IV UNE VISITE AU CHÂTEAU

Toutes les pièces du château où travaillait Édouard avaient été condamnées, c’est-à-dire leur entrée interdite aux visiteurs. Cela n’avait pas été facilement accepté par tout le monde. On trouvait étrange la conduite de la jeune châtelaine. Pourquoi toutes ces cachotteries ? Qu’est-ce que cela pouvait lui faire de laisser ouverts tous les appartements du château, comme ils l’avaient toujours été ?

Était-ce le peintre qui ne voulait voir personne, ou était-ce Mlle Dubessy qui tenait à cacher le travail de son artiste et l’artiste lui-même ?

On n’admettait pas un pareil mystère. On ne comprenait pas non plus que Mlle Claire n’eût pas déjà présenté le jeune peintre à ses amis. Quatre ou cinq fois depuis qu’il était au château, on l’avait à peine aperçu ; les jours de réception il disparaissait ; c’était un invisible. Tout cela ne semblait pas naturel.

– Voyons, ne vous déciderez-vous donc pas à nous faire voir ce grand travail de réparation de vos chefs-d’œuvre ? disait-on souvent à la jeune fille.

D’abord elle faisait la sourde oreille, et quand on revenait à la charge, elle répondait :

– Plus tard, attendez !

Mais plus la curiosité est grande, plus l’impatience est vive. On pressait la jeune fille de donner satisfaction au désir de tous.

– Claire, contentez-les donc une fois pour toutes et ils nous laisseront tranquilles, disait M. Darimon.

Un jeudi soir, Mlle Dubessy annonça à sa société que le dimanche suivant elle ferait voir les travaux déjà exécutés par M. Édouard Lebel.

Cette déclaration de la jeune fille fut accueillie par des bravos.

À la bonne heure ! on allait donc voir, enfin ce serait une vraie réjouissance.

Le vendredi et le samedi on parla de cela partout, tant et si bien que le dimanche matin Claire fut avisée qu’elle aurait trente personnes à déjeuner.

Heureusement, le cas avait été prévu, et le maître d’hôtel avait approvisionné le château en conséquence.

Entre onze heures et midi, les trente personnes arrivèrent. Parmi elles se trouvait un inconnu que M. Mongusson, ancien magistrat, appelait M. Dumont et qu’il présenta à Mlle Dubessy et à son tuteur comme étant un de ses vieux et bons amis, disant qu’il était venu passer quelques jours chez lui, à Poitiers, et qu’il n’avait pas hésité à l’amener à Grisolles, sachant d’avance qu’il y serait le bienvenu.

Naturellement, la jeune fille et le tuteur remercièrent l’ancien magistrat d’avoir bien voulu venir accompagné de son ami, à qui ils firent un très gracieux accueil.

M. Dumont était d’ailleurs un homme de bonne compagnie et qui se recommandait de lui-même ; sans prétention, simple de manières, il avait une bonne grosse figure joviale qui plaisait, et il paraissait encore très vert, bien qu’il n’eût guère moins de soixante-dix ans. À en juger par son extérieur et sa rosette d’officier de la Légion d’honneur, ce M. Dumont devait avoir été dans une assez haute position.

Nous passons sous silence le déjeuner et nous arrivons vite à la visite aux tableaux, laquelle – attraction du jour, – avait amené tant de monde à Grisolles.

On commença par visiter les belles fresques et les belles sculptures décoratives de la salle à manger où l’on ne mangeait plus, et du grand salon où Mlle Dubessy avait cessé de recevoir.

C’étaient, à chaque pas, des exclamations sur tous les tons.

– Ce n’est plus reconnaissable ! c’est à n’y pas croire !

– On dirait que ces peintures sont d’hier, tellement elles ont de fraîcheur !

– C’est admirable, merveilleux !

– Voilà le pied qui manquait à cette place, voilà la main qui a été remise à cette femme, etc., etc. Et on en disait ! on en disait !

Il y en avait bien quelques-uns qui auraient voulu jeter des notes discordantes dans ce concert d’éloges à l’adresse d’Édouard Lebel ; mais si la critique semble facile, elle n’appartient pas à tout le monde.

Pour critiquer une chose, il faut, avant tout, la bien connaître, et, sur ceci ou cela, il faut savoir ce qu’il y a à dire.

Des heu ! heu ! des hochements de tête, des demi-sourires, des semblants de réticence, des oh ! des ah ! ne disent rien du tout.

Silencieux et grave, son binocle sur le nez, l’ami de M. Mongusson examinait tout curieusement, et aussi avec la plus grande attention ; il ne s’occupait pas des autres, semblait ne pas entendre les questions qu’on lui adressait, et il allait et venait, s’arrêtant, regardant, absolument comme s’il eût été seul.

Ce qu’il pensait, on ne pouvait pas le deviner ; cependant ses impressions se reflétaient sur sa physionomie et dans son regard qui avait, par instants, de subites clartés.

Tout d’abord, Claire n’avait pas plus fait attention à M. Dumont qu’aux autres ; mais bientôt, voyant avec quel soin minutieux et quel intérêt il examinait le travail d’Édouard, elle s’était rapprochée de lui et, silencieuse, elle aussi, elle n’avait pas cessé de l’observer. Plus d’une heure s’était écoulée. On avait tout vu.

– Eh bien, mon cher ? interrogea l’ancien magistrat en posant sa main sur l’épaule de son ami.

– Je suis ébloui d’avoir vu et admiré tant de merveilles, répondit M. Dumont.

Et s’adressant à Mlle Dubessy :

– Mademoiselle, dit-il, vous possédez une collection de purs chefs-d’œuvre dont vous avez le droit d’être fière ; je ne saurais trop vous remercier d’avoir bien voulu m’admettre à visiter ces tableaux admirables, ces fresques et ces panneaux superbes, uniques dans le monde. Devant ces merveilles de Grisolles, je viens de passer une heure qui compte parmi les meilleures de ma vie.

Tout le monde s’était groupé autour de la jeune fille et de M. Dumont.

– Mademoiselle, continua-t-il, vous avez confié le travail de restauration de vos magnifiques peintures à un jeune artiste qui se nomme, m’a-t-on dit, Édouard Lebel. Eh bien ! vous avez été heureusement inspirée en faisant choix de ce jeune homme, qui a l’admiration et le respect des maîtres, l’amour de son art et, de plus, un talent remarquable. J’ai examiné son travail avec toute l’attention et tout le soin voulus, mademoiselle, et je suis heureux de n’avoir à dire que ceci : C’est bien ! c’est très bien !

La jeune fille était émue et très rouge.

– Ah ! maintenant, me voilà tranquille ! s’écria M. Mongusson, car je tremblais que Mlle Dubessy n’eût confié ses belles peintures à une main ignorante et mal habile qui, sous prétexte de restauration, de réparation, n’eût entrepris qu’un travail de dégradation, de destruction même, ainsi que cela est déjà arrivé.

Je n’ai plus à vous le cacher, mademoiselle, j’étais inquiet, et si je me suis permis de vous amener aujourd’hui mon vieil ami, c’est que je tenais absolument à ce qu’il nous donnât son avis et nous fît connaître son jugement. Je ne vous ai pas fait connaître, avec intention, la qualité de M. Jules Dumont ; mais, à présent, vous devinez, car vous savez que M. Jules Dumont est un artiste peintre, un artiste…

Jules Dumont saisit le bras de l’ancien magistrat et l’empêcha de continuer.

– Oui, mademoiselle, dit-il, je suis un vieil artiste et j’ai une petite réputation.

– Une petite réputation ! quelle modestie ! exclama M. Mongusson ; mais on te connaît, mon cher, ici comme partout ; on sait très bien que tu es une célébrité, un grand maître, une des gloires de la peinture française !

– Monsieur, dit Claire, en mettant sa main dans celle du peintre, M. Mongusson a raison : nous vous connaissions de réputation et d’ailleurs, dans notre galerie de tableaux nous avons une de vos œuvres, les Petites Baigneuses, que vous avez tout à l’heure reconnue.

– C’est vrai, mademoiselle, j’ai reconnu ce tableau déjà ancien, puisqu’il date de mes débuts, et je n’ai pu maîtriser une émotion, que vous avez remarquée, en le voyant placé entre un Horace Vernet et un baron Gros, deux chefs-d’œuvre.

– Un chef-d’œuvre entre deux autres, répliqua gracieusement la jeune fille.

Le grand peintre eut un doux sourire.

– Eh bien ! oui, reprit-il, j’ai été profondément remué en revoyant ces fillettes baignant leurs jambes au bord de la rivière, jupes relevées ; je leur ai dû ma première médaille ; en les contemplant, il m’a semblé voir passer devant moi, comme dans un panorama, toute ma jeunesse, tout mon passé. C’est au déclin de la vie qu’on aime le plus à se souvenir. Après une pause, il reprit :

– Ne puis-je pas voir M. Édouard Lebel, mademoiselle ?

– M. Édouard Lebel n’est pas au château, monsieur, et je le regrette ; il ne travaille pas le dimanche, et il en profite pour faire de longues promenades à travers le pays.

– J’aurais eu du plaisir à lui serrer la main et à le féliciter. Je vous prie, mademoiselle, de lui transmettre mes compliments sincères.

– Mais, monsieur, si vous vouliez bien revenir demain ?

– Je ne le puis ; je suis forcé de prendre le train ce soir même pour retourner à Paris.

– M. Lebel sera vivement contrarié ; il aurait été heureux, j’en suis sûre, de recevoir vos conseils.

– Mes conseils, mademoiselle, il n’en a pas besoin. Quand on a son talent, on peut marcher seul. M. Édouard Lebel ne m’est pas tout à fait inconnu ; je sais comment et avec qui il a étudié le dessin et la peinture : comme à d’autres, la réputation et la célébrité lui viendront. Je m’y connais, mademoiselle, et je n’hésite pas à dire que M. Édouard Lebel, un jour, ne sera pas seulement un peintre de talent, mais un grand artiste, un artiste de génie.

Ceux qui, à ce moment, avaient les yeux fixés sur Mlle Dubessy, purent voir comme un rayonnement sur son front et, dans son regard lumineux, l’expression d’un sentiment de fierté.

Pour les habitués du château qui, jusqu’alors, n’avaient parlé du jeune artiste qu’avec dédain, le considérant à peu près comme un domestique ou un manœuvre à gages, Édouard Lebel prenait tout à coup une importance considérable. Ce n’était plus un pauvre diable à regarder de haut, sur qui on pouvait se livrer à toutes sortes de plaisanteries. Édouard Lebel était quelqu’un, il devenait un personnage.

Le lendemain, Claire ne manqua pas de parler à Édouard de ce qui s’était passé la veille au château, et elle lui rapporta à peu près textuellement les paroles du célèbre peintre Jules Dumont.

Contre l’attente de la jeune fille, Édouard resta presque froid.

– Oh ! dit-il, je sais ce que c’est que l’eau bénite de cour, j’en ai été plus d’une fois inondé.

– Je vous assure, répliqua Claire, que M. Jules Dumont a parlé ainsi en toute sincérité et avec conviction.

– Je le veux bien, mademoiselle ; soit, je lui suis reconnaissant d’avoir bien voulu reconnaître que j’ai quelque talent. M. Jules Dumont est un maître, et un encouragement venant de lui a sa valeur. Enfin si peu sensible que je sois à l’éloge, je dois me féliciter d’avoir été l’objet d’une appréciation qui m’est agréable.

Et calme comme toujours, l’artiste reprit son travail.

Le samedi suivant, Claire lui dit :

– Monsieur Édouard, nous pensons, M. Darimon et moi, que vous ne nous refuserez pas de passer la journée de demain avec nous et notre société.

Et comme il la regardait, étonné, elle reprit en souriant :

– Demain, monsieur Édouard, c’est jour de fête à Grisolles.

– Mais, fit-il, n’est-ce donc pas tous les dimanches fête au château ?

– Oh ! il y a fête et fête.

– Puis-je vous demander à quelle occasion celle de demain ?

– À l’occasion de mon anniversaire ; demain j’entre dans ma vingtième année. C’est mon tuteur qui, il y a trois ans, a eu l’idée de donner une petite fête à l’occasion du jour de ma naissance ; je ne m’y suis pas opposée, et la chose devient une coutume.

Eh bien ! monsieur Édouard, acceptez-vous notre invitation ?

– Oui, mademoiselle, et de grand cœur.

– À la bonne heure ! Cette fois, on ne dira plus que vous fuyez le monde, que vous êtes un misanthrope.

– Je n’aime guère à me trouver en nombreuse société ; je m’y sens mal à l’aise ; mais je ne suis pas pour cela un misanthrope. Demain, mademoiselle, j’aurai l’honneur d’être des vôtres, et je tâcherai de ne pas montrer un visage trop morose. Avec M. Darimon et vos amis je souhaiterai qu’on ait le bonheur de fêter votre centième anniversaire.

La jeune fille se mit à rire.

– Si un pareil souhait était exaucé, dit-elle, je ne sais pas, vraiment, si j’aurais à m’en féliciter.

– Les malheureux s’en féliciteraient sûrement, mademoiselle ; songez donc à tout le bien qu’une longue existence vous permettrait de faire !

– Il y aurait cela, monsieur Édouard ; mais, voyez-vous, je ne me figure pas que je puisse être une petite vieille à la tête branlante, sans cheveux, sans dents, radoteuse, acariâtre, impotente, ridée comme un vieux parchemin et marchant avec des béquilles.

Riant, à son tour, l’artiste répliqua :

– Vous ne serez jamais la petite vieille dont vous venez de parler. Comme la célèbre Ninon, vous conserverez votre jeunesse et votre beauté ; oui, vivriez-vous cent ans, pour ceux qui vous aimeront alors, vous serez toujours jeune et belle.

– Oh ! s’il en est ainsi, monsieur Édouard, répondit Claire, se laissant aller à toute sa gaieté, je vais m’acheminer tranquillement et sans aucune crainte des outrages du temps, vers ma centième année. Par exemple, n’ayant pas fait encore le cinquième du trajet, je vois la route longue, bien longue devant moi.

– N’en soyez pas effrayée, mademoiselle, les années passent vite.

– Oui, pour les heureux, fit Claire, redevenue sérieuse.

– Pour vous, mademoiselle, répliqua vivement le jeune homme, pour vous qui avez toutes les joies, tous les bonheurs.

Claire resta un instant silencieuse, comme songeuse, puis murmura :

– Peut-être !

Elle secoua sa belle tête brune, et avec un gracieux sourire sur les lèvres :

– C’est donc entendu, monsieur Édouard, à demain, dit-elle.

– Oui, mademoiselle.

La jeune fille s’éloigna presque précipitamment.

Et quand elle fut rentrée dans son boudoir, elle essuya deux larmes qui brillaient suspendues aux franges de ses paupières.

Les hôtes habituels du château de Grisolles étaient au complet.

En comptant Mlle Dubessy, son tuteur et Édouard Lebel, le déjeuner avait été de vingt-cinq couverts.

On avait pris le café dans une pièce contiguë à la salle manger où quelques-uns de ces messieurs étaient restés pour boire de petits verres de chartreuse, de bénédictine ou de vieux cognac, en fumant d’excellents cigares de la Havane.

Les dames et les demoiselles étaient au salon où l’on allait danser et faire de la musique jusqu’à l’heure du dîner.

On ne pouvait songer à une promenade dans le parc et les jardins, bien que la température se fût beaucoup radoucie depuis quelques jours. Mais on était toujours en hiver ; il avait beaucoup neigé dans la nuit, et toutes les allées étaient couvertes d’une épaisse couche de neige.

Les dames avaient été suivies au salon par ceux de ces messieurs qui avaient préféré leur société à celle des bouteilles de liqueurs fines et des cigares.

Mlle Claire Dubessy recevait ses invités avec cordialité, sans afféterie, sans pose, ne leur imposant jamais ce que l’on appelle l’étiquette ; aussi, à part trois graves personnages qui avaient endossé l’habit de cérémonie, les autres hommes étaient en redingote.

Parmi les personnes des deux sexes qui étaient reçues au château, nous devons en présenter quelques-unes au lecteur, celles qui joueront un rôle dans notre récit.

Bien qu’on les connaisse déjà, nous citerons Mme de Linois et son fils, M. Alfred de Linois, un grand garçon de vingt-sept ans, portant les moustaches en crocs, ayant les cheveux châtains, bien pommadés, séparés sur le milieu de la tête, coiffure d’efféminé prétentieux qui, souvent, a le don d’agacer.

Claire, un jour, on se le rappelle, avait dit de lui :

« – Il est joli garçon et ne manque pas d’une certaine distinction.

« – Oui, avait répliqué Julie, mais il est ignorant comme une carpe, et il a dans le sourire et le regard quoique chose qui ne me revient pas. »

Ce même jour on avait aussi parlé de la comtesse de Blérac, une femme d’environ cinquante ans, dont Julie avait dit :

« – Dans tout ce qu’elle dit, dans sa mise, dans son allure, jusque dans son sourire, on sent la femme du grand monde. »

Un autre habitué du château, déjà connu, c’était M. Mongusson, ancien juge au tribunal de la Seine, un bon vieillard, qui avait pour la jeune châtelaine une sincère affection, sans aucun calcul, attendu qu’il n’avait ni un fils ni un neveu à marier. Il avait une nièce et une petite-nièce, lesquelles étaient reçues au château. Mme Guichard avait perdu son mari, et Léontine, sa fille, âgée de dix-huit ans, était une des amies de Mlle Dubessy.

M. Trumelet, autre magistrat, ancien président du tribunal de Poitiers, ami intime de M. Mongusson, était très fier de compter parmi les habitués du château. Il avait un neveu, M. Gustave Trumelet, jeune avocat de vingt-huit ans, inscrit depuis trois ans au tableau des avocats de Poitiers et ayant déjà, grâce aux relations de son oncle, une assez jolie clientèle. Bien qu’il ne se fût pas encore entièrement débarrassé de ses habitudes d’étudiant, M. Gustave Trumelet était homme de bonne compagnie ; beau parleur, comme doit l’être un avocat, suffisamment instruit et spirituel, sa société était agréable. Sans vouloir aller trop vite, sans se montrer aussi entreprenant que M. de Linois, il faisait également sa cour à la riche héritière. C’était un deuxième prétendant.

M. et Mme de Lancelin, hobereaux de province, propriétaires d’un petit domaine touchant à celui de Grisolles, venaient au château à titre de bons voisins et d’amis. Ils avaient une fille de vingt-quatre ans, Mlle Élian, qui menaçait fort de coiffer sainte Catherine, ce dont elle enrageait ; aussi faisait-elle tout ce qu’elle pouvait, – hélas ! sans y réussir, – pour attirer sur sa personne l’attention des jeunes gens. Malheureusement elle avait les cheveux roux et n’était pas jolie.

Son frère, Auguste de Lancelin, n’était que blond, lui ; mais il avait, comme sa sœur, la peau laiteuse et le visage criblé de taches de rousseur. C’était le bourgeois campagnard dans toute l’acception du mot. Bien bâti, santé solide, c’était un rude gars. Il avait beaucoup étudié, peu appris et passé sans le moindre succès un certain nombre d’examens. En revanche, comme il était apte à tous les exercices du corps, il aimait les chevaux, les chiens, la chasse et la pêche, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir des œillades pour la châtelaine de Grisolles et de soupirer en lui tendant la main. Troisième prétendant.

MM. Bertillon, père et fils ; M. Bertillon père était un parvenu et en avait tous les ridicules : il faisait l’homme important et ne laissait pas ignorer qu’il avait des sacs d’écus ; il s’était enrichi dans le négoce des denrées coloniales ; et il avait, disait-on, plus de trois millions de fortune.

M. Bertillon fils, portant le prénom d’Hector, était un beau garçon de belle prestance et bien découplé, mais très poseur et vaniteux en diable ; il avait la fatuité des sots et s’imaginait, parce qu’il s’habillait bien, avoir la distinction et la suprême élégance. Il trouvait la vie belle et tout pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, parce qu’il n’avait jamais eu d’autre peine que celle de bien vivre. Il ne faisait absolument rien que de s’occuper de ses ongles, de ses cheveux, de sa barbe et du reste de sa personne ; c’était un oisif, un inutile, qui pensait trop à la fortune de son père ; en somme une nullité. Quatrième prétendant.

Le cinquième était M. Jules Marcillac, jeune ingénieur des ponts et chaussées, vif, pétulant, une espèce d’étourneau, qui parlait beaucoup de ses x, y et z, souvent à tort et à travers. Né sur les bords de la Garonne, il était hâbleur, comme le sont généralement tous les Gascons, et sa vantardise, dont on s’amusait d’abord, finissait par devenir insupportable.

Tels étaient, rapidement esquissés, les personnages que l’on considérait comme des prétendants sérieux à la main de la riche héritière.

Mlle Claire Dubessy avait bien encore trois ou quatre autres soupirants sur lesquels nous n’avons rien à dire, vu leur complète insignifiance ; ils ne pouvaient tenir que le rôle de comparses dans l’amusante comédie qui se jouait au château, dans les mouvements stratégiques plus ou moins habiles qui s’opéraient autour de la jeune fille, et qui avaient pour but de pénétrer au cœur de la place, car nous pouvons comparer la jeune et belle châtelaine de Grisolles à une ville assiégée.

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