XVIII PAUVRE HENRIETTE

Monsieur Beaugrand était parti le matin de bonne heure, prévenant sa femme qu’il coucherait à Paris, et que peut-être même il ne lui serait pas possible de revenir avant le surlendemain soir. Il prévoyait que plusieurs affaires urgentes lui demanderaient plus de temps qu’il ne le voudrait.

Mais ces affaires terminées, il prendrait ses dispositions afin de pouvoir rester à Bresle les autres jours de la semaine.

Charlotte Pinguet et Julie Verrier, que l’on avait envoyé chercher à la gare, étaient arrivées le samedi soir. Nous croyons inutile de dire qu’elles avaient été reçues très affectueusement, comme des amies.

Mme Beaugrand était aussi de celles qui se souviennent des services rendus et ne s’affranchissent point de la reconnaissance.

Or, le lundi matin, après le premier déjeuner, on causait dans le petit salon. Charlotte parlait du plaisir qu’elle avait éprouvé en voyant la mer pour la première fois, racontait les excursions aux environs d’Avranches et la visite au Mont-Saint-Michel, disant combien le jeune sous-préfet s’était montré gracieux et aimable.

Sur tout ce que disait Charlotte, Julie renchérissait. Il était impossible de trouver un jeune homme plus charmant que M. André Clavière ; du reste ne ressemblait-il pas à sa mère, qui était la meilleure et la plus parfaite de toutes les femmes ?

Henriette, rougissante, écoutait, ravie, les éloges à l’adresse de celui qu’elle aimait.

Un domestique apporta plusieurs lettres sur un plateau d’argent ; Mme Beaugrand les prit et lut rapidement les suscriptions.

Henriette, gracieusement penchée vers sa mère, lisait en même temps qu’elle.

– En voici trois pour M. Beaugrand, dit Blanche.

– Il les lira à son retour, ajouta Henriette ; on les placera sur son bureau de même que celles qui pourront venir ce soir et demain matin. Les autres sont pour toi, maman. Ah ! celle-là est d’André, je reconnais son écriture.

– En effet, dit Mme Beaugrand, c’est son écriture, et, d’ailleurs, l’enveloppe porte le timbre d’Avranches.

– Oh ! cette lettre est de lui, bien sûr ; je reconnaîtrais son écriture entre mille. Il m’a écrit la semaine dernière, c’est à toi qu’il écrit aujourd’hui.

– Chacune à son tour, fit Mme Beaugrand en riant.

– Maman, il faut lire tout de suite la lettre d’André.

– Et les autres ?

– Après.

– Allons, mademoiselle Impatiente, je fais ce que tu veux.

Mme Beaugrand rompit le cachet, sortit la lettre de l’enveloppe et la déplia.

– Maman, reprit la jeune fille d’une voix câline, me permets-tu de lire avec toi ?

– Oui, petite curieuse.

Et s’adressant à Charlotte et à Julie, elle ajouta en souriant :

– Voilà les enfants ; il faut toujours qu’on fasse leur volonté. Henriette s’approcha plus encore de sa mère et toutes deux, en même temps, commencèrent à lire. Mais la jeune fille dévorait les lignes, et avant que Mme Beaugrand eût compris et eût eu le temps d’empêcher Henriette de continuer sa lecture, la pauvre enfant était frappée en plein cœur.

Elle devint subitement pâle comme une morte, ses yeux s’ouvrirent démesurément et ses mains s’appuyèrent fortement sur son cœur. Puis, aussitôt, elle poussa un grand cri rauque et tomba à la renverse, ne donnant plus signe de vie.

Un cri déchirant de la mère avait répondu au cri de sa fille.

La lettre fatale s’était échappée de la main de Blanche, qui se dressa comme par un ressort et, folle de terreur et de douleur, se précipita au secours d’Henriette.

Mais, déjà, Julie Verrier avait relevé la jeune fille et s’était accroupie pour lui soutenir la tête, pendant que Charlotte se mettait en devoir de dégrafer la robe et le corset.

La pauvre Henriette ne respirait plus, on ne sentait plus battre son cœur, on pouvait croire qu’elle était morte.

Mme Beaugrand, affolée, cherchait un flacon de sels qu’elle ne trouvait pas et répétait constamment, d’une voix étranglée :

– Il a tué ma fille ! il a tué mon enfant !

À ce moment, la pauvre mère était véritablement folle, elle ne savait plus ce qu’elle faisait, elle avait la tête perdue.

Elle allait de sa fille à la porte, revenait près d’Henriette, tournait, s’agitait, prononçant toujours ces mots :

– Il a tué ma fille !

Enfin sa main saisit le cordon de la sonnette qu’elle agita avec violence.

Pendant ce temps, Charlotte avait trouvé le flacon de sels dans un vide-poche et le faisait respirer à la jeune fille, que Julie tenait toujours dans ses bras.

Les coups de sonnette avaient mis en émoi les serviteurs. Ce n’était pas ainsi que madame appelait habituellement la femme de chambre ou le maître d’hôtel. Évidemment, il se passait quelque chose d’extraordinaire.

En même temps que la femme de chambre, deux autres domestiques accoururent.

Mme Beaugrand leur montra sa fille pâle, inerte, froide et rigide comme un cadavre.

– Elle est morte, peut-être ! dit-elle entre deux sanglots.

Puis elle donna cet ordre :

– Qu’on coure chercher le médecin !

Le maître d’hôtel partit aussitôt.

La femme de chambre, qui s’était avancée au milieu du salon, demanda si l’on avait besoin d’elle.

– Pas en ce moment, lui répondit Charlotte ; si nous avons besoin de vous, votre maîtresse vous appellera.

La femme de chambre n’avait pas à insister, elle se retira.

La mère s’était agenouillée devant sa fille, avait pris ses mains et les couvrait de baisers et de larmes.

Le tableau était navrant. Maintenant les trois femmes sanglotaient. En présence de cette scène de douleur, de désespoir, on aurait pu croire que la malheureuse enfant avait cessé de vivre.

On se décida à la relever tout à fait et à la porter sur un canapé où elle resta étendue, toujours dans la même immobilité de marbre.

Hélas ! malgré tous les soins qu’on lui prodiguait, elle ne revenait pas à la vie.

Et au milieu du lugubre silence du salon, lequel n’était troublé que par le bruit des sanglots et des gémissements, s’élevait la voix de la pauvre mère, répétant :

– Il a tué ma fille.

Charlotte et Julie comprenaient bien que c’était la lettre d’André Clavière qui avait porté à la jeune fille un coup terrible. Mais que contenait-elle donc, cette lettre ?

Mme Pinguet l’avait ramassée et mise dans sa poche ; mais elle était trop discrète, trop honnête, pour avoir seulement le désir de la lire. Elle et Julie ne songeaient guère non plus, à ce moment, à interroger Mme Beaugrand.

Elles ne pouvaient que faire des suppositions, car rien ne leur faisait soupçonner la vérité.

Quel malheur était-il arrivé, depuis si peu de temps qu’elles avaient quitté Avranches ? La Dame en noir avait-elle été subitement atteinte d’un mal qui mettait sa vie en danger ? Mon Dieu, c’était possible. Mais cela aurait-il pu frapper Henriette au cœur avec tant de violence ? Non, ce n’était pas cela ; il y avait autre chose. Quoi ? Il fallait le chercher dans ces paroles que Mme Beaugrand répétait à chaque instant :

« Il a tué ma fille ! »

Quand le docteur, qui s’était hâté d’accourir, arriva au château, il vit les serviteurs consternés, la douleur et la terreur étaient peintes sur les visages.

– Eh bien ? interrogea-t-il, s’adressant à la femme de chambre.

– Nous ne savons rien, répondit-elle, si ce n’est que madame et ses amies gémissent et pleurent.

– Où est Mlle Henriette ?

– Toujours dans le salon.

Le médecin se dirigea vers le salon, où il entra après s’être annoncé en frappant.

Mme Beaugrand, qui s’était de nouveau agenouillée auprès de sa fille, bondit sur ses jambes à la vue du docteur.

– Ma fille est morte ! ma fille est morte ! s’écria-t-elle les yeux hagards et en agitant désespérément les bras.

– De grâce, madame, calmez-vous ! dit le médecin.

Il lui prit la main, la serra affectueusement et s’approcha de la jeune fille, qu’il examina attentivement et ausculta.

– Rassurez-vous, dit-il ; c’est une syncope, et la vie de Mlle Henriette ne me paraît point menacée.

– Docteur, ne cherchez-vous pas à me tromper ?

– Mais non, madame, non. Hé, mon Dieu, pourquoi vous tromperais-je ?

– C’est juste, mon bon docteur ; ah ! voyez-vous, je n’ai plus la tête à moi, je suis folle !

– Vous êtes trop impressionnable, trop nerveuse. Depuis combien de temps dure cette syncope ?

– Depuis bientôt une heure.

– Hum ! fit le médecin.

– Docteur, vous redoutez quelque chose.

– Non, mais il faut tout de suite employer des moyens énergiques pour rappeler cette chère enfant à la vie.

Une longue demi-heure s’écoula.

Enfin, on put s’apercevoir que la jeune fille respirait. Toutefois, elle ne reprenait pas ses sens.

– Il faut la transporter dans sa chambre, dit le docteur, la déshabiller et la coucher.

Il prit Henriette dans ses bras et ce fut lui qui la porta dans sa chambre.

Maintenant, le médecin était soucieux ; on voyait des rides se creuser sur son front.

Quand on eut mis Henriette dans son lit, il l’examina de nouveau avec une grande attention, l’ausculta encore et, longuement, fit des pressions sur les bras et les épaules.

– Mon Dieu, mais elle ne revient pas à elle ! dit la mère éplorée, elle ne fait toujours aucun mouvement ; docteur, mon bon docteur, qu’est-ce que cela signifie ?

Le médecin se redressa et murmura :

– Elle dort !

– Elle dort, dites-vous, docteur ?

– Oui.

– Elle n’est donc plus en syncope ?

– Sans transition, elle est passée de l’évanouissement dans le sommeil.

– Est-ce qu’elle va dormir longtemps ainsi ?

Cette question parut embarrasser fort le docteur.

– Mais, balbutia-t-il, je ne peux pas dire…

– Ah ! après m’avoir rassurée, vous m’effrayez !

– Faut-il vous répéter encore que la vie de Mlle de Mégrigny n’est pas en danger ?

– Mais ce sommeil ? il est étrange, ce sommeil ! Docteur, j’ai peur… il faut réveiller ma fille.

– Elle se réveillera d’elle-même.

– Mais quand, mon Dieu, quand ?

– Je ne peux pas le dire.

Et comme Mme Beaugrand le regardait avec stupéfaction, il ajouta.

– Quand elle aura assez dormi.

Ce que le docteur n’osait pas dire tout de suite à la pauvre mère, c’est qu’il venait de reconnaître que la jeune fille était tombée en léthargie.

Avec de bonnes et rassurantes paroles, il parvint à calmer un peu Mme Beaugrand. Alors il lui demanda quelle était la cause de l’émotion violente qui avait déterminé la syncope.

– Vous êtes notre ami, mon cher docteur, je n’ai pas à vous cacher cela, répondit, Mme Beaugrand ; c’est une lettre que j’ai reçue ce matin et que ma pauvre enfant a lue en partie… Hélas ! j’ignorais ce qu’elle contenait, je ne pouvais pas m’en douter.

– Elle apportait donc une foudroyante nouvelle, cette lettre ?

– Oui ; foudroyante, docteur.

– D’où vient-elle ?

– D’Avranches.

– Écrite, alors, par Mme Clavière ou son fils ?

– Oui, par son fils.

– Puis-je vous demander maintenant ce que contient de si terrible la lettre de M. Clavière ?

– Docteur, je n’ai pas eu le temps d’en achever la lecture… Mais, dans mon trouble, qu’ai-je donc fait de cette lettre maudite ? Je ne me souviens pas…

– Madame, dit vivement Charlotte, elle s’est échappée de vos mains, je l’ai ramassée et mise dans ma poche, la voici.

Elle ajouta, en remettant la lettre à Blanche :

– J’ai pensé qu’il pouvait être prudent de la soustraire aux yeux des domestiques.

Mme Beaugrand remercia Charlotte d’un regard.

Elle lut rapidement. Puis elle tendit la lettre au docteur disant :

– Voyez, mon cher docteur, voyez, et vous comprendrez combien a été violent le coup porté à ma pauvre enfant.

À son tour ; le docteur lut la lettre.

– C’est incompréhensible, inimaginable, murmura-t-il Qu’est-ce que cela veut dire ? En vérité, on serait tenté de croire que c’est un insensé ou un halluciné qui a écrit cela. Et cette lettre est de M. André Clavière ! Quel noir fantôme son imagination a-t-elle donc créé de toute pièce ? Tout cela est étrange, chère madame, tout à fait étrange.

À ce moment, Mme Beaugrand, qui jusque-là ne s’était livrée à aucune réflexion, tressaillit et ses traits se contractèrent.

Une affreuse pensée venait de traverser son cerveau.

C’est à peine si elle entendit le docteur qui lui disait :

– Je crois bien que cette fois encore, chère madame, il n’y a qu’un malentendu créé par les susceptibilités exagérées, étranges même de M. André Clavière. Je suis convaincu que ce nouvel orage passera vite à la suite d’une explication devenue nécessaire.

Eh bien ! continua-t-il, ce sommeil de Mlle de Mégrigny qui, je vous le répète, n’a rien qui m’inquiète, est une sorte de faveur que Dieu lui accorde. En effet, elle souffrirait horriblement ; mais la douleur n’existe pas dans le sommeil.

Votre fille va dormir ainsi pendant trois ou quatre jours, plus peut-être, mais ne vous en effrayez point : Mlle de Mégrigny est en catalepsie, et ce sommeil, qui n’a rien de dangereux, je vous le dis encore, va nous donner le temps d’apporter le remède voulu, le seul qui soit efficace au coup terrible qu’elle a reçu.

Ce sont les joies qu’elle a rêvées, c’est son bonheur qu’elle a pu croire un instant à jamais détruit qu’il faut lui rendre.

Il ne lui restera de cette lettre, qu’elle a lue en partie, qu’un vague souvenir, le souvenir d’un mauvais rêve, si, à son réveil, elle voit son fiancé auprès d’elle.

– Ah ! il ne viendra pas ! s’écria Mme Beaugrand éperdue, il ne viendra pas !… Entre lui et ma fille tout est fini ! Ah ! je sais, je sais… Ma fille est perdue, perdue !

Elle s’affaissa sur un siège, comme une masse, et éclata en sanglots, la figure cachée dans ses mains.

– Pauvre mère ! soupira le docteur.

Il fit signe à Charlotte et à Julie de se retirer.

Il resta quelques instants encore auprès de la jeune fille, puis il s’approcha de Mme Beaugrand.

La crise de larmes s’était calmée ; mais Blanche était maintenant dans un complet état de prostration, et son regard fiévreux avait un éclat singulier, qui effrayait.

– Courage, chère madame, courage, lui dit le docteur, en lui prenant les mains ; je vais vous quitter, mais je reviendrai dans l’après-midi et aussi souvent que ma présence ici pourra être utile.

Elle regarda le docteur, comme étonnée, et ne fit pas un mouvement.

Peut-être n’avait-elle pas compris ou même entendu ce qu’il venait de lui dire.

Le médecin s’en alla. Il était attendu pour un accouchement.

Longtemps encore Mme Beaugrand resta dans le même état de prostration. Il semblait qu’elle fût devenue subitement inconsciente. Elle gardait la même immobilité que sa fille, et sa figure avait la pâleur d’ambre de celle d’Henriette.

Enfin, se ranimant tout à coup, elle bondit sur ses jambes et jeta ce cri :

– Le misérable !

Elle s’approcha du lit, et secouée par un tremblement convulsif, elle contempla la belle tête de son enfant, sans vie, comme celle d’une morte, enfoncée à demi dans le duvet de l’oreiller.

– Elle dort, murmura-t-elle, elle dormira ainsi plusieurs jours et le docteur m’a dit de ne point m’effrayer. Ah ! ma fille, ma fille adorée, dois-tu donc souffrir autant que ta malheureuse mère a souffert ? Oh ! je te vengerai ; oui, oui, tu seras vengée !

Le maudit, l’infâme ! il a osé s’attaquer à mon enfant ! Son rôle sera donc toujours de briser, de détruire le bonheur des autres !

Maintenant, une foule de pensées se croisaient, se heurtaient dans la tête en feu de Mme Beaugrand. Et de ce chaos surgissait l’image d’un démon : face horrible, au sourire railleur, au regard menaçant.

C’était son frère !

– Mon Dieu, gémit-elle, pourquoi ne nous avez-vous pas depuis longtemps délivré de ce monstre ?

Elle s’assit sur une chaise, près du lit, et, le visage dans la couverture, elle se remit à pleurer.

Nous avons dit que Mme Beaugrand, en écoutant le docteur, avait été éclairée par une pensée subite. Oui, elle avait deviné que le baron de Simiane n’était pas étranger à cette lettre d’André Clavière, qui avait failli tuer Henriette sur le coup.

Elle ne se trompait pas. D’ailleurs, pour elle, le doute n’était pas possible. Est-ce que, lors de l’audacieuse visite qu’il lui avait faite, son misérable frère ne l’avait pas menacée, sur son refus très net, très absolu, d’intervenir auprès de Mlle Dubessy en faveur de M. Alfred de Linois ?

Donc, elle n’avait plus à chercher d’où pouvait venir le coup qui frappait si cruellement sa fille et elle en même temps.

Le maudit, reprenant ses menées ténébreuses d’autrefois, poursuivait son œuvre infernale. Il lui fallait de nouvelles victimes.

Toutefois, si Mme Beaugrand ne se trompait pas en accusant son frère, elle s’éloignait de la vérité au sujet des révélations que le misérable avait pu faire, soit qu’il eût eu un entretien avec le jeune sous-préfet ou qu’il lui eût écrit.

Elle interprétait à sa manière la lettre d’André, et cet obstacle insurmontable dont parlait le jeune homme, qui le séparait à jamais de Mlle de Mégrigny, qui ne lui permettait plus de l’épouser, elle ne le voyait pas où il était réellement.

Elle était à cent lieues de se douter que de Simiane eût pu apprendre au sous-préfet qu’il n’était pas le fils de l’homme dont il portait le nom, mais le fruit d’une liaison que sa mère avait eue avant son mariage.

Dans l’idée de Mme Beaugrand, c’était son secret, à elle, que son frère avait révélé à André Clavière, ce douloureux secret de la naissance d’Henriette. Et cela, elle pouvait d’autant mieux le supposer et le croire, qu’il ne lui venait pas à la pensée que de Simiane pût connaître le passé de Marie Sorel.

Elle était donc convaincue que si André déclarait ne plus pouvoir épouser Henriette, c’est qu’il était instruit de sa liaison coupable avec M. de Bierle, c’est qu’il savait qu’Henriette n’était pas la fille de M. de Mégrigny.

Elle ne voyait rien autre chose qui pût expliquer et justifier cette rupture presque brutale.

De là ces paroles qu’elle avait prononcées, dans un cri qui répondait aux angoisses de son âme :

« Il ne viendra pas ! Ma fille est perdue ! »

C’est qu’elle connaissait bien André, si fier, si droit, si rigide dans ses principes ; c’est qu’elle savait bien que, dût-il endurer le martyre, nulle puissance au monde ne pouvait l’empêcher d’agir d’accord avec sa conscience et ses sentiments si pleins de délicatesse.

Blanche eut un instant la pensée d’envoyer un télégramme à son mari pour le prier de revenir immédiatement à Bresle.

Mais après avoir réfléchi, elle renonça à cette idée en se disant :

– Sa présence ici ne changerait rien à ce qui est ; comme moi, hélas ! il ne pourrait rien faire.

La journée se passa dans la douleur et parut longue comme une semaine de pluie.

Le médecin était revenu deux fois dans l’après-midi.

Malgré tout ce qu’on avait pu lui dire, Mme Beaugrand n’avait pas voulu s’éloigner de sa fille. Mais elle était extrêmement fatiguée et pouvait à peine se tenir debout. Un peu de repos lui était absolument nécessaire ; car il était à craindre qu’elle ne tombât sérieusement malade.

Elle voulait, disait-elle, passer la nuit près du lit de sa fille.

Cependant, vers dix heures du soir, sentant d’ailleurs ses forces épuisées, elle se rendit aux prières de Charlotte et de Julie et, après avoir couvert de baisers le visage de Henriette, elle se laissa emmener par sa femme de chambre, qui l’aida à se déshabiller et à se coucher.

Ce fut Julie qui passa la nuit dans la chambre de la jeune fille. Et, comme il avait été convenu, Charlotte vint la remplacer à six heures du matin afin qu’elle pût, à son tour, prendre quelques heures de repos.

Les deux femmes, n’ayant pas osé interroger Mme Beaugrand, ignoraient absolument ce qui avait pu causer la catastrophe.

Les domestiques ne savaient rien également ; ils s’interrogeaient entre eux, mais ne pouvaient que se livrer à des commentaires. Seule, la femme de chambre, avec cette perspicacité si grande chez la femme, devinait que quelque chose venait encore se mettre en travers du mariage de Mlle de Mégrigny et d’André Clavière.

Charlotte et Julie s’étaient demandé ce qu’elles devaient faire. N’était-il pas convenable qu’elles prissent congé de Mme Beaugrand ? Mais s’il leur semblait que, par discrétion, elles dussent quitter le château, elles sentaient aussi qu’une retraite précipitée était blâmable. En effet, leur départ ne ressemblerait-il pas à une fuite, et ne serait-il pas considéré comme une sorte de lâcheté ?

Après avoir examiné le pour et le contre, elles se dirent :

– Nous devons rester.

Share on Twitter Share on Facebook