VI LE FRÈRE ET LA SŒUR

La nourrice avait entendu s’éloigner les deux hommes, qu’elle avait pris pour des cambrioleurs, des dévaliseurs de maisons.

Après quelques instants de violents efforts, en se tordant sur le parquet, car elle avait roulé à bas du lit, elle parvint à sortir de son espèce de linceul et à enlever son bâillon.

La chambre était éclairée par la lumière pâle et discrète d’une veilleuse.

La nourrice se mit sur ses jambes et tout de suite s’approcha du berceau. Il était vide. Elle resta un instant tout étourdie, comme prise de vertige, sans pensée. Soudain, la lumière se fit dans son esprit.

– Ah ! exclama-t-elle, c’est à la petite qu’ils en voulaient ! Les misérables m’ont volé l’enfant !

Elle poussa un cri si terrible qu’il retentit dans toute la maison et réveilla en sursaut la jeune bonne. Puis elle tomba devant le berceau, sur ses genoux, les yeux hagards, hébétée, folle.

La petite servante s’était levée et avait vite passé un jupon et mis ses pieds dans des chaussons.

– Madame, qu’y a-t-il donc ? demanda-t-elle en entrant dans la chambre.

De ses deux mains la nourrice montra le berceau vide et éclata en sanglots.

– La petite, la petite ! s’écria la bonne, où est la petite ?

– Volée, volée !

– Est-ce Dieu possible ?

– Ils étaient deux, les brigands, ils sont entrés ici, m’ont mise dans l’impossibilité de crier au secours, de défendre la chère mignonne, et ils l’ont emportée.

– Dieu de Dieu, qu’est-ce que nous allons devenir ?

Et la jeune servante, laissant couler ses larmes, s’agenouilla à côté de la nourrice.

Quand celle-ci eut longtemps pleuré, gémi, appelé sur les deux bandits toutes les foudres du ciel, elle pensa qu’elle avait autre chose à faire qu’à se lamenter, et elle se mit à réfléchir.

La jeune fille disait qu’il fallait tout de suite aller prévenir M. le maire. Cela était tout indiqué. Mais la nourrice ne croyait pas avoir le droit de faire cette démarche ni aucune autre, sans l’autorisation de Mme de Mégrigny. Si on l’avait secrètement installée avec l’enfant à Bourg-la-Reine, c’est qu’il y avait des raisons pour cela ; et si, derrière l’enfant il y avait un mystère, comme elle le soupçonnait, pouvait-elle, par une imprudence, risquer de compromettre gravement Mme de Mégrigny ? Et puis, en serait-elle plus avancée quand elle aurait prévenu le maire, et que celui-ci et d’autres auraient fait grand bruit à propos de l’événement ?

Elle résolut de se taire, au moins jusqu’à nouvel ordre, et enjoignit à la petite bonne d’avoir, elle aussi, à garder le silence.

Par exemple, ce qu’elle ne pouvait se dispenser de faire, et cela le plus promptement possible, c’était d’instruire Mme de Mégrigny.

Mais seulement à la pensée qu’il lui faudrait se présenter devant la jeune mère pour lui dire : Des hommes sont venus la nuit et m’ont pris votre fille, des frissons lui passaient à travers le corps.

Ah ! si une autre personne pouvait se charger de porter la douloureuse nouvelle ! Mon Dieu, mais c’était possible : le monsieur, ce jeune homme – elle ne savait pas son nom – qui s’intéressait à l’enfant et paraissait l’aimer comme si elle était sa fille, ce jeune homme pouvait venir aujourd’hui, de bon matin, vers neuf heures, comme il en avait l’habitude. Mais oui, bien sûr, il allait venir ; il n’avait pas encore manqué à la promesse qu’il avait faite de venir voir la petite au moins deux fois dans la semaine, et, comme on était au vendredi, quatre jours s’étaient passés depuis sa dernière visité.

Et la nourrice attendit M. de Bierle, qui ne vint pas. Elle attendit jusqu’à une heure de l’après-midi, dans des transes mortelles. Cependant, à moins de commettre une faute dont elle sentait toute la gravité, il était important que Mme de Mégrigny fût prévenue le jour même. Elle était donc forcée de porter l’affreuse nouvelle.

Bien que cela lui coûtât beaucoup, résignée, elle s’habilla et partit.

Avant onze heures, après avoir quitté son complice et sans s’être donné le temps de déjeuner, de Simiane arrivait à l’hôtel de Mégrigny et demandait des nouvelles de la santé de sa sœur avec un empressement que dissimulait mal une certaine inquiétude.

On lui répondit que Mme de Mégrigny allait très bien ; que, un instant auparavant, elle avait joué du piano.

Le nuage qui assombrissait le front du baron disparut, et sa physionomie s’éclaira.

– Elle ne sait rien encore, se dit-il, j’aime mieux cela.

Il se fit annoncer à sa sœur, disant qu’il avait à l’entretenir d’une affaire sérieuse, qui ne souffrait aucun retard.

– Qu’il vienne donc, répondit la jeune femme visiblement contrariée.

Quand le baron se fut installé dans un fauteuil en face de sa sœur, qui était assise sur le canapé, il lui dit brusquement :

– Blanche, je vous apporte des nouvelles de Bourg-la-Reine. La jeune femme tressauta, blêmit et regarda son frère avec stupeur.

– Hé ! reprit le baron dont l’audace était sans pareille, voilà, je l’espère, une surprise à laquelle vous ne vous attendiez guère ; mais elle sera plus grande encore quand je vous aurai dit que votre fille n’est plus à cet endroit où vous l’aviez envoyée pour respirer le bon air de la campagne.

– Que dites-vous ? exclama Blanche d’une voix étranglée, en se dressant d’un seul mouvement, frémissante, une flamme dans le regard.

– Je dis que votre fille n’est plus à Bourg-la-Reine.

La jeune femme fit entendre une sorte de rugissement de douleur, et, se tordant les bras :

– Ah ! le misérable ! s’écria-t-elle, il m’a pris mon enfant.

– Allons, allons, dit-il avec ce calme sang-froid qu’il savait conserver en toutes circonstances, n’exagérons rien et veuillez rester calme comme vous avez besoin de l’être. Il ne me plaisait pas que ma nièce fût à Bourg-la-Reine, je l’ai fait enlever la nuit dernière et l’ai placée ailleurs.

– Monsieur le baron, vous êtes un misérable !

– Oh ! des gros mots, de la violence, tout cela est bien inutile, je vous assure, et dans votre intérêt, Blanche, je vous conseille la modération.

– Vous voulez tuer mon enfant !

– Vous êtes folle ! fit-il en haussant les épaules.

– Où est ma fille, qu’avez-vous fait de ma fille ?

– Je l’ai confiée aux soins d’une brave femme auprès de laquelle elle n’aura pas à regretter sa nourrice. Soyez donc, de ce côté, sans aucune inquiétude. D’ailleurs, d’ici peu de temps je vous la rendrai, si vous êtes sage et si vous acceptez les conditions qu’il me plaira de vous imposer.

– Mon Dieu, mais que me voulez-vous ? Qu’exigez-vous donc de moi ?

– Je vous le dirai… dans deux ou trois jours, quand vous serez mieux qu’aujourd’hui, en état de m’écouter et de me bien comprendre.

Mme de Mégrigny laissa échapper un sourd gémissement, retomba sur le canapé, comme une masse, et resta immobile, hébétée, les yeux grands ouverts, fixés sur son frère.

– Je vous le répète, Blanche, reprit le terrible baron, soyez sans inquiétude au sujet de votre enfant. Avant que la nourrice ne vous fasse connaître ce qui s’est passé la nuit dernière, j’ai tenu à vous le dire, moi, afin que vous ne soyez pas effrayée comme vous auriez pu l’être, personne mieux que moi ne pouvant vous rassurer sur le sort de votre fille. Je vous dis donc encore qu’elle sera l’objet des plus grands soins et que, si nous nous entendons, comme je l’espère, je vous la rendrai en parfaite santé.

Mais écoutez-moi, Blanche, écoutez-moi bien : il est de votre intérêt et de celui de votre enfant de garder le plus absolu silence : si, mal conseillée, vous instruisiez la justice, si un scandale éclatait, si, enfin, vous entrepreniez quoi que ce soit contre moi, je vous en préviens, vous ne reverriez plus votre fille, elle serait à jamais perdue pour vous.

– Oh ! oh ! oh ! fit la jeune femme d’une voix rauque.

– Vous voilà prévenue, continua le baron ; si vous ne teniez pas compte de mes paroles, vous savez ce qui arriverait.

– Vous tueriez mon enfant ! s’écria-t-elle éperdue.

– Non, je le laisserais vivre ; mais il disparaîtrait ; il serait un de ces enfants inconnus sans père ni mère, jetés dans la rue ; contre une borne, et que recueille la charité publique.

La malheureuse jeune femme laissa tomber sa tête dans ses mains et se prit à sangloter.

Après un moment de silence, le baron reprit :

– J’ai encore à vous dire ceci : c’est que, dans le cas où il vous plairait de me dénoncer à la justice, je n’aurais rien à craindre ; il serait impossible de fournir des preuves que c’est moi, Raoul de Simiane, qui ai fait enlever votre fille. Les hommes dont je me suis servi sont insaisissables et à l’abri de toutes les recherches de la police. Et vous comprenez bien, n’est-ce pas, que ce que je viens de dire devant vous, je le nierais devant un juge d’instruction ?

– Oh ! je sais bien que vous êtes sans crainte, que rien ne vous arrête, que vous ne reculez devant rien.

– Oui, devant rien ; ce qui se met en travers de mon chemin, je le brise !

– Vous brisez les autres, monsieur le baron ; mais, à votre tour, vous serez brisé.

– Par qui ?

– Ah ! je ne le sais pas… Mais il y a un Dieu !

Le baron se mit à rire et répliqua :

– En attendant qu’il se manifeste, en me frappant de ses foudres, ce Dieu dont vous me menacez, vous ferez bien de méditer mes paroles et d’en faire votre profit ; elles vous conseilleront le calme et la résignation.

De nouveau la jeune femme bondit sur ses jambes, le regard chargé d’éclairs.

– Calme ! s’écria-t-elle, il faut bien que je sois calme, puisque, malgré mon désespoir, malgré la terreur et l’horreur que vous m’inspirez, j’ai pu vous écouter et pendant si longtemps supporter votre odieuse présence.

Le baron se leva.

– S’il en est ainsi, madame, dit-il en s’inclinant, je me retire. J’aurai l’honneur de vous prier de m’accorder une nouvelle audience lundi ou mardi prochain.

Il lança à la jeune femme un regard de fauve courroucé, qui la traversa comme une pointe d’acier, et il sortit du salon ayant sur les lèvres un sourire méchant.

Blanche resta encore quelques instants debout, immobile, comme écrasée, puis retomba de nouveau sur le canapé en laissant échapper une plainte sourde.

– Que faire, mon Dieu, que faire ? s’écria-t-elle.

Hélas ! elle ne pouvait rien faire ; son indigne frère la tenait enchaînée par son amour maternel ; la malheureuse était complètement en la puissance du misérable baron.

La pauvre mère serrait nerveusement dans ses mains sa tête vide de pensées et qu’elle sentait prête à éclater. Elle gémissait, pleurait. Hélas ! elle ne pouvait que gémir et pleurer.

– Et c’est mon frère, cet homme est mon frère ! répétait-elle à chaque instant.

Quand, un peu après midi, on vint lui annoncer qu’elle était servie, elle répondit qu’elle n’avait pas faim, qu’elle ne mangerait pas et demanda comme une grâce qu’on voulût bien la laisser tranquille.

– Cependant, dit-elle, j’attends la nourrice de ma fille, aussitôt qu’elle arrivera, vous la ferez entrer dans ma chambre.

La jeune femme se leva et quitta le salon.

La femme de chambre avait remarqué que la figure de sa maîtresse était toute décomposée et qu’elle avait de grosses larmes dans les yeux.

– Il y a encore du nouveau, se dit-elle.

Et, vite, elle alla à l’office bavarder avec les autres domestiques.

La nourrice arriva à trois heures ; elle était dans un état pitoyable, pâle, tremblante et pouvait à peine se tenir sur ses jambes.

Elle demanda à voir immédiatement Mme de Mégrigny.

– Venez, lui dit Annette, madame vous attend.

– Elle m’attend, elle m’attend ! s’écria la nourrice.

Tout bas elle se disait :

– Mon Dieu, elle sait donc déjà… Mais qui donc peut l’avoir avertie ?

Elle fut introduite dans la chambre de Blanche.

– Ah ! madame, madame !

Elle s’arrêta, suffoquée par les sanglots qui se pressaient dans sa gorge.

– Asseyez-vous, lui dit la jeune femme, en lui indiquant un siège ; je sais ce que vous venez m’apprendre.

– Quel malheur, mon Dieu, quel malheur ! Madame, comment savez-vous déjà…

– Cela importe peu ; je sais que des hommes ont pénétré chez vous la nuit dernière et ont enlevé mon enfant. Mais pourquoi n’êtes-vous pas venue plus tôt ? Je vous attendais avec une impatience que vous devez comprendre.

La nourrice expliqua la cause de son retard. Elle avait attendu et espéré la visite du jeune monsieur qui s’intéressait à la petite Henriette.

– Il ne sait rien encore, lui, pensa Blanche.

Elle reprit à haute voix :

– Je désire savoir exactement ce qui s’est passé, dites-moi donc comment les misérables ont pu vous voler mon enfant.

La nourrice fit, en pleurant, le récit qui lui était demandé.

Elle dit comment, réveillée par un bruit dans l’escalier, elle s’était levée et avait ouvert la porte de sa chambre, croyant que la petite bonne se trouvait indisposée. Alors elle avait vu deux hommes ; l’un petit et maigre, l’autre grand, gros, paraissant très fort.

Elle ne les avait pas assez bien vus pour pouvoir les reconnaître, car, brusquement, ils s’étaient jetés sur elle, l’avaient bâillonnée, portée sur son lit, roulée dans un drap et liée avec des cordes qu’ils avaient dans leurs poches. Néanmoins elle put dire que l’homme grand, celui qu’elle avait le mieux vu parce que sa figure était éclairée par une bougie filée qu’il avait à la main, était fort laid ; qu’il avait la barbe et les cheveux très noirs et, dans le regard, quelque chose d’étrange qui avait encore augmenté son épouvante.

Quand elle eut tout dit, tout ce qu’elle pouvait dire, elle demanda pardon à Mme de Mégrigny. Elle regrettait de n’avoir pu se faire tuer par les deux bandits, en défendant sa chère petite.

Elle se mettait à la disposition de sa bonne maîtresse et était prête à faire tout ce qu’elle lui ordonnerait.

– Vous n’avez rien à faire, du moins quant à présent, répondit la jeune femme ; vous allez retourner à Bourg-la-Reine où vous attendrez que je vous appelle, si j’ai besoin de vous. Ce que je vous recommande, surtout, c’est de ne parler à qui que ce soit de l’enlèvement de mon enfant : j’exige de vous, nourrice, et de votre jeune fille, que vous gardiez le silence le plus absolu sur ce nouveau malheur qui m’arrive.

– Oui, madame, nous nous tairons, je vous le promets ; mais vous allez faire quelque chose pour retrouver notre chérie ?

La jeune mère soupira et sa douce physionomie prit une expression de douleur aiguë.

– J’espère que, bientôt, ma fille me sera rendue, dit-elle.

Et se parlant à elle-même, elle ajouta :

– Mais à quel prix, mon Dieu !

Pendant que Mme de Mégrigny et la nourrice étaient ensemble, les commentaires, les suppositions allaient leur train à l’office.

On avait vu la nourrice et facilement deviné à son agitation, à son air lugubre, qu’elle venait annoncer quelque malheur à Mme de Mégrigny.

Qu’est-ce que cela pouvait être ?

On finit par admettre que la petite fille, atteinte subitement d’une maladie grave, était en danger de mort. Et l’on disait, non sans une pointe d’odieuse méchanceté :

– Serait-ce pour cela que madame a fait, emporter secrètement l’enfant de l’hôtel ? Est-ce que, gênée par sa fille, elle aurait conçu le projet de s’en débarrasser tout à fait ?

* *

*

– Julie, dit Aurélie à la Chiffonne, huit heures vont sonner, il faut t’habiller pendant que je vais arranger dans le carton les douze fonds de chapeaux que nous a commandés Mme Pinguet et que je lui ai promis pour aujourd’hui samedi avant midi.

– Tu sais bien que je ne suis jamais longue à ma toilette, en moins de cinq minutes je serai prête.

– J’espère que Mme Pinguet sera encore contente aujourd’hui, c’est de l’ouvrage soigné que tu vas lui porter.

– Elle ne fait jamais une observation désagréable.

– Elle nous a prises en amitié, toi surtout, et elle ne voudrait pas nous faire de la peine. Par exemple, nous faisons tout ce que nous pouvons pour la contenter.

– Aussi est-elle contente et ses clientes également.

Mme Pinguet nous fait et nous fera gagner beaucoup ; elle nous paye le double de ce qu’on nous paye au magasin.

– C’est vrai.

– Et nous ne sommes pas allées lui offrir notre ouvrage, c’est elle qui est venue nous prier de travailler pour elle.

– Elle voulait avoir nos passementeries de première main.

– Elle voulait… elle voulait faire quelque chose pour toi, Julie, sur la recommandation de cette dame, qui te connaît et te porte un véritable intérêt. Est-ce qu’il y a longtemps que tu la connais, cette dame ?

– Depuis plusieurs années, répondit la Chiffonne, devenant très rouge.

– Tu m’as dit qu’on l’appelait la Dame en noir.

– Eh bien, oui, la Dame en noir.

– Mais elle a un autre nom.

– On ne la connaît pas sous un autre nom.

– Elle demeure à Paris ?

– Je ne sais pas.

– Ah !

Aurélie, toujours aussi discrète, dès qu’elle voyait son amie peu disposée répondre, mit fin à ses questions et la Chiffonne passa dans sa chambre pour achever de s’habiller.

* *

*

Ce jour-là, Mme Clavière était venue à Paris, appelée par Me Mabillon, pour donner plusieurs signatures dont le notaire avait besoin.

Nous savons que Me Mabillon avait accepté la gérance de la fortune de la veuve d’André Clavière.

La jeune femme était arrivée à l’étude de très bonne heure puisque, après avoir causé assez longuement avec le notaire, elle était à neuf heures et demie rue de la Chaussée-d’Antin, chez son amie Charlotte.

Elle n’était pas venue avec sa voiture, mais son cocher devait venir la prendre à Boulogne à six heures.

Dès la veille elle avait formé le projet de partir de bon matin afin de pouvoir passer quelques heures avec les époux Pinguet et déjeuner avec eux. Elle savait leur faire ainsi un très grand plaisir.

En effet, quand elle eut dit à Charlotte qu’elle venait pour déjeuner avec elle et son mari, la modiste témoigna sa joie par des exclamations joyeuses.

– Ma chère Marie, dit-elle, ce sera la troisième fois que nous aurons la joie de t’avoir à notre table depuis que tu nous as mis sur le chemin de la fortune.

La bonne Charlotte était si heureuse qu’elle en pleurait.

Elle fit entrer son amie et bienfaitrice dans l’arrière-boutique dont elle avait fait une sorte de salon fort élégant où elle recevait ses clientes, qui, pour la plupart, appartenaient au meilleur monde.

De l’arrière-boutique, séparée du magasin par une cloison et une porte vitrées, on pouvait voir tout ce qui se passait dans le magasin et même dans la rue.

Mme Clavière venait seulement de s’asseoir quand la porte du magasin s’ouvrit.

– C’est ta protégée, dit Charlotte, qui m’apporte une commande que je lui ai faite lundi dernier.

– Pauvre fille ! Es-tu contente de son travail et de celui de son amie ?

– Enchantée : ces dames m’en font beaucoup de compliments. Si cela ne te déplaît pas, Marie, je vais la faire venir ici.

– Mais au contraire, Charlotte, tu me feras plaisir.

Mme Pinguet ouvrit la porte et dit à la Chiffonne, qui avait déjà ouvert sa boîte :

– Mademoiselle Julie, venez, je vous prie.

La Chiffonne, ayant son carton dans les bras, pénétra dans l’arrière boutique où elle n’avait pas encore été admise.

À la vue de la mère du petit André, elle laissa échapper un cri de surprise et de joie, posa vivement son carton sur une table et voulut s’agenouiller devant la Dame en noir. Mais celle-ci, qui s’était levée, l’en empêcha.

– Julie Verrier, dit-elle, asseyez-vous et dites-moi si, maintenant, vous êtes plus heureuse.

– Ah ! madame, grâce à vos bonnes paroles, au pardon que vous m’avez accordé, à ces baisers que vous m’avez permis de mettre sur les joues de votre cher fils, j’ai été transformée et une force extraordinaire est entrée en moi. Dès le jour même je me suis séparée du misérable.

– Une rupture complète ?

– Oui, madame ; et, je le jure bien, je ne le reverrai de ma vie.

À ce moment, les yeux de la Chiffonne se portèrent du côté de la rue, resta un instant les yeux fixes, puis tressaillit violemment.

– Oh ! fit-elle en pâlissant.

– Qu’avez-vous ? demanda Mme Clavière surprise et inquiète.

– Regardez, madame, sur le trottoir, de l’autre côté de la rue.

– Eh bien ?

– Il y a un homme.

– Oui, un homme d’âge, un vieillard à cheveux blancs.

– C’est lui madame, c’est lui !

– Qui, lui ?

– Joseph Gallot, je le reconnais.

À leur tour, Mme Clavière et Charlotte tressaillirent.

– Mon Dieu, continua la Chiffonne, il m’a suivie, il m’a vue entrer ici, il m’attend ; mais que me veut-il donc ?

– Allons, ma pauvre fille, calmez-vous, remettez-vous, vous êtes hallucinée, dit Mme Clavière, je connais aussi Joseph Gallot, moi, et il ne ressemble nullement à cet homme qui a la barbe grise et des cheveux blancs ; et puis Joseph Gallot est borgne et cet individu a ses deux yeux.

– C’est vrai, madame, c’est vrai ; mais c’est Joseph, j’en suis sûre ; je le reconnais à son allure, à ses mouvements, à l’expression dure de sa physionomie et plus encore à l’effroi que je sens en moi.

L’homme de la rue ayant fait quelques pas n’était plus en vue.

– D’ailleurs, reprit la Chiffonne, je sais que pour ne pas être reconnu il se sert de déguisements. Bien sûr, madame, ses cheveux et sa barbe sont teints et il s’est fait poser un œil artificiel.

Après s’être éloigné d’une trentaine de pas, l’homme traversa la rue et vint s’arrêter devant la vitrine du magasin, ayant l’air d’examiner les chapeaux.

Autant que cela leur fut possible, Mme Clavière et Charlotte braquèrent leurs yeux sur le personnage, puis, en même temps, s’écrièrent :

– C’est lui !

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