V CE QU’ENTEND LA CHIFFONNE

Mme de Mégrigny avait revu M. de Bierle, qui lui avait donné des nouvelles de Bourg-la-Reine ; la santé de la petite Henriette était toujours excellente ; mais les premiers jours elle avait beaucoup pleuré ; sans cesse elle appelait sa maman et la cherchait partout dans la maison.

Maintenant elle était plus tranquille, elle commençait à s’habituer, appelait bien encore sa maman dans la journée, mais dormait la nuit d’un bon sommeil.

La jeune mère s’ennuyait beaucoup de ne pas voir son enfant ; cependant elle laissa passer sept jours, qui lui parurent longs, bien longs, résistant aux sollicitations de son cœur qui la pressait de se rendre à Bourg-la-Reine. Le soir de ce septième jour, ne pouvant plus se défendre contre le violent désir qu’elle avait de voir et d’embrasser sa chère petite, elle se dit, en se mettant au lit :

– Demain, j’irai.

Elle se leva de bonne heure. Sa femme de chambre l’aida à s’habiller et, à neuf heures, elle était prête à partir. Elle dit à Annette :

– Il est possible que je ne puisse pas rentrer pour déjeuner, on ne m’attendra pas.

Après s’être assurée que tous les domestiques étaient à leurs occupations, elle sortit, se disant que si l’on devait la suivre, elle avait le temps d’échapper à l’espionnage en se dirigeant rapidement vers une station de voitures de place.

Comme elle tournait l’angle de l’avenue, marchant d’un pas pressé, elle se croisa avec un individu, qui s’écarta pour la laisser passer. Son regard rencontra celui de cet inconnu, qui avait l’air de se promener, en flânant, et elle éprouva une impression désagréable, mais qui s’effaça aussitôt.

L’homme était convenablement vêtu et même avec une certaine prétention à l’élégance. Il avait l’apparence d’un vieillard ; mais la robustesse de son corps semblait railler ses cheveux blancs et sa barbe grise. Il était laid de figure et avait dans le regard quelque chose d’étrange.

C’était ce qui avait particulièrement frappé Mme de Mégrigny.

La jeune femme marchait vite, sans tourner la tête en arrière.

L’homme aussi arpentait la chaussée, ayant soin de maintenir entre lui et Mme de Mégrigny une certaine distance. Deux fois de suite il la vit faire un signe à des cochers qui passaient, mais dont les fiacres étaient occupés.

– Bon, se dit l’homme, elle va prendre une voiture.

La jeune femme fut forcée d’aller jusqu’à la station où, ne trouvant pas un coupé, elle monta dans une victoria en disant au cocher :

– Conduisez-moi à la gare de Sceaux, le plus vite possible.

À son tour, l’homme aux cheveux blancs prit place dans une victoria et dit au cocher :

– Je vais au même endroit que cette jeune dame que conduit votre camarade ; suivez à distance, mais ne perdez pas la voiture de vue ; vous aurez cinq francs de pourboire.

– Bien, bourgeois, on a compris ; soyez tranquille, j’ai l’œil bon.

Et la seconde victoria s’élança sur les traces de la première.

– Bourgeois, dit le cocher, en se tournant vers son client, quand ils eurent traversé la Seine sur le pont des Saints-Pères, je crois que nous allons aller loin.

– Eh bien, nous irons loin, fit l’homme.

Et, tirant de sa poche une poignée de monnaie blanche :

– Tenez, voilà pour vous, dit-il au cocher.

Il lui donnait huit francs.

On avait traversé Paris.

Le cocher se tourna de nouveau vers son voyageur.

– Je crois bien, dit-il, que la dame se fait conduire à la gare de Sceaux.

– Nous n’en sommes plus guère éloignés.

– Dans trois minutes nous y serons.

– Si vous ne vous trompez pas, nous n’entrerons pas dans la cour, vous vous arrêterez sur le boulevard.

– Oui, bourgeois.

Un instant après le voyageur mettait pied à terre et, sans se hâter, marchait vers la gare dont à ce moment, Mme de Mégrigny montait l’escalier.

Le cocher était descendu de son siège et suspendait au cou de son cheval le sac traditionnel à moitié rempli d’avoine.

– À la bonne heure, se disait-il, voilà un bon client, comme il en faudrait toujours rencontrer ; mais quel drôle de bonhomme, il vous a une manière de regarder les gens… Il a un œil plus beau, plus brillant que l’autre, mais qui ne remue point ; c’est comme un œil de verre.

Que diable peut-il lui vouloir à cette petite dame ? C’est sa fille ou elle est sa… Oh ! non, pas possible ; elle est jeune et il est vieux ; elle est trop jolie et lui trop laid.

Boum ! Allons ; mange, Coquet, tout à l’heure tu boiras un coup et après, espérons-le, nous chargerons.

Mme de Mégrigny avait pris son billet de première classe et était entrée dans la salle d’attente.

Le train allait partir dans quelques minutes.

– C’est que je ne sais pas où elle va, se dit l’homme avant de s’approcher du guichet où l’on délivrait les billets.

Bah ! reprit-il, après avoir réfléchi, en se grattant l’oreille, je vais prendre mon billet pour Sceaux ; si elle ne va pas jusque-là, je le verrai bien ; j’ouvrirai le bon. Où elle descendra, je descendrai.

À la dernière minute, l’homme prit place dans un compartiment de deuxième classe le plus rapproché de la voiture de première classe dans laquelle il avait vu, de loin, monter la jeune femme.

– Jusqu’à présent, tout va bien, murmura-t-il, la gentille colombe ne se doute de rien et est dans une tranquillité parfaite ; je n’ai qu’à demander au diable, mon patron, de continuer à me bien servir.

– Bourg-la-Reine, Bourg-la-Reine ! cria le conducteur du train.

Mme de Mégrigny descendit et, un instant après elle, l’espion qui la suivait.

La jeune femme savait le chemin qu’elle devait suivre, car sans rien demander à personne, regardant seulement le nom des rues et aussi, probablement, certaines indications qu’elle avait gravées dans la mémoire, elle arriva, au bout d’un quart d’heure, à la porte de la propriété louée pour la nourrice.

Alors elle jeta autour d’elle des regards rapides. Elle ne vit rien qui fut de nature à l’effrayer ; elle ne vit pas l’espion, qui, aussitôt qu’elle s’était arrêtée, avait jugé prudent de se coller contre le tronc d’un tilleul.

Elle sonna. Presque tout de suite, la porte lui fut ouverte par la petite bonne donnée à la nourrice, une fillette de quinze à seize ans.

– Eh bien, ça y est, murmura l’homme, et ça n’était pas plus difficile que ça.

Il se détacha du tronc d’arbre et, avec précautions, marcha vers la propriété autour des murs de laquelle il ne pouvait tourner, parce qu’ils étaient mitoyens avec les jardins des habitations voisines.

– Une escalade ne m’effraye pas, se disait-il, ça me connaît ; mais, d’abord, faut voir.

Le diable, qu’il appelait son patron, le servait à merveille. L’endroit était un peu écarté et, à cet instant, absolument désert. Sans beaucoup craindre d’être vu et dérangé, il colla son oreille contre la porte. Il entendit, dans le jardin, un bruit de voix assez éloigné ; c’étaient Mme de Mégrigny et la nourrice qui causaient.

Il se baissa et, par le trou de la serrure, la petite bonne ayant retiré la clef, il put apercevoir une bande du jardin et, au fond, la porte d’entrée du chalet. Ensuite il examina la serrure.

– Peuh ! fit-il, une serrure de pacotille, achetée au rabais dans un tas de ferraille provenant de démolitions ; pas besoin de la pince-monseigneur, on ouvrirait ça avec une baguette de bois. C’est bien ; j’ai vu, je n’ai plus rien à faire ici aujourd’hui, et comme j’ai bien gagné mon déjeuner, allons, si ce n’est pas chose impossible dans ce village, allons faire un bon et copieux repas.

Le soir, à huit heures, le baron de Simiane et Joseph Gallot causèrent assez longtemps ensemble.

Enfin pour conclure, monsieur le baron, dit l’ancien serrurier, que décidez-vous ?

– Du moment que la chose vous paraît facile et sans danger, il faut agir ; je ne suis pas un de ces hommes qui hésitent toujours et j’estime que dans une circonstance comme celle-ci, il faut de la promptitude dans l’exécution.

– Voilà les paroles que j’attendais, car je ne voulais rien faire sans votre ordre.

– Vous l’avez, marchez donc.

– Eh bien, monsieur le baron, pas cette nuit ni la suivante, mais l’autre le coup sera fait.

– Pourquoi ce retard ?

– Parce qu’il me faudra toute la journée de demain et peut-être une partie de celle d’après-demain pour me préparer.

– Maître Gallot, je n’ai rien à opposer à cela.

– Monsieur le baron comprend toujours très bien les choses.

– Voyons, c’est aujourd’hui mardi.

– Sur tous les calendriers.

– Vendredi matin vous ne viendrez pas ici, c’est moi qui irai chez vous.

– Chez moi, où ?

– C’est juste, fit le baron, vous avez deux domiciles ; chez vous, rue Morand.

– Là, je puis recevoir à peu près convenablement monsieur le baron. À quelle heure monsieur le baron viendra-t-il ?

– Voulez-vous à neuf heures ?

– Parfaitement, à neuf heures ; j’aurai eu tout le temps de faire ma toilette dans mon trou de taupe de la butte Montmartre et de revenir rue Morand dans ma peau naturelle.

– Eh bien, maître Gallot, c’est entendu, vendredi matin, à neuf heures.

– Oui, monsieur le baron.

Et l’ancien serrurier se retira.

Le vendredi matin, vers huit heures et demie, la Chiffonne, qui n’avait pas vu Joseph depuis le jour où, après lui avoir donné des conseils d’amie, elle l’avait quitté en lui disant : « C’est fini, je ne veux plus rester avec toi, je ne veux plus être ta maîtresse » la Chiffonne, disons-nous, entrait dans l’allée de la maison de la rue Morand où demeurait le borgne.

Elle venait prendre des nouvelles de celui qu’elle avait appelé « son homme », elle venait pour savoir si, comme elle l’en avait conjuré, il avait cherché et trouvé du travail dans un atelier de serrurerie. Elle le souhaitait et, hélas ! ne l’espérait point. Elle connaissait si bien la fainéantise de l’ancien ouvrier.

Elle venait aussi, selon la promesse qu’elle avait faite, pour jeter son coup d’œil de femme d’ordre, minutieuse pour la propreté, dans le ménage de garçon de Joseph Gallot.

Il n’y avait personne chez les concierges et la loge était fermée à clef. L’homme, un tailleur, était allé porter son ouvrage au magasin de confection pour lequel il travaillait ; la femme, qui avait la langue bien pendue, était en train de cancaner avec la fruitière, sa voisine, qui était comme elle une grosse bavarde.

La Chiffonne ne s’amusa point à rester de planton devant la loge. Elle monta l’escalier et frappa à la porte de Gallot. Elle ne s’étonna point qu’il ne lui répondit pas ; elle s’attendait à ne pas le trouver chez lui.

La porte du logement avait deux clefs ; la Chiffonne en avait gardé une, qu’elle avait oublié de remettre à Gallot, ce dont elle s’était souvenue le matin avant de sortir, et qu’elle avait mise dans sa poche.

Elle ouvrit la porte et la referma après avoir retiré de la serrure la clef, qu’elle remit dans sa poche, machinalement.

Le logement était propre et tout y était parfaitement en ordre. Le lit fait semblait indiquer également des habitudes d’ordre.

– C’est bon signe, pensa la Chiffonne.

Elle pouvait sortir du logement n’ayant rien à y faire ; mais elle crut devoir attendre quelques instants afin de donner à la concierge le temps de revenir chez elle.

Elle ouvrit la fenêtre et, distraitement, se mit à regarder dans la rue. Elle entendit sonner neuf heures. Alors elle remarqua un homme de bonne mine, élégamment vêtu, qui allait et venait sur le trottoir, donnant des signes d’agitation ou d’impatience. Presque aussitôt, à l’extrémité de la rue, elle vit Gallot marchant à grandes enjambées, et elle eut un vif mouvement de surprise quand l’ancien ouvrier, ayant abordé le monsieur, ils échangèrent rapidement quelques paroles avant d’entrer tous deux dans la maison.

– Qu’est-ce que cela signifie ? se demanda la Chiffonne en se retirant de la fenêtre, qu’elle referma.

Elle s’approcha de la porte, tendit l’oreille et entendit les pas des deux hommes dans l’escalier.

Il ne lui était plus possible de s’esquiver et elle ne voulait pas être trouvée dans le logement de Gallot par ce monsieur inconnu. Comment faire ? Elle n’avait pas le temps de chercher s’il existait plusieurs moyens de se tirer d’embarras ; elle se jeta dans le cabinet dont nous avons déjà parlé, s’y enferma et se blottit, au fond, derrière une grande malle.

Gallot ouvrit sa porte et fit entrer le monsieur ; et quand la porte fut refermée :

– Je pense, dit le monsieur, que nous pouvons causer ici sans avoir à craindre des oreilles indiscrètes.

– Les murailles sont épaisses, nous sommes comme dans un tombeau, monsieur le baron.

La Chiffonne, qui entendait comme si elle eût été dans la chambre, tressaillit violemment :

– Un baron ! prononça-t-elle tout bas.

Et elle répéta encore :

– Qu’est-ce que cela signifie ?

Le baron et son complice s’étaient assis.

– Ainsi, monsieur le baron, dit le borgne, vous vous impatientiez pour dix minutes de retard ?

– Je n’aime pas attendre.

– Je le comprends ; mais, voyez-vous, je ne suis pas encore très habile à ce genre de toilette ; ce lavage de mes cheveux et de ma barbe m’a pris ce matin un temps énorme.

– Ah ! ça, que dit-il donc ? se demanda la Chiffonne.

– Enfin, c’est bien, reprit le baron, laissons cela, et dites-moi ce que vous avez fait. Vous avez réussi ?

– On ne peut mieux. Tout s’est passé comme je l’avais prévu, sauf que je n’ai pas eu à m’occuper de la petite servante, qui, probablement, n’a rien entendu, car elle devait dormir de cet heureux et lourd sommeil de l’innocence.

– Et la nourrice ?

– Si vous le permettez, monsieur le baron, je vais vous faire le récit de l’expédition.

– Allez, cela m’intéressera.

– Avant-hier, je me suis assuré du concours de deux anciens camarades qui n’ont jamais fait fi de quelques billets de banque. L’un d’eux, qui a été cocher, a la spécialité des voitures ; il connaît un loueur ; peut-être deux, qui, moyennant une somme convenue, ne refusent jamais de lui confier une voiture et un cheval choisi parmi les meilleurs, et à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, sans s’inquiéter de l’usage qu’on en veut faire.

Donc, dès avant-hier, j’avais pris toutes mes mesures. J’ai employé une partie de ma journée d’hier, déguisé en ouvrier, à prendre dans le pays les divers renseignements qui m’étaient nécessaires.

Je revins à Paris pour me transformer ; j’étais superbe avec ma barbe et mes cheveux d’un noir d’ébène ; je m’étais si bien conditionné que les camarades ne voulaient pas me reconnaître quand je les rejoignis au rendez-vous que je leur avais donné.

À onze heures nous arrivons au village ; aux fenêtres closes nous voyons quelques rares clartés de veilleuses ; pas un chat dans les rues ; si, nous en voyons deux qui se poursuivent et un autre, une chatte, sans doute, qui miaule sur la crête d’un mur. En dehors de ça, tout le monde dort, jusqu’aux chiens, et si nous n’entendons pas ronfler les gens paisibles, nous n’entendons pas non plus aboyer les toutous.

La voiture a fait un détour pour aller nous attendre à un endroit que j’ai indiqué au cocher. Tout va bien.

Moi et l’Anguille, – c’est le sobriquet de mon compagnon, – nous nous acheminons vers la maison, tranquillement, les mains dans nos poches.

Nous arrivons à la porte de l’enclos, j’ai à la main un outil mignon dont nul mieux que moi ne sait se servir. En aussi peu de temps qu’il en faut pour dire ouf, la porte est ouverte. Nous sommes dans le jardin. Je laisse la porte entr’ouverte et, sans bruit, nous nous approchons de la maison. J’ai toujours le précieux outil à la main ; mais voyez l’imprudence des bonnes gens qui n’ont pas peur des voleurs, surtout quand ils n’ont rien à se laisser voler, une fenêtre du rez-de-chaussée est ouverte, évidemment pour donner de l’air à l’intérieur, car il fait une touffeur d’enfer.

Une, deux, nous sommes dans la place. J’allume mon rat-de-cave et nous inventorions la pièce. C’est une espèce de salon où il n’y a rien à prendre ; du reste nous ne sommes pas là pour grincher.

La chambre de la femme, où elle couche avec la petite, est au premier, je le sais. En avant ! Nous grimpons l’escalier dont les marches craquent sous nos pieds. Escalier du diable, il fait un tel bruit que je crains de réveiller trop tôt la bonne femme.

Enfin nous voici sur le palier ; deux portes, une à droite, une à gauche. Comme j’examinais par quel moyen je pourrais ouvrir doucement la porte de droite, la bonne, j’entends marcher dans la chambre et je me dis :

– La satanée nourrice ne dormait pas ou nous l’avons réveillée.

Soudain, cric-crac, la porte s’ouvre, – c’est une besogne que je n’ai plus à faire, – et la femme nous apparaît, en chemise, et les jambes nues. Elle se rejette en arrière, terrifiée, et son saisissement est tel que sa gorge serrée arrête les cris qu’elle voudrait pousser.

L’Anguille et moi nous nous jetons sur elle ; en un clin d’œil elle est bâillonnée, jetée sur son lit et, par surcroît de précautions, enveloppée dans un des draps, puis ficelée comme un saucisson.

Elle fait des sauts de carpe, se roule, se tord, se replie, gémit, râle. En se démenant ainsi, elle arrivera, au bout de dix minutes, à sortir de son enveloppe ; c’est bien, nous ne voulons pas qu’elle meure étouffée, cette femme.

Mais j’ai pris la petite dans son berceau ; vite je l’arrange dans sa couverture pendant que l’Anguille roule en un paquet les petits vêtements qu’il trouve sur un fauteuil.

Elle ne jette pas un cri, la gamine ; oh ! elle n’a pas peur du tout, elle, au contraire, elle semble toute réjouie ; elle me regarde avec des yeux écarquillés, trouve sans doute ma tête intéressante, et me rit au nez.

Je l’emporte, l’Anguille me suit et nous filons comme le vent. Toutefois, je n’oublie pas de refermer la porte du jardin.

La voiture est là, qui nous attend, le cocher sur le siège. Nous voilà emballés, le camarade cingle de la mèche de son fouet les flancs de sa bête, qui n’a point l’air du tout fatiguée, et nous brûlons le pavé.

En chemin, nous habillons la petiote, tant bien que mal, mais le mieux que nous pouvons. Ça commence à ne plus lui aller, d’être avec nous ; elle pleure, puis se met à pousser des cris à ameuter les passants s’il y en avait eu, et je n’avais pas dans ma poche un sucre d’orge à lui faire sucer.

« – Allons, petite, dodo, dodo, dodo. »

Je la berce sur mes genoux. Bon, la voilà qui s’endort ; nous sommes tranquilles.

En arrivant à Paris, le cheval n’en peut plus ; tant pis, il faut qu’il marche ; et il va, l’animal, car il est courageux, il va, moins vite, beaucoup moins vite, mais il va tout de même. Cependant le jour est venu et le soleil s’est levé quand la bête, tout à fait éreintée, s’arrête enfin rue des Rigoles, devant la maison où demeure la vieille Topin, que l’on a, dans le temps, surnommée la Fauvette, parce que, paraît-il, c’était une goualeuse comme on n’en avait jamais entendu sur les hauteurs de Belleville.

On l’appelle toujours la Fauvette, ajouta Gallot en riant, mais c’est le nom d’un autre oiseau, celui de la Chouette, qu’on devrait lui donner maintenant.

– Vous êtes sûr que l’enfant sera bien chez cette femme ?

– Dame, monsieur le baron, la petite n’est pas là comme dans un palais ; mais la Topin en aura grand soin, j’en réponds, et si elle pleure, la Fauvette, pour la consoler, lui chantera quelques-unes de ses vieilles chansons.

– Vous ne lui avez rien dit, je suppose.

– Par exemple, est-ce que monsieur le baron n’est pas sûr de ma discrétion ? Du reste, quoique curieuse comme une vieille femme, la Fauvette ne m’a même pas questionné ; elle a reçu la gamine en s’écriant : mais elle est jolie, très jolie, cette petiote, et s’est contentée d’empocher les vingt-cinq louis que je lui ai donnés, en lui promettant une pareille somme, si, au bout d’un certain temps, on était content d’elle.

– Alors, maître Gallot, c’est très bien, dit de Simiane, en se-levant.

– Monsieur le baron n’a pas autre chose à me dire ?

– Vous savez ce qui est convenu entre nous.

– Surveiller maintenant le jeune homme ?

– Oui, et de telle sorte que je sache le soir où il est allé dans la journée.

– Et autant que possible ce qu’il aura fait.

– Sachez surtout si, dans les maisons où il ira, il y a un notaire, un avoué ou un avocat.

– Soyez tranquille.

– Je sais, maintenant, que vous êtes un homme sur qui je peux absolument compter.

Au revoir, maître Gallot, j’ai un rendez-vous à onze heures et je vous quitte.

– Je descends avec vous, monsieur le baron ; je vais aller déjeuner.

La Chiffonne entendit la porte s’ouvrir et se refermer, puis le bruit des pas des deux hommes descendant l’escalier. Alors, toute courbaturée, elle se dressa debout, sortit de derrière la malle et rentra dans la chambre.

Elle était pâle comme une morte et tremblait comme la feuille.

– Oh ! les misérables ! murmura-t-elle. Et moi qui croyais que Joseph… Sotte, pauvre sotte que je suis ! C’est fini, il est tout à fait perdu. Il est né pour le crime, le malheureux, et il portera sa tête sur la machine rouge. Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! Et dire que j’ai été la maîtresse d’un pareil homme ! Je ne reviendrai plus ici, je ne veux plus le revoir. Ah ! chère et bonne madame Clavière, c’est vous et votre fils qui m’avez donné la force de me séparer de ce monstre, c’est vous qui m’avez sauvée ; soyez à jamais bénis tous les deux !

Un enfant, encore un enfant volé ! Et cette fois, c’est une petite fille ; la pauvre petite, la pauvre petite ! Ah ! voleur, voleur d’enfants !

De Gallot, rien ne peut plus m’étonner, je le sais capable de toutes les infamies ; mais l’autre, celui qui le paye… Oh ! un baron, un baron… Qui est-il, ce baron ? Son nom n’a pas été prononcé. Mais il y a donc des scélérats, partout, aussi bien chez les pauvres que chez les riches ?…

Mon Dieu, c’est à l’enfant, à la pauvre petite que je pense, que je vais maintenant penser sans cesse. À qui est-elle, cette petite ? Si je le savais, comme j’irais vite sécher les larmes de la pauvre mère !

Les misérables, les misérables !

Oh ! faire couler les larmes d’une mère, la mettre au désespoir, c’est lâche, c’est infâme !

La Chiffonne sanglotait.

Au bout d’un instant elle essuya ses yeux.

– Ils doivent, être loin, maintenant, se dit-elle ; je peux m’enfuir d’ici.

Elle ouvrit la porte, se précipita dans l’escalier et passa comme une flèche devant la loge sans être vue par la concierge, très occupée à préparer son déjeuner et celui de son mari.

Quand elle eut tourné le coin de la rue Morand, la passementière poussa un long soupir de soulagement.

– La concierge ne m’a pas aperçue, se dit-elle ; comme cela, ne sachant pas que je suis venue, il ne pourra pas soupçonner que j’aie pu entendre ce qu’il a raconté à l’homme qu’il appelle M. le baron.

Share on Twitter Share on Facebook