quatre nefs par trois rangs de puissants piliers aux chapiteaux décorés, de sculptures fantaisistes.

Ces piliers, rejoints par des arcades gigantesques, supportent le cloître tout entier.

Éclairée par sept grandes fenêtres, cette salle était chauffée jadis, comme le réfectoire des moines, par deux immenses cheminées, et en s’y promenant aujourd’hui, on songe à ce qu’elle ; devait être lorsqu’elle était animée par les chevaliers aux riches et brillantes armures.

Le sous-préfet donnait le bras à Julie Verrier, qui n’était pas sans éprouver un certain trouble, en se rappelant ce qu’avait été la Chiffonne.

La Dame en noir et Mme Pinguet marchaient côte à côte. Soudain, Charlotte saisit le bras de son amie, en murmurant :

– Marie, l’homme !

– Quel homme ? fit Mme Clavière, qui ne put s’empêcher de tressaillir…

Le monsieur de l’église d’Avranches.

La Dame en noir porta vivement son regard vers l’endroit que lui indiquait Charlotte ; mais le mystérieux personnage avait déjà disparu par une des deux portes qui se trouvent à l’extrémité de la salle.

– Monsieur, demanda Charlotte au gardien, où cette porte conduit elle ?

– À un escalier par lequel on descend au cellier des moines, qui se trouve sous la salle des Chevaliers ; nous allons le visiter tout à l’heure.

La Dame en noir, que la lettre reçue le matin avait constamment préoccupée, et dont l’apparition de l’inconnu venait d’augmenter l’inquiétude, était maintenant fiévreusement agitée.

– Chère mère, lui dit André, est-ce que tu te sens fatiguée ?

– Oui, un peu, mon ami.

– Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ?

– Comme ces dames, André, je tenais à visiter entièrement l’abbaye.

– Eh bien, chère mère, comme nous n’avons presque plus rien à voir maintenant, nous pouvons tout de suite nous retirer.

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