III Entourée d’espions

Dès qu’il eut acquis la certitude, après avoir lu la copie du testament de la tante d’Amérique, que Ludovic de Mégrigny était l’unique héritier d’une immense fortune, le baron de Simiane, ainsi que nous l’avons vu, conçut le projet de s’emparer des millions de son ami, non comme légitime possesseur, chose impossible, mais en vertu de pouvoirs qui lui seraient donnés, ce qui, pour un mandataire tel que lui, équivalait à la possession.

Faisant intervenir sa sœur, se servant de la jeune fille comme d’un maître atout dans son jeu, il avait audacieusement marché vers le but à atteindre.

Grâce à l’aveugle confiance que de Mégrigny avait mise en lui, confiance augmentée encore par l’amour du millionnaire pour la sœur de son ami, celui-ci avait été investi des pouvoirs qui avaient si violemment excité toutes ses convoitises.

Moins d’un an après, menacé de voir révoquer son mandat, il n’avait pas hésité ; il s’était débarrassé de son beau-frère.

Blanche avait fini par deviner pourquoi son mari était mort par le poison ; elle était donc sûre de ne pas se tromper en disant que le baron était capable de tout, même d’un nouveau crime, pour ne pas avoir à se dessaisir des millions qu’il tenait en ses mains. Et elle faisait connaître une de ses douloureuses impressions quand elle s’écriait :

« J’ai peur de mon frère ! »

Isolée, frappée au cœur d’un coup terrible, incapable de s’occuper elle-même de ses affaires, subissant la pression exercée sur elle par un notaire complaisant et inconscient, Blanche avait signé l’acte qui, de nouveau, conférait au baron les pouvoirs les plus étendus. Mais nous pouvons dire qu’elle n’aurait pas cédé et même qu’elle aurait mis ses intérêts en d’autres mains sans la terreur, suffisamment justifiée, que lui inspirait son frère.

Enfin celui-ci avait tout lieu d’être satisfait ; il possédait un mandat dont il usait à sa convenance, dont il abusait au gré de ses désirs.

Un personnage ténébreux avait tenté de le desservir auprès de son beau-frère ; à force de recherches, il avait découvert cet aigrefin, un piètre individu, qui ne vivait que de chantage, et une somme ronde avait payé son silence.

Le baron tenait la situation en ses fortes mains de misérable. À l’hôtel de Mégrigny il était le véritable maître ; les domestiques étaient à lui plus qu’à sa sœur ; il les avait si bien corrompus qu’il n’en était pas un, voire même le maître d’hôtel, qui, le cas échéant, ne fût prêt à être son complice.

La pauvre jeune femme, qui s’en doutait, d’ailleurs, était entourée d’espions ; ce n’était pas des serviteurs qu’elle avait, mais des geôliers car, pour sortir, il lui arrivait souvent d’être obligée de tromper leur vigilance.

Malgré tout, le baron n’était pas dans une quiétude parfaite. Il voyait quelques points noirs à l’horizon et avait des inquiétudes.

Henri de Bierle était la bête noire qui le hantait et troublait le repos de ses nuits.

Il savait que le jeune homme était en Algérie et, assez facilement, il avait deviné que de Bierle s’était éloigné de la France obéissant à un ordre de Blanche. Il n’était pas beaucoup à craindre là-bas, mais il ne resterait pas éternellement au pays des Arabes. Lorsqu’il serait de retour à Paris, qu’arriverait-il ? Que les deux amants se revissent et qu’ils renouassent leurs relations intimes, cela lui importait peu et au besoin même fermerait les yeux. Mais Blanche était libre, maîtresse maintenant de ses actions, et tous deux voudraient – c’était possible, c’était certain – s’unir par les liens du mariage.

Voilà ce que le baron craignait ce qu’il redoutait comme la pire des éventualités. Et d’ores et déjà il était résolu à mettre tout en œuvre pour empêcher un mariage qui ferait connaître ses malversations et anéantirait tous ses projets.

Tout d’abord, après la mort de Ludovic, le baron s’était imaginé – on croit toujours aisément à une chose que l’on désire – que de Bierle las, n’en voulant plus, avait rompu avec Blanche et que celle-ci, résignée, avait accepté la rupture.

Comme on le voit, Raoul mesurait Henri à son aune.

Ce qui, aux yeux du baron, semblait confirmer la séparation des deux amants, c’est que madame, attestaient les domestiques, ne recevait pas de lettres venant d’Algérie ; de plus, disaient encore les domestiques, toutes les lettres que madame écrit sont remises à l’un de nous qui les porte au bureau de poste et nous sommes sûrs que jamais une lettre de madame n’a porté sur son enveloppe le nom de M. de Bierle.

Pendant quelques mois, de Simiane avait été ainsi tranquillisé.

Les domestiques ne savaient pas, que Mme de Mégrigny se méfiait d’eux ; que c’était la nuit, quand tous étaient couchés, qu’elle écrivait à Henri et qu’elle ne sortait jamais accompagnée quand elle avait à mettre à la poste une lettre écrite la veille.

Mais les visites de Mme Gallois devenant fréquentes, la soi-disant quêteuse de l’œuvre des Vieillards infirmes éveilla les soupçons du baron, qui flairait une supercherie. Il voulut savoir ce qui se passait entre cette femme et sa sœur. Mais les domestiques en furent pour leurs premiers frais d’espionnage.

Blanche, extrêmement prudente, s’enfermait avec la visiteuse et prenait ses mesures afin que les oreilles collées aux serrures des portes ne pussent rien entendre.

Sachant cela, le baron ordonna un autre genre d’espionnage. Mme Gallois fut suivie et l’on sut bientôt qu’elle était l’ancienne nourrice et la femme de ménage de M. de Bierle.

De Simiane n’avait pas à en apprendre davantage. La femme de ménage était un auxiliaire dont se servaient de Bierle et sa sœur. Cependant il fit également suivre la jeune femme ; trois ou quatre fois on la vit glisser une lettre dans une boîte de l’administration des postes.

C’est ainsi que le baron avait acquis la certitude qu’il y avait entre M. de Bierle et sa sœur une correspondance très active et que, par conséquent, la rupture entre eux n’avait existé que dans son imagination.

Voilà pourquoi il voyait des points noirs à l’horizon, pourquoi il était inquiet et avait, la nuit, de troublants cauchemars. Voilà pourquoi, pensant bien que M. de Bierle ne tarderait pas à revenir à Paris, il se demandait, non sans anxiété :

– Qu’arrivera-t-il alors ? Que feront-ils ?

Henri de Bierle avait parfaitement compris à quel sentiment de convenance et de délicatesse Blanche obéissait en lui exprimant, quelques jours après la mort de M. de Mégrigny, le désir qu’elle avait de le voir s’éloigner de Paris pendant une année.

M. de Mégrigny n’avait pas ordonné, elle avait seulement, témoigné un désir.

Henri, respectueux de la femme qu’il aimait, et soucieux de sa tranquillité autant qu’elle-même, n’avait présenté aucune objection ; soumis, il avait répondu :

– Un de vos désirs, est un ordre, vous le voulez, je pars.

Mais, nous le savons, comme son exil lui avait été pénible ! Toujours inquiet, tramant partout sa tristesse et son ennui, il avait constamment pensé à Blanche et à l’enfant.

Sans doute, Blanche lui écrivait, il avait assez souvent des nouvelles de la bien-aimée ; mais il sentait que la jeune femme ne lui disait pas tout, et ce qu’elle lui cachait, il le devinait en partie. Il devinait qu’elle avait de sérieuses inquiétudes, que, veuve et libre, elle n’était pas plus heureuse qu’auparavant, et les souffrances de Blanche venaient s’ajouter aux siennes.

Près de onze mois s’étaient écoulés. Pour M. de Bierle, chacun de ces mois avait été long comme un siècle et il s’étonnait d’en avoir pu supporter l’énervante monotonie.

Maintenant qu’il n’avait plus qu’un mois à rester à Alger, il allait compter les jours ; avec quelle impatience il attendrait le dernier, c’est-à-dire la fin de son exil. Il avait dit, promesse faite à lui-même :

– Je resterai un an à Alger.

Quoi qu’il pût arriver, aussitôt que la dernière heure de cette année aurait sonné, il s’embarquerait, serait-il malade, serait-il mourant. Il en avait assez de ce brûlant soleil d’Afrique dont les pesants rayons l’écrasaient.

Il était à sa fenêtre. Les yeux tournés vers la France, il murmura :

– Encore trente-six jours !

Et comme si, tout à coup, sa poitrine se fût dilatée, il poussa un long soupir de soulagement.

À ce moment, une vieille mulâtresse, servante de l’hôtel, lui apporta une lettre.

– Vient du beau pays des belles dames blanches, dit la femme.

– Merci, dit de Bierle, prenant la lettre.

Aussitôt il tressauta, en reconnaissant l’écriture de Mme de Mégrigny. L’avant-veille il avait reçu une lettre d’elle ; pourquoi celle-ci suivait-elle de si près ? Un malheur serait-il arrivé ? Il pensait à la petite Henriette l’existence d’un enfant est si fragile.

Il était devenu très pâle et avait comme un nuage sur les yeux. D’une main tremblante il déchira l’enveloppe.

Ce ne fut pas un cri de douleur, mais une exclamation de joie qui lui échappa.

La bien-aimée le rappelait. Ce jour était le dernier de son exil.

« Mon ami, lui écrivait Blanche, revenez, revenez immédiatement. J’éprouve l’irrésistible besoin de vous revoir et de vous sentir près de moi. Je suis trop seule, je me laisse envahir par toutes sortes de sombres pensées ; je vis dans un isolement qui me tue. Plus que jamais j’ai besoin d’un ami, d’un soutien. Je me sens brisée, vous seul pouvez relever mon courage, me rendre la force qui m’est nécessaire. Je me demande aujourd’hui si je n’ai pas eu tort en vous priant de vous éloigner de moi ; peut-être n’auriez-vous pas dû accepter cet exil que je n’avais pas le droit de vous imposer ; ah ! mon ami, s’il a été dur pour vous, il a été bien cruel pour moi. Revenez, revenez. »

De Bierle avait quelques personnes à voir dans la ville ; il sortit, rentra un peu avant midi, déjeuna, fit ses préparatifs de départ, puis répondit à Blanche par les lignes suivantes :

« Chère bien-aimée,

« Vous me rappelez, j’accours. Aujourd’hui même, à cinq heures, je prendrai passage à bord d’un bâtiment marseillais de la Compagnie des Messageries maritimes. J’arriverai à Paris dimanche soir et lundi, toute l’après-midi, je vous attendrai dans notre cher petit nid de la rue Vivienne, tout plein encore du bruit de nos baisers. J’espère que rien n’empêchera ma bien-aimée de venir.

« La nourrice de notre enfant est, m’avez-vous dit, la seule personne auprès de vous en qui vous ayez une entière confiance. Blanche, si cette brave et honnête femme vous accompagnait avec notre chère petite, je serais doublement heureux. Blanche et Henriette se partagent maintenant toute ma tendresse et j’ai des baisers pour la mère et pour l’enfant. Si vous saviez combien est vif mon désir de voir ma fille et de la tenir dans mes bras !

« Mais je n’ose pas trop demander, seulement ce qui est possible.

« Ma bien-aimée Blanche, à lundi.

« HENRI. »

Cette lettre, reçue par Mme Grallois le dimanche matin, fut remise à Blanche, assez tard dans la soirée, deux heures avant l’arrivée à Paris de M. de Bierle.

Le jeune homme trouva chez lui la femme de ménage qui l’attendait.

– Avez-vous pu remettre ma lettre ? demanda-t-il.

– Oui.

– Qu’a-t-elle dit ?

– Rien. Elle a pleuré.

De Bierle hocha la tête en murmurant :

– Pauvre Blanche !

Le lendemain, vers trois heures, après une séparation qui avait été longue pour l’un et l’autre, les deux amants se retrouvaient rue Vivienne, dans cet entresol dont Henri, s’inspirant, des pensées et des goûts de sa chère adorée, avait fait un véritable nid d’amour.

Blanche était venue seule. Mais Henri ne pouvait pas trop demander, il l’avait dit lui-même.

Enfin ils étaient réunis. Quelle joie de se revoir ! Ils se regardaient les yeux dans les yeux, se tenant les mains, s’enivrant de ce fluide invisible dont ils se sentaient traversés, lui ne se lassant point de l’admirer, elle mêlant sourires et larmes dans une extase de bonheur.

Assis à côté l’un de l’autre, enlacés, se serrant, ils causèrent ; ils avaient tant de choses à se dire ! C’était une conversation entre deux cœurs, c’étaient deux âmes qui se répondaient.

Blanche était expansive et cependant elle ne disait pas tout à Henri ; hélas ! elle ne pouvait pas lui tout dire. Il lui répugnait de révéler à son ami la scélératesse du baron et il lui semblait qu’elle, la sœur, se trouvait souillée par les infamies du misérable. Par respect pour la mémoire de son père, de sa mère, de sa sœur et de ses ancêtres, elle cherchait encore à sauver l’honneur du nom qu’elle avait porté et qui était toujours le sien.

À un moment, elle s’écria :

– Ah ! Henri, maintenant que vous êtes à Paris, près de moi, je me sens soulagée, je vais être tranquille !

Il l’enveloppa de son regard où éclatait la plus vive tendresse.

– Je comprends, fit-il, votre frère…

Elle soupira. Puis, vivement, les prunelles étincelantes, elle reprit :

– Henri, ne parlons pas de mon frère, ne parlons jamais de lui !

– Pourtant, Blanche…

– Non, non, s’écria-t-elle, que rien ne vienne attrister les courts instants que je pourrai vous donner.

Après un bout de silence, le jeune homme reprit :

– Blanche, j’avais espéré que vous viendriez avec notre chère petite.

– Était-ce possible ? La nourrice m’est dévouée et je pourrais compter sur sa discrétion ; mais elle ne sait rien ; fallait-il donc lui dire…

– C’est juste, ma bien-aimée, vous avez raison, cent fois raison et moi je manque de réflexion ; toujours mon égoïsme. Quand une chose m’est agréable, je ne sais pas voir qu’elle peut être pour vous la cause d’une souffrance.

Oh ! être forcé de se cacher, de s’envelopper toujours d’ombre et de mystère ! Pourtant, Blanche, je voudrais voir notre enfant, c’est un besoin de mon cœur, vous le comprenez, n’est-ce pas ? Cette satisfaction, ce bonheur ne peut pas m’être refusé ; est-ce que nous ne pouvons pas trouver un moyen ?

– Henri, écoutez, voici ce que nous pouvons faire : Assez souvent, depuis quelque temps, je sors avec la nourrice et ma fille dans sa petite voiture ; nous allons au bois de Boulogne et parfois aussi au parc Monceau, qui n’est pas non plus très éloigné de l’hôtel ; il vous sera facile de nous rencontrer. Demain, si le temps est beau, nous sortirons vers une heure et nous irons au parc Monceau.

– J’y serai. Merci, ma chérie, merci.

– La nourrice s’étonnera certainement ; mais quoi qu’elle puisse penser je ne serai pas forcée de lui apprendre des choses que je veux lui laisser ignorer.

Ils causèrent pendant quelques instants encore ; puis la jeune femme voyant approcher l’heure à laquelle elle devait rentrer, ils se séparèrent.

* *

*

Nous franchissons une année et quelques mois et nous arrivons au mois de juin de la néfaste année 1870, que Victor Hugo a appelée l’année terrible dans un livre où l’âme du grand poète a jeté un cri sublime de douleur et d’indignation.

On savait en France que nos relations avec la Prusse étaient très tendues et que, d’un moment à l’autre, elles pouvaient être rompues. De vagues bruits de guerre couraient par la ville et se répandaient dans les provinces. On était inquiet et ce n’était pas sans raison, puisque, peu de temps après, l’horrible guerre était déclarée.

Il y eut alors, à Paris, un grand mouvement ; l’enthousiasme des uns, chauffé par des meneurs, étouffait les cris d’alarme des autres ; des bandes d’individus parmi lesquels on voyait ces fameuses blouses blanches de l’empire, passaient sur les grands boulevards en criant :

« À Berlin, à Berlin ! »

En général on croyait à la victoire ; on savait ce que valaient les soldats de la France, on avait confiance en leur bravoure éprouvée et on croyait à l’habileté des chefs de l’armée.

Du haut de la tribune parlementaire, des ministres avaient affirmé que nous étions prêts à faire cette guerre nécessaire à la défense de l’honneur national. L’un avait dit :

« Nous marcherons à l’ennemi, le cœur léger. »

Un autre avait ajouté :

« Rien ne manque à nos soldats, pas même un bouton de guêtre. »

Et l’on croyait tout cela. Et l’on savait, cependant, que des centaines de millions votés pour l’armée avait été autrement employés ; et l’on savait que le désordre et l’incurie étaient partout ; et l’on savait que ce qui manquait surtout à la France, c’était un nombre suffisant de défenseurs.

Hélas ! on ne tarda pas à voir que les enthousiastes étaient des aveugles ou des fous et que les alarmés avaient raison.

Un choc formidable eut lieu sur notre frontière du Rhin, précédant l’effroyable coup de tonnerre de Sedan où notre plus belle armée, ses généraux et Napoléon III étaient faits prisonniers.

L’Empire avait vécu. Mais l’Allemagne débordait sur la France, l’envahisseur se répandait partout, Paris allait être investi.

Mais je m’arrête : l’histoire appartient aux historiens et ma plume est celle d’un romancier.

Donc, une année et quelques mois s’étaient écoulés, sinon dans une tranquillité parfaite pour nos personnages, du moins sans aucun incident sérieux.

De Simiane avait appris le retour à Paris de Henri de Bierle et n’avait pas tardé à savoir, grâce à son système d’espionnage, que le journaliste et sa sœur se rencontraient, à peu près tous les quinze jours, rue Vivienne, dans ce petit appartement où ils s’étaient donné leurs premiers rendez-vous.

Il savait également que, de temps à autre, de Bierle se trouvait au bois de Boulogne, ou au parc Monceau ou au jardin des Tuileries, juste à l’heure où Blanche s’y rendait de son côté, avec sa petite fille et la nourrice.

Pendant quelque temps, très tourmenté, le baron avait été comme sur des épines.

Toutefois, toujours prudent, et ne voulant pas d’un éclat qui aurait pu tourner contre lui, il dissimulait ses craintes.

Bientôt, Mme de Mégrigny ne parlant de rien, n’ayant point l’air de songer à se remarier, ne se trouvant, par conséquent, nullement menacé, il se sentit presque rassuré.

– Du moment qu’ils sont contents comme cela, et ne demandent pas autre chose, se dit-il, c’est bien et je n’ai qu’à fermer les yeux. Mais, n’importe, je ne m’endors pas : je veillerai et me tiendrai constamment sur la défensive.

Il ajouta, ayant dans le regard une lueur sinistre :

– Ah ! monsieur de Bierle, je vous conseille de toujours faire le mort ; autrement, prenez garde à vous !

Cependant M. de Bierle n’était pas d’une nature à accepter de gaieté de cœur une situation fausse ou équivoque, surtout quand elle pouvait être changée. Il souffrait de ne pas agir en toute liberté, d’être forcé, pour voir Blanche et la petite Henriette, de s’entourer de précautions, de se cacher, enfin de jouer le rôle d’un personnage mystérieux ; et il souffrait plus encore de la contrainte que Mme de Mégrigny s’imposait, de ses constantes inquiétudes ; de la répugnance qu’elle éprouvait, elle aussi, à jouer un rôle indigne d’elle.

Sans doute ils étaient heureux de se voir et de passer quelques instants ensemble ; mais, en même temps, ils étaient malheureux d’être obligés de garder secrètes leurs relations.

Pour tous deux la situation était également douloureuse.

Souvent Henri disait à Blanche :

– Chère bien-aimée, vous et Henriette êtes tout pour moi, je ne vois que vous au monde. Mon amour est si grand, si exclusif, qu’il me fait passer sur bien des choses ; j’aurai maintenant le courage de braver l’opinion publique dont je ne veux plus tenir compte ; j’avais des scrupules au sujet de la fortune de M. de Mégrigny, je ne veux plus les avoir, je ne les ai plus. On ne sacrifie pas son bonheur à un préjugé, la conscience elle-même met des bornes au puritanisme.

Oh ! Blanche, chère adorée, je souffre dans votre fierté et votre dignité quand je vous vois, vous qui ne devriez jamais rougir et toujours lever haut la tête, quand je vous vois courbée comme sous le poids d’un anathème.

C’est que vous sentez toutes les amertumes de la situation dans laquelle nous nous trouvons ; elle est cruelle, en effet, et s’il la connaissait, le monde, qui ne verrait pas au fond des choses et en ignorerait les causes, la trouverait inacceptable, et nous servirions de cible aux propos méchants de la masse des sots et des imbéciles.

Blanche, Blanche, nous ne nous trouvons pas dans une impasse dont toutes les issues sont fermées ; nous sommes dans une situation dangereuse pour vous, pénible pour tous deux, il faut en sortir. Ma bien-aimée, je suis prêt à vous épouser ; dans un mois, si vous le voulez, le nom de de Bierle sera le vôtre.

Tel était, à quelques variantes près, le langage que Henri tenait à Mme de Mégrigny.

Troublée et émue, la jeune femme répondait :

– Non, non, Henri, rien ne presse, attendons encore. Vous ne pouvez pas douter de mon amour, et vous devez me croire quand je vous dis que le plus ardent désir de votre amie est d’être votre femme. Mais j’ai des raisons pour vous prier d’attendre encore.

– Quelles raisons ?

– Sur ce point, Henri, permettez-moi de garder le silence.

Le jeune homme n’insistait pas, mais il sentait bien que de Simiane était à lui seul toutes ces raisons qui se traduisaient par « attendons encore ».

Un jour, à la suite d’une petite discussion sur ce même sujet, Henri dit à Blanche, en la regardant tristement :

– Mais vous avez donc une bien grande peur de votre frère ? Elle tressaillit, et saisissant la main du jeune homme, qu’elle serra fortement :

– Eh bien, oui, répondit-elle d’une voix oppressée, j’ai peur de lui !

– En vérité, je ne vous comprends pas ; craignez-vous donc qu’il ne veuille encore se suicider ?

– Henri, je ne sais pas ce que je pourrais avoir à craindre.

Il se mit à rire, croyant ainsi la tranquilliser.

– Voyons, Blanche, reprit-il, m’autorisez-vous à aller lui parler, à ce frère terrible ?

– Non, non, s’écria-t-elle toute tremblante, gardez-vous bien de faire cela, je vous le défends !

– Pourtant, quand vous m’aurez fait assez longtemps attendre, il faudra bien que j’aille voir M. le baron pour lui annoncer notre mariage.

– Henri, répliqua-t-elle vivement, en ce qui concerne nos intérêts réciproques, ne faites jamais rien sans que je vous le conseille. Je serai votre femme, je veux être votre femme ; mais au nom de notre petite Henriette, laissez-moi faire, laissez-moi agir seule.

Oui, Blanche avait peur de son frère ; si elle n’avait pas été retenue, arrêtée par ses terreurs qui, hélas ! n’étaient point sans raisons, elle n’aurait pas constamment répondu à de Bierle : – Attendons, attendons encore. Au contraire, c’eût été elle qui, tout de suite après l’expiration de son deuil, aurait pressé Henri de lui donner son nom.

Elle avait peur de son frère ; et ce qu’elle n’avait pas dit à de Bierle, ce qu’elle n’avait pas voulu lui dire, c’est que le baron était un misérable capable de le faire assassiner, afin de se débarrasser de lui comme il s’était débarrassé du pauvre Ludovic de Mégrigny.

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