IV Les roses

Blanche était dans un de ses jours de grande tristesse.

Seule dans son boudoir, elle tenait dans ses mains sa tête lourde de noires pensées et pleurait à chaudes larmes.

Si la jeune femme eût été une mijaurée, une petite-maîtresse, on aurait pu dire qu’elle avait ses nerfs.

Cette crise de larmes tenait à la mauvaise disposition d’esprit où se trouvait Blanche, et, évidemment, sa nervosité y était pour quelque chose.

Beaucoup de jeunes femmes ont de ces tristesses, de ces accablements sans cause apparente, et éclatent tout à coup en sanglots sans qu’elles-mêmes puissent dire exactement pourquoi.

Vers trois heures, de Simiane ayant demandé à voir Mme de Mégrigny, elle lui fit répondre qu’elle avait un violent mal de tête et ne pouvait le recevoir.

Vingt minutes après, elle entendit sur le pavé de la cour le bruit des roues de la voiture du baron. Il partait.

– Il pourrait bien se dispenser de venir aussi souvent, murmura-t-elle.

Elle se leva, sortit du boudoir, traversa sa chambre et, ouvrant une porte faisant face à celle du cabinet, elle entra dans la chambre de la nourrice, qui était occupée à ranger du linge dans une armoire.

– Ne vous dérangez pas, nourrice, dit Blanche s’avançant sur la pointe des pieds.

Elle s’arrêta, et les yeux fixés sur le berceau :

– La petite dort ? demanda-t-elle baissant la voix.

– Oui, madame, et d’un bon sommeil, allez ; il est vrai que depuis midi le temps est lourd, lourd… C’est drôle comme je bâille, ça n’arrête pas ; bien sûr nous allons avoir de l’orage. Blanche s’approcha du berceau dont les rideaux étaient ouverts, et comme elle allait s’incliner pour mettre doucement un baiser sur le front de l’enfant, ses yeux se portèrent sur la cheminée où se trouvait, dans un vase de vieux Saxe, un magnifique bouquet de roses.

Ce bouquet se composait de dix roses à moitié épanouies, d’une belle teinte jaune et d’une grosseur peu ordinaire ; toutes étaient attachées à la même branche, qui avait été coupée à un de ces rosiers auxquels on a donné le nom du maréchal Niel.

La jeune femme ne put s’empêcher de tressaillir et, aussitôt, elle pâlit.

Se tournant brusquement vers la nourrice :

– Pourquoi ces roses sont-elles là ? d’où viennent-elles ?

– Madame, c’est Mme Annette, votre femme de chambre, qui me les a remises de la part de M. le baron, qui les a offertes à sa petite nièce.

– Oh ! fit la jeune femme, ayant dans le regard une expression étrange.

Une idée, rapide comme l’éclair, venait de traverser son cerveau : son frère voulait empoisonner sa fille comme il avait empoisonné son mari !

Folle de terreur, en proie à une agitation fébrile, elle s’empara de la branche de roses, rentra dans sa chambre, et dans une grande cuvette d’eau, sans oser toucher à une seule, elle submergea les superbes fleurs.

Elle ne se demanda point si elle avait bien le droit d’accuser son frère de vouloir commettre un nouveau crime. Elle avait l’esprit frappé et ne pouvait plus raisonner.

Elle connaissait suffisamment notre législation en matière d’héritage pour savoir que la petite Henriette était l’héritière de M. de Mégrigny ; que si sa fille mourait, elle deviendrait unique héritière et que, enfin, si elle mourait après sa fille, l’héritier de la fortune de M. de Mégrigny serait son frère.

La pauvre affolée s’imagina avoir découvert les monstrueux projets du baron ; pour elle, le doute n’existait même pas. Le meurtrier de M. de Mégrigny voulait faire mourir par le poison Henriette d’abord, elle ensuite, afin de s’emparer de l’immense fortune.

Les innocentes roses avaient donné à l’eau claire une teinte jaunâtre. Pour la jeune femme, cette teinte était produite par le liquide empoisonné dont les fleurs avaient été arrosées.

Elle versa le contenu de la cuvette dans la lunette du cabinet d’aisance ; puis à grande eau et plusieurs fois de suite elle lava la cuvette.

Cela fait, elle rentra dans la chambre de la nourrice, toujours pâle et agitée.

Elle se pencha sur le berceau, et anxieuse, la poitrine oppressée, elle examina attentivement la fillette, qui dormait toujours de ce sommeil doux et tranquille des enfants, les yeux fermés, les lèvres roses entr’ouvertes, laissant voir de petites dents pareilles à des perles fines. La respiration était régulière et calme. Absolument rien d’insolite.

Blanche se sentit rassurée. Mais elle se dit que le poison n’avait pas eu le temps de produire son action terrible, et qu’elle avait été bien inspirée en entrant dans la chambre de la nourrice.

Celle-ci n’était pas encore revenue de la surprise que lui avait causée Mme de Mégrigny par sa brusque sortie, en emportant la branche de roses.

– Nourrice, dit la jeune femme, il est malsain, vous entendez ? très malsain d’avoir des fleurs naturelles dans une chambre où l’on couche, où l’on dort. Qu’elles viennent de n’importe où, je ne veux pas qu’il entre des fleurs dans cette chambre ; vous y veillerez.

– Oui, madame ; mais je ne croyais pas qu’il y eût du danger.

– Ah ! vous ne croyiez pas… Et qui vous dit que ces bâillements dont vous vous plaigniez tout à l’heure n’étaient pas provoqués par l’odeur de ces roses ?

– Ça se pourrait tout de même, madame, car je ne me sens plus incommodée depuis que madame a emporté les fleurs.

– Vous voyez bien, nourrice.

Un instant après, rentrée dans son petit salon, la jeune femme appela sa femme de chambre.

– Annette, lui dit-elle, qu’est-ce que c’est que ces fleurs que j’ai trouvées tout à l’heure dans la chambre de la nourrice ?

– C’est moi qui les lui ai remises, madame, pour mademoiselle, de la part de M. le baron.

– C’est ce que m’a dit la nourrice, et j’ai lieu d’être surprise : M. le baron n’a pas l’habitude, que je sache, d’apporter ici des fleurs ; je trouve singulier qu’il ait pensé aujourd’hui à en offrir à ma fille.

– En effet ; madame, c’est assez drôle ; mais je vais vous dire ; c’était à vous que M. le baron voulait les offrir.

– Ah !

– M. le baron venait d’acheter le bouquet dans la rue à une petite bouquetière, pensant vous faire plaisir en vous donnant ces belles roses réunies sur une seule branche, ce qui est, paraît-il, une rareté ; mais madame étant souffrante et n’ayant pu recevoir M. le baron, ce qui l’a contrarié, il m’a dit :

– Eh bien, ces roses seront pour ma nièce, portez-les à la nourrice.

– C’est bien, Annette, je vous remercie, vous pouvez vous retirer.

Ces explications, que venait de donner la femme de chambre, auraient dû rassurer complètement Mme de Mégrigny ; mais, nous l’avons dit, elle avait l’esprit frappé, et cette idée, qui lui était venue subitement, passait à l’état d’idée fixe. Devenue très défiante, et non sans raison, elle ne voulut voir dans la femme de chambre qu’une nouvelle complice du baron, une autre Antoinette.

Blanche passa une très mauvaise nuit.

En se levant, à sept heures, elle avait pris une résolution qui allait être la source de graves événements.

Elle s’habilla et, après être restée une demi-heure avec sa fille, elle sortit de l’hôtel. S’étant assurée qu’elle n’était pas suivie, elle se dirigea vers une station de voitures de place où elle prit un coupé, en disant au cocher de la conduire rue de la Chaussée-d’Antin.

Il n’était pas encore neuf heures lorsqu’elle sonna à la porte de l’appartement de M. de Bierle, dans lequel elle allait entrer pour la première fois.

Ce fut le jeune homme qui vint lui ouvrir, Mme Gallois n’étant pas encore arrivée. À la vue de Blanche, il eut un mouvement de surprise et d’effroi en même temps. Cette visite inattendue et à pareille heure annonçait quelque malheur.

Il referma vivement la porte ; prit la main de la jeune femme et l’entraîna dans son cabinet.

Blanche se laissa tomber dans un fauteuil.

Henri avait déjà remarqué qu’elle était très agitée ; maintenant, l’enveloppant de son regard, il voyait sa pâleur, l’altération de ses traits.

– Blanche, s’écria-t-il, qu’avez-vous ? Quel malheur venez-vous m’apprendre ?

– Mon ami, répondit-elle, je ne viens pas vous parler d’un malheur qui n’est pas arrivé, mais prendre avec vous des mesures qui, je l’espère, l’éloigneront de nous.

– Mon Dieu, mais vous ne me rassurez pas ; au contraire, vous m’effrayez. Voyons, de quoi s’agit-il ?

– Je me vois forcée de me séparer de ma fille ; elle ne peut plus rester à l’hôtel.

– Que me dites-vous là ? Mais que se passe-t-il donc ?

– Henri, la vie de notre enfant est menacée.

– Oh !… Mais je ne comprends pas ; Blanche, de grâce, expliquez-vous.

Elle raconta l’incident de la veille, causé par le bouquet de roses, et elle ajouta, fort troublée et d’une voix haletante :

– Mon frère veut empoisonner ma fille, moi ensuite ; alors, nous mortes, la fortune de M. de Mégrigny lui appartiendra, il aura atteint le but de toutes ses convoitises.

De Bierle vit que la jeune femme avait l’esprit troublé, que ses terreurs n’étaient qu’imaginaires, et il essaya de la calmer, de la rassurer par le raisonnement.

Elle l’écouta pendant quelques instants ; puis, tout à coup, se dressant comme par un ressort, ayant dans le regard une expression farouche, elle s’écria :

– Vous ne connaissez pas mon frère, vous ne le connaissez pas ! Eh bien, pour que vous le connaissiez et sachiez de quoi il est capable, je vais vous apprendre le crime qu’il a commis et que j’aurais voulu vous cacher toujours : M. de Mégrigny n’est pas mort, comme on l’a dit, comme le médecin l’a déclaré, d’une congestion cérébrale ; il est mort empoisonné par des fleurs sur lesquelles on avait versé du poison, que l’on mettait sur sa table de nuit durant son sommeil et dont, pendant plusieurs nuits, il a respiré l’odeur mortelle.

Et comme de Bierle la regardait avec une douloureuse pitié, se demandant si les paroles qu’il venait d’entendre n’indiquaient pas un commencement d’aliénation mentale, elle reprit :

– Oh ! ne vous effrayez pas, mon ami, je ne suis pas folle ; je pouvais être frappée de folie devant le cadavre de M. de Mégrigny, et, cependant, malgré l’horreur de cette nuit inoubliable, j’ai conservé toute ma raison. M. de Mégrigny est mort sachant qu’il mourait empoisonné par son beau frère ; j’ai vu, sous mes yeux, s’accomplir l’œuvre du poison et j’ai conservé, dans un endroit secret où je l’ai caché, le dernier bouquet empoisonné. Écoutez-moi, Henri, je vais vous dire ce qui s’est passé à l’hôtel de Mégrigny pendant cette épouvantable nuit qui a précédé la mort de mon mari.

Et, rapidement, sans omettre cependant aucun détail essentiel, elle fit à Henri l’effrayant récit qu’il écouta en frissonnant.

– C’est horrible, c’est épouvantable ! dit-il quand la jeune femme eut cessé de parler.

– J’ai dû me taire, je ne pouvais pas livrer mon frère à la justice.

– Oui, vous ne pouviez rien faire. Ainsi, c’est par cupidité que le baron…

– Ah ! c’est un grand misérable… Ce qu’il veut, Henri, ce qu’il lui faut, c’est la fortune de M. de Mégrigny.

– Mais donnez-la-lui, Blanche, qu’il la prenne ! Ma modeste fortune et mon travail nous suffiront pour vivre heureux et tranquilles. La jeune femme secoua tristement la tête.

– C’est à Henriette qu’appartient la fortune de M. de Mégrigny, dit-elle ; je n’ai pas le droit de disposer de ce qui n’est pas à moi.

– C’est juste.

– Henri, reprit-elle avec animation, mon frère m’épouvante et, je vous le répète, la vie de mon enfant est menacée ; je ne serai tranquille que le jour où elle sera hors de cette maison maudite.

– Blanche, dans cette maison vous êtes près de votre fille, et pouvez sans cesse veiller sur elle.

– Est-ce que l’on voit, tapi sous des fleurs, le reptile venimeux prêt à mordre ? Je vous l’ai dit maintes fois, mon ami, je suis entourée d’espions et d’ennemis ; à l’exception de la nourrice, qui ne s’est pas laissée corrompre, je n’ai confiance dans aucun de mes serviteurs. Je veux éloigner ma fille, la cacher.

– C’est vous séparer d’elle, Blanche ; vous ne pourrez faire ce sacrifice.

– Pour la défendre contre son cruel ennemi, j’en ferais mille autres plus pénibles, plus douloureux. Ah ! vous ne savez pas tout ce qu’il y a de force chez une mère quand il s’agit de son enfant ! Pour ma fille, Henri, mais je donnerais ma vie !

Admettons, si vous le voulez, que mes terreurs soient sans raisons, folles ; mais, je vous le dis encore, tant que mon enfant ne sera pas en sûreté, loin de ceux qui peuvent attenter à sa vie, je n’aurai plus un instant de tranquillité.

– S’il en est ainsi, ma bien-aimée, je n’ai plus qu’à vous demander ce que je dois faire.

– Nous trouver une petite maison, pas loin de Paris, une maison bien cachée, avec un jardin, où nous installerons la nourrice et l’enfant, et une petite bonne qu’on donnera à la nourrice pour faire ses commissions, afin qu’elle ne quitte jamais la chère petite.

– Je trouverai, je l’espère, assez facilement ; dès aujourd’hui, Blanche, je m’occuperai de la chose. Êtes-vous satisfaite ?

– Oui. Tout près de Paris, n’est-ce pas ? afin que vous puissiez aller voir l’enfant souvent, et que moi-même je puisse l’aller voir de temps à autre, lorsque je pourrai me soustraire à la surveillance de mes espions.

Henri, plus que jamais nous devons être prudents ; vous ne m’écrirez pas ; après-demain, à cette même heure, je viendrai ici savoir ce que vous aurez fait.

J’ai pensé, mon ami, que vous pourriez avoir besoin d’une certaine somme ; tenez, voici cinq mille francs, c’est tout ce que je possède en ce moment ; mais, demain, je me ferai remettre vingt mille francs ; jusqu’à présent mon frère n’a pas encore osé me refuser les sommes que je lui ai fait demander.

– Ma chère Blanche, répondit le jeune homme, repoussant la main qui lui tendait les billets de banque, je ne suis pas à court d’argent, comme vous avez pu le penser ; gardez vos cinq mille francs.

– Non, non, prenez, je le veux.

– D’abord, Blanche, c’est beaucoup trop ; je crois bien qu’avec mille francs…

– Vous me rendrez plus tard ce que vous n’aurez pas dépensé. Prenez, Henri, si vous ne voulez pas que je sois vivement contrariée.

De Bierle ne pouvait plus refuser ; il prit les billets.

Le surlendemain, il apprit à Mme de Mégrigny qu’il avait trouvé et loué, à Bourg-la-Reine, au nom de la nourrice, la petite habitation qu’elle désirait. C’était une sorte de chalet meublé, construit au milieu d’un jardin de quelques centaines de mètres carrés et complètement entouré de murs garnis d’espaliers.

Le soir même, la jeune femme eut avec la nourrice une assez longue conversation, après lui avoir fait connaître la décision qu’elle avait prise, mais sans lui en dire la raison.

Dans la nuit, pendant que la jeune mère veillait près de la fillette, la nourrice porta plusieurs énormes ballots dans une voiture amenée par de Bierle et qui attendait à quelques pas de la porte du jardin. Les effets d’habillement et le linge de la nourrice et de l’enfant furent ainsi enlevés de l’hôtel à l’insu des domestiques.

Le lendemain, vers deux heures, la nourrice sortit seule avec Henriette dans sa petite voiture. Elle se dirigea vers l’église russe derrière laquelle M. de Bierle l’attendait dans une voiture.

Quand la nuit fut presque venue, il y eut grand émoi à l’hôtel de Mégrigny, parmi les domestiques.

La nourrice n’était pas revenue, ne revenait pas. Que lui était-il donc arrivé, à elle ou à l’enfant ?

On consultait Mme de Mégrigny, on lui demandait ses ordres. Fallait-il prévenir le commissaire de police ? Devait-on se mettre à la recherche de la nourrice et de la petite fille ?

– Soyez sans inquiétude, disait la jeune femme.

Et l’on remarqua que Mme de Mégrigny qui, d’abord, avait paru fort émue, était devenue tout à fait tranquille.

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Le lendemain, à neuf heures, le baron, qui avait été prévenu, arriva à l’hôtel et fut reçu aussitôt par Mme de Mégrigny, qui attendait sa visite.

Si habile qu’il fût à cacher ses impressions, Raoul laissait voir sur son visage tourmenté l’anxiété et les inquiétudes qui le dévoraient.

– Je vous apporte, dit-il à sa sœur, les vingt mille francs que vous m’avez fait demander ; comme toujours, je ne vous prie pas de me dire l’emploi que vous voulez faire de cette somme.

– Et vous avez raison, répondit-elle sèchement, car je trouverais votre question plus qu’indiscrète et je n’y répondrais pas.

– Soit. Mais il est une autre question que je crois pouvoir vous adresser et à laquelle, je l’espère, vous répondrez.

– Peut-être. Voyons cette question.

– Pourquoi donc vous êtes-vous séparée de votre fille ?

– Mais parce que cela m’a plu.

– Assurément ; toutefois, il y a une autre raison.

– Ma fille avait besoin de respirer l’air de la campagne, je l’y ai envoyée.

– Et cela sans me prévenir, secrètement, sans que vos domestiques aient pu se douter de vos intentions ?

– Je suis maîtresse de mes actions, il me semble, et je n’ai pas à vous consulter au sujet de mes décisions. Quant aux gens que vous voulez bien appeler… mes domestiques, je n’ai pas l’habitude de leur conter mes petites affaires.

Le baron se mordit rageusement les lèvres. Il était devenu très pâle, et l’on devinait au tremblement de ses lèvres les efforts qu’il faisait pour se contenir.

– Blanche, reprit-il, vous ne me dites pas la vérité.

– Alors, je mens ? Eh bien, monsieur le baron, croyez ce que vous voudrez.

– Blanche, dites-moi où la nourrice est allée avec votre fille, ma nièce.

– Je n’ai pas à vous le dire, attendu que cela ne vous intéresse en rien.

– Cela m’intéresse beaucoup, au contraire.

La jeune femme le regarda fixement. Il essaya de soutenir le choc de ce regard profond ; scrutateur, mais fut forcé de détourner les yeux.

– Je comprendrais, reprit-il, que vous eussiez envoyé votre enfant à la campagne si à Paris, parmi les enfants, il existait une épidémie, ce qui ne m’empêcherait pas, toutefois, de trouver extraordinaire et de ne pouvoir m’expliquer le mystère dont vous avez entouré le départ de la nourrice et de la petite. Il y a là quelque chose de si singulier, de si bizarre, que j’ai le droit d’en être fort soucieux.

– Oh ! vous n’avez pas à vous mettre ainsi martel en tête pour si peu de chose ; je vous assure que vous n’avez à avoir de cela nul souci.

– Si seulement vous vous expliquiez franchement !

– Quand je vous dis : Voilà pourquoi j’ai fait telle chose, vous prétendez que je mens.

– Eh bien, oui, Blanche, oui, le départ de votre enfant et de la nourrice a une cause que vous me cachez. Ah ! L’air de la campagne, comme c’est bien trouvé cela !… Nulle part votre fille ne peut avoir un air plus pur et plus sain que celui que l’on respire ici.

– Même quand s’y mêle l’odeur de la violette ! répliqua-t-elle.

C’était la première fois que, devant son frère, elle osait faire allusion à la mort tragique de M. de Mégrigny. Mais ces terribles paroles ne lui eurent pas plutôt échappé qu’elle regretta de les avoir prononcées.

Le baron, secoué violemment par un tremblement convulsif, devint blanc comme neige, et un éclair sinistre traversa son regard.

Cependant il n’eut point l’air d’avoir compris ; ayant sur les lèvres un sourire forcé, il reprit :

– Après tout, et comme vous le disiez tout à l’heure, vous êtes maîtresse de vos actions, et j’ai eu tort de croire que vous deviez au moins me prévenir de la décision que vous alliez prendre. Enfin, vous êtes mère et devez savoir mieux que moi ce qu’il convient de faire dans l’intérêt de votre enfant. Sa santé vous inspirait des craintes, vous avez jugé qu’un changement d’air lui était nécessaire, c’est bien ; je n’ai qu’à m’incliner devant votre sollicitude maternelle et à lui rendre hommage.

Maintenant, Blanche, m’est-il permis de vous demander à quelle époque vous pensez faire revenir ici votre fille ?

– Mais, je ne sais pas, balbutia-t-elle.

Vivement elle ajouta :

– Assurément, je ne la laisserai pas éloignée de Paris, loin de moi, comme quelques personnes le craignent et le disent tout haut, les Allemands, vainqueurs de nos braves soldats, envahissent la France.

– Des trembleurs, des peureux ! les armées françaises seront victorieuses et ce ne sont pas les Allemands qui envahiront la France, mais nos soldats qui iront à Berlin.

– Cependant, en vue d’un investissement possible de Paris, on prend déjà certaines mesures.

– Il est toujours bon de se précautionner contre n’importe quelle éventualité, répondit le baron avec un sourire singulier.

Mais, continua-t-il d’un ton léger, cherchant ainsi à détruire la défiance de sa sœur, si vous attendez l’envahissement de la France par les Allemands pour rappeler votre fille près de vous, la chère enfant court grand risque d’arriver à un âge fort avancé avant de rentrer à l’hôtel de Mégrigny.

Sur ces mots, le baron salua sa sœur et se retira.

– Il y a dans ceci, se dit-il, quand il fut remonté dans sa voiture, une manœuvre à laquelle, certainement, M. de Bierle n’est pas étranger. Mais s’ils ont maintenant des idées matrimoniales, en quoi l’éloignement de l’enfant peut-il contribuer à la réalisation de leurs projets ?

Impossible de comprendre, je cherche et ne trouve pas, je m’y perds.

Où l’ont-ils cachée, leur petite ? Oh ! je le saurai !

Il paraît que la déclaration de guerre à la Prusse a excité les ardeurs belliqueuses de ma sœur et de son amant et qu’ils se disposent, eux aussi, à entrer en guerre… avec moi. Eh bien, je me tiens sur la défensive, et le jour où ils commenceront les hostilités, à mon tour je prendrai l’offensive. Oui, oui, je vois s’approcher une forte bourrasque, mais, comme d’autres, elle passera sans m’emporter.

Ah ! ah ! M. de Bierle se réveille, soit ; mais moi je ne dors pas. S’ils veulent lutter, nous lutterons, et ils seront durs les coups qu’ils recevront.

Ce fut trois jours plus tard que Joseph Gallot, l’ancien serrurier, retour de Clairvaux, entra, comme nous l’avons vu, au service du frère de Mme de Mégrigny.

Le baron était alors accablé par des ennuis de toutes sortes ; devenu joueur à la Bourse, nous le savons, il jouait avec frénésie. Il opérait sur la hausse quand arriva la baisse des fonds publics causée par la déclaration de guerre. Une seconde fois, il venait de perdre, d’un seul coup, environ un million. Cependant, grâce à des gains précédents et aux revenus des millions, si la fortune de sa sœur et de sa nièce n’avait pas augmenté, elle n’avait pas non plus diminué. Les dix millions venus d’Amérique étaient encore intacts.

Mais, maintenant, homme d’argent, le baron était dévoré par la soif de l’or ; cette perte d’un million lui avait porté un coup terrible. Toutefois, ses déceptions en matière d’agiot ne l’avaient point corrigé, au contraire. Comptant sur le succès de nos armes, l’effet foudroyant que devaient produire les fameuses mitrailleuses, il se mit de nouveau à la hausse, engageant dans ses opérations à terme des capitaux énormes.

Il en était là, lorsque, du côté de sa sœur, il crut voir une effrayante menace suspendue sur sa tête comme l’épée de Damoclès.

Après y avoir réfléchi, il se dit que pour combattre ses adversaires et les vaincre, il lui fallait avoir en mains une arme puissante ; cette arme, en même temps défensive et offensive, il pouvait l’avoir ; n’importe à quel prix, il l’aurait. Le borgne allait le seconder dans ses projets.

Share on Twitter Share on Facebook