X UN NUAGE

Le Jardin des plantes d’Avranches, en lui-même, ressemble à toutes les promenades publiques du même genre. On y remarque des arbres d’essences rares, dont quelques-uns sont de toute beauté.

Ce jardin est situé à l’ouest de la ville, tout à fait à l’extrémité du promontoire d’Avranches.

Outre la fraîcheur, le bon air et les ombrages qu’on y trouve aux jours chauds de la canicule, ce qui le rend surtout cher aux habitants, c’est sa magnifique situation, c’est sa vue superbe qu’on ne se lasse jamais d’admirer.

Aussi Charlotte Pinguet et Julie Verrier poussèrent-elles des cris d’admiration et tombèrent-elles comme en extase, quand elles se trouvèrent tout à coup, sans s’y être attendues, en présence du splendide et magique panorama qui se déroulait sous leurs yeux.

– Cette immense étendue que vous avez devant vous, c’est la mer, leur dit Mme Clavière.

– La mer ! la mer ! s’écria Charlotte, la voilà, c’est elle ! Mais, oui, là-bas, au loin, je distingue des voiles.

– Ce sont des barques de pêcheurs.

– Et cette masse noire, qui se dresse là comme un énorme pain de sucre, qu’est-ce que c’est ?

– C’est le Mont-Saint-Michel.

– Un rocher ?

– Oui, un rocher ; mais au flanc de ce rocher il y a un village habité en partie par des familles de pêcheurs. Tout à fait sur la hauteur, ce que vous voyez comme une pointe est un ancien monastère, qu’on a mis plusieurs siècles à construire, et qui est une merveille d’architecture, unique au monde.

– Il me semble que, en effet, je vois des maisons, dit Julie Verrier.

– On ne saurait d’ici les bien distinguer, parce qu’elles font corps avec la masse rocheuse.

Charlotte n’avait d’yeux que pour la mer.

– De l’autre côté, là-bas, tout là-bas, dit-elle, il me semble que c’est la terre.

– Tu ne te trompes pas, ma chère Charlotte, c’est bien la terre. Cette masse d’eau que tu as sous les yeux n’est pas la grande mer, mais un golfe.

Un golfe, qu’on appelle aussi une baie, est une partie de mer qui pénètre plus ou moins profondément dans les terres ; ce golfe a pris le nom de golfe de Saint-Malo, et son prolongement, c’est-à-dire la partie qui se rapproche de nous, porte le nom de baie du Mont-Saint-Michel.

En arrière du Mont-Saint-Michel, ce que vous voyez est une immense plaine de sable. Autrefois, tout cela était envahi par la mer ; maintenant, on est en train de dessécher ces vastes terrains, dont une partie déjà est livrée à la culture. Ici, peu à peu, on reprend à la mer ce dont elle s’était emparée.

– Est-ce que le Mont-Saint-Michel n’est pas au milieu de la mer ? demanda Charlotte.

– Dans un temps qui n’est pas encore bien éloigné, alors que la mer s’enfonçait davantage vers le fond de la baie, le Mont-Saint-Michel était complètement entouré d’eau, et on ne pouvait y aborder qu’avec des barques ; à présent, ce n’est plus qu’à la marée haute que les flots de la mer viennent jusqu’à ses pieds.

Mais si attrayant, si captivant, si grandiose que fût le spectacle, il fallut s’en éloigner, l’heure de rentrer était venue.

– Je serais restée à regarder jusqu’à la nuit, dit Charlotte.

– Et moi aussi, appuya Julie.

– Nous reviendrons, dit la Dame en noir en souriant.

Le soir, pendant le dîner, on parla des vues superbes, de la mer, du Mont-Saint-Michel.

– Eh bien, mesdames, dit le sous-préfet, je me ferai un plaisir de vous conduire au Mont-Saint-Michel.

– Ah ! c’est gentil, monsieur André, fit Mme Pinguet.

– Seulement, je mets à cela une condition.

– Laquelle ?

– C’est que ma mère nous accompagnera.

– Soit, dit Mme Clavière avec un doux, sourire, j’irai avec vous.

– Alors, c’est décidé ! s’écria joyeusement André. Du reste, chère mère, continua-t-il, tu n’en auras pas de regrets ; car, enfin, tu ne connais encore le Mont-Saint-Michel que par ce que je t’en ai dit.

C’est demain dimanche, vous achèverez de visiter la ville ; lundi, mardi et mercredi, vous ferez des excursions dans les environs, et jeudi nous irons déjeuner au Mont-Saint-Michel ; nous mangerons une omelette de la belle Mme Poulard.

Il est bon que vous sachiez, mesdames, qu’on ne va pas au Mont-Saint-Michel sans manger la fameuse omelette dorée, faite par Mme Poulard elle-même. Mme Poulard, épouse de M. Poulard aîné, est la très avenante et très gracieuse maîtresse de l’hôtel et du restaurant qui ont pour enseigne À la renommée de l’omelette. Oui, omelette renommée, car on en parle dans tous les pays du monde ; si bien que Mme Poulard et son omelette deviendront légendaires.

Je ne vous en dis pas plus : vous verrez Mme Poulard et vous mangerez l’omelette renommée.

Le lendemain, à huit heures, Mme Clavière et ses amies se rendirent à l’église.

On est très pieux à Avranches, ville essentiellement catholique ; il y avait, à cette messe de huit heures, de nombreux fidèles.

Mme Clavière, très recueillie, absorbée dans ses méditations, ne s’occupait pas plus ce jour-là que les autres dimanches de ce qui se passait autour d’elle ; les yeux constamment sur son livre d’heures, elle ne s’inquiétait jamais de savoir comment telles et telles dames de la ville étaient habillées, ce qui est beaucoup dans les habitudes des femmes qui vont à l’église, même les plus pieuses.

On peut bien critiquer ceci et cela, se moquer de la mise de ses meilleures amies, trouver une robe démodée, un chapeau ridicule ; cela n’empêche pas, entre temps, de prier le bon Dieu et de se courber humblement au premier coup de sonnette de l’élévation.

Les deux Parisiennes trouvaient plus intéressant de regarder les dames et les demoiselles de la ville que de prier ; aussi ne se gênaient-elles point pour promener leurs regards de tous les côtés.

Tout à coup, un homme, qui se dissimulait derrière un pilier, attira l’attention de Charlotte Pinguet.

Ce personnage paraissait avoir plus de cinquante ans ; il avait la barbe et les cheveux grisonnants, et sa pâle et belle figure portait le cachet d’une parfaite distinction. Toutefois, un nuage de tristesse répandu sur ses traits révélait une douleur de l’âme, et à certains mouvements de sa physionomie, on devinait une assez grande agitation intérieure.

Ce qui avait surtout éveillé l’attention de Charlotte, c’est que cet homme ne quittait presque pas des yeux Mme Clavière ; le regard dont il enveloppait la mère du sous-préfet, exprimait en même temps la tendresse et l’admiration.

On aurait dit un amoureux en contemplation extatique devant l’objet aimé.

– Il est tout drôle, ce monsieur, pensa Charlotte.

Elle aurait bien voulu appeler l’attention de la Dame en noir sur le personnage, mais elle n’osa point la troubler dans ses prières. Elle se pencha vers sa voisine et lui dit tout bas, à l’oreille :

– Julie, à gauche, contre le pilier, voyez donc ce monsieur.

– Je le vois, ce doit être un riche de la ville.

– Ne remarquez-vous pas quelque chose ?

– Si fait ; il regarde Mme Clavière avec des yeux.

– N’est-ce pas ? C’est singulier.

– Comme il a l’air triste !

– Oui, on voit qu’il souffre.

– C’est qu’il a toujours les yeux sur elle.

– Et je suis bien sûre qu’il ne nous voit pas, nous.

À ce moment, Julie saisit la main de Mme Pinguet.

– Charlotte ! fit-elle.

– Eh bien ?

– Regardez, ne dirait-on pas qu’il pleure ?

– Il a, en effet, de grosses larmes dans les yeux.

– C’est drôle, bien drôle, vraiment.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Je ne comprends pas.

La messe était finie.

La Dame en noir ferma son livre, se leva et, souriant à ses amies, prononça ce mot :

– Venez.

Avant de suivre Mme Clavière, qui déjà descendait la nef, Charlotte et Julie portèrent leurs regards du côté du pilier.

L’homme avait disparu.

Avant de rentrer à l’hôtel de la sous-préfecture, Mme Clavière conduisit ses amies au Jardin public, au centre duquel se trouve la statue de marbre blanc du général Valhubert, un enfant d’Avranches.

Ce jardin, qui est la principale promenade de la ville, serait infiniment plus agréable que le Jardin des plantes, si ce dernier n’avait pas l’avantage de la célèbre et splendide vue du golfe et du Mont-Saint-Michel.

Après le déjeuner, Mme Clavière ayant quelques visites à faire, ce fut André qui se fit le cicérone de Charlotte et de Julie et acheva de leur faire visiter la ville, particulièrement le musée d’antiquité et le musée lapidaire, qui se trouvent, comme le tribunal, dans le palais de l’ancien évêché.

Le soir, comme le sous-préfet demandait aux deux Parisiennes ce qu’elles avaient trouvé de plus remarquable à Avranches, Julie Verrier répondit sans hésiter :

– Le Jardin des plantes et la place de la sous-préfecture, et cela, monsieur André, à cause de leurs magnifiques vues.

Après le dîner, profitant d’un moment où elle se trouvait seule avec la Dame en noir, Mme Pinguet lui parla de l’homme de l’église, mais sans oser lui dire, toutefois, combien l’attitude du personnage lui avait paru singulière et les choses non moins étranges qu’elle avait remarquées.

Mme Clavière répondit en souriant :

– Je ne vois pas qui peut être ce monsieur, qui me regardait avec une si curieuse attention ; sachant que je suis la mère du sous-préfet, il s’étonnait, sans doute, de me voir si simplement mise, quand les dames des plus petits fonctionnaires de la ville rivalisent entre elles d’élégance et de luxe… Dans tous les cas, ma chère Charlotte, il n’y a là rien qui puisse m’inquiéter, ni même me préoccuper.

Néanmoins, je regrette de ne pas avoir jeté un regard du côté du pilier ; peut-être aurais-je reconnu ce monsieur si distrait.

– J’avais bien envie d’appeler ton attention sur lui ; mais tu suivais la messe avec tant de ferveur, les yeux constamment sur ton livre, que je n’ai pas voulu te causer une distraction.

Mais comme tu le dis, ma chère Marie, tu n’as pas à t’inquiéter, d’autant mieux que ce monsieur est fort bien et ne peut être qu’un personnage important de la ville.

La Dame en noir n’attacha aucune importance à ce que venait de lui dire Mme Pinguet, et quelques instants après elle n’y pensait déjà plus.

Ainsi qu’il avait été convenu, on fit, les jours suivants, d’intéressantes excursions dans les environs d’Avranches.

Le jeudi matin, à neuf heures, tout le monde était prêt. On allait au Mont-Saint-Michel où, comme il avait été dit, on déjeunerait.

Au moment de partir, André remarqua chez sa mère une certaine agitation ; et puis elle était plus pâle qu’à l’ordinaire et son regard avait une expression de vague inquiétude.

– Chère mère, lui demanda le sous-préfet, inquiet lui-même, est-ce que tu te sens mal disposée ?

– Non, je suis très bien, répondit-elle.

– Pourtant, je te vois pâle et un peu fiévreuse. Si tu as quelque chose, dis-le, nous remettrons notre promenade à demain ou à un autre jour.

– Tu t’inquiètes à tort, mon cher enfant, je te le répète, je n’ai rien, et je suis enchantée de faire cette excursion avec toi et en compagnie de mes amies.

Et pour tranquilliser son fils, elle prit un air de gaieté et força le sourire à venir sur ses lèvres.

Habituellement, Mme Clavière faisait lire à André toutes les lettres qu’elle recevait.

Mais, ce jeudi matin, elle en avait reçu une qu’elle s’était empressée de cacher après l’avoir lue.

C’était une lettre de la mère Agathe. Après avoir parlé de la Maison maternelle et longuement des enfants, comme elle le faisait toujours, la bonne vieille religieuse apprenait à Mme Clavière qu’elle avait eu l’honneur de recevoir la visite de M. le comte de Rosamont, ancien ambassadeur.

« M. le comte avait vu les enfants, visité la maison, disait la lettre, et s’était montré très satisfait. Il avait demandé le nom de la fondatrice de l’œuvre que, naturellement, on ne lui avait pas fait connaître.

« Il avait beaucoup parlé de M. André Clavière, sous-préfet à Avranches, qu’il connaissait, à qui il s’intéressait d’une façon toute particulière. Il savait qu’il avait été élevé à la Maison maternelle et avait paru très désireux d’apprendre comment et pourquoi l’enfant de Mme Clavière avait été reçu dans la maison. Sur ce point, il n’avait pas été renseigné.

« Ce qui indiquait que M. le comte s’intéressait réellement beaucoup à M. André Clavière, c’est qu’il était ému en parlant de lui. Il s’était assis sur le banc de pierre du préau où le petit André avait pris l’habitude de s’asseoir pour étudier ses leçons. Dans le dortoir des petits, il désira voir le lit où couchait notre cher André ; il s’en est approché et est resté un instant à le regarder avec émotion.

« En me quittant, il me remit mille francs, que je n’ai pas cru devoir refuser, pour acheter des jouets à nos chers mignons.

« J’avais remarqué que M. le comte avait un large crêpe à son chapeau ; j’ai appris, quelques jours après, qu’il avait eu, depuis peu, la douleur de perdre Mme la comtesse de Rosamont. »

La Dame en noir avait aussitôt compris que la comtesse, avant de mourir, avait instruit son mari de sa visite à la maison de Boulogne et lui avait appris, en même temps, qu’André était son fils.

On comprend son agitation et quelles devaient être ses appréhensions.

Cependant, ne voulant pas inquiéter son fils ni ses amies, elle redevint maîtresse d’elle-même, et ce fut elle qui s’écria :

– Eh bien, voilà l’heure, partons !

Une voiture les attendait pour les conduire à la gare. Ils prirent le train qui se dirige vers les côtes de Bretagne et qui passe à Pontorson où ils descendirent. Des omnibus font constamment le trajet, aller et retour, de Pontorson au Mont-Saint-Michel ; mais nos voyageurs préférèrent prendre une voiture de louage. Autrefois, on ne pouvait arriver au mont qu’à certaines heures de la journée, à la marée basse ; depuis, on a construit une belle route, c’est-à-dire une digue suffisamment haute pour n’être jamais submergée, laquelle est un trait d’union entre le Mont-Saint-Michel et la terre ferme. Une rivière, au cours rapide, longe la digue et va perdre ses eaux dans celles de la baie, à la base même du mont. Cette rivière se nomme le Gouesnon ; on y fait, à certaines époques de l’année, des pêches miraculeuses de saumon ; elle sépare la Normandie de la Bretagne.

Il y a de cela longtemps, le Couesnon, qui coulait dans la baie à droite du Mont-Saint-Michel, s’est détourné de son lit pour couler à gauche. De là ce vieux dicton :

Un jour Couesnon, dans sa folie, a mis le Mont en Normandie.

Le Mont-Saint-Michel est un énorme massif de rochers granitiques présentant la forme d’un côté et ayant environ mille mètres de circonférence à sa base et cent mètres de hauteur, sans compter l’église monumentale construite à son sommet.

Les voitures de Pontorson s’arrêtent sur la digue au pied du rocher ; aucune ne pénètre à l’intérieur de l’enceinte fortifiée, pour cette unique raison qu’elle ne pourrait pas y circuler. Disons tout de suite que le Mont-Saint-Michel a été pendant des siècles et est encore un fort redoutable dont les Anglais, toujours ambitieux de prendre ce qui appartient aux autres, ont vainement tenté de s’emparer à plusieurs reprises. Il n’y a guère plus de deux cents habitants au Mont-Saint-Michel. Ce sont, comme nous l’avons déjà dit, des familles de pêcheurs ; des maîtres d’hôtel ; des marchands de coquillages, de photographies, d’objets de piété et autres ; des prêtres de l’ordre de saint Lazare, qui ont là un pensionnat de jeunes garçons. Le village n’a qu’une seule rue, qui monte de la porte d’entrée à l’abbaye, et le long de laquelle les maisons se groupent en amphithéâtre. L’aspect est des plus pittoresques.

Ce rocher, qui se défend de lui-même, présente cependant des ouvragés remarquables d’enceinte fortifiée, lesquels sont du XIIe et du XVe siècle. Toute la ligne de défense est flanquée de tours et percée de nombreux mâchicoulis.

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