VIII LA REVANCHE DE BLANCHE

Il était plus de dix heures lorsque Mme de Mégrigny rentra chez elle soulagée, réconfortée.

Elle avait confié ses douloureux secrets à ses deux amies, pleuré sur le sein de la bonne mère Agathe et promis de suivre les conseils que lui avait donnés la dame en noir.

Pour les domestiques, leur maîtresse avait passé toute cette journée auprès de sa petite fille qui, décidément, devait être atteinte d’une maladie grave.

Cependant, le dimanche et le lundi ils remarquèrent qu’il s’était produit chez Mme de Mégrigny un changement notable. D’abord elle n’était plus aussi triste que d’ordinaire ; elle allait, venait, donnait des ordres, s’occupait de tout et avait un air méditatif et grave qui contrastait singulièrement avec son état permanent d’apathie.

Qu’est-ce que cela signifiait ?

– Il y a encore du nouveau, se disaient les domestiques. Mais quoi ?

Le mardi matin Blanche se leva à son heure habituelle et s’habilla avec une certaine recherche.

– Est-ce que madame sort aujourd’hui ? lui demanda Annette, comme elle passait dans son boudoir.

– Non, répondit-elle d’un ton bref.

Dans le boudoir, elle se plaça devant une glace et constata qu’elle avait les yeux brillants, la figure parfaitement reposée.

– Il m’a dit qu’il viendrait lundi ou mardi, murmura-t-elle ; je ne l’ai pas vu hier, il va venir aujourd’hui ; attendons-le.

Au bout d’un instant elle s’adressa cette question :

– Sait-il que je lui ai repris ma fille ? Après tout, que m’importe ?

Elle prit dans un chiffonnier une tapisserie, à laquelle elle travaillait, et s’assit sur le canapé.

À dix heures, elle entendit une voiture entrer dans la cour de l’hôtel.

– C’est lui, murmura-t-elle.

C’était de Simiane, en effet, car un instant après Annette vint demander à sa maîtresse si elle voulait bien recevoir M. le baron.

– Oui, il peut venir, répondit-elle.

Le baron entra dans le boudoir, d’un air dégagé, le sourire sur les lèvres, le regard interrogateur.

– Il ne sait rien, se dit la jeune femme.

– Bonjour, Blanche, dit Raoul, comment allez-vous ce matin ?

– Assez bien.

– Vraiment, vous avez une mine superbe ; je vois que je n’ai pas perdu mon temps en vous conseillant la résignation. Vendredi, je vous ai annoncé la visite que je vous fais aujourd’hui.

– Je vous attendais.

– Serait-ce pour moi que vous vous êtes mise dans cette ravissante toilette ? fit-il en s’asseyant.

– N’ai-je pas le droit d’être un peu coquette pour moi-même ?

– Cela ne vous est pas défendu, mais…

– Achevez.

– Une femme jeune et jolie, comme vous, Blanche, n’est jamais coquette que pour un homme.

La jeune femme lui lança un regard glacial.

– Voulez-vous, Blanche, que nous parlions de votre fille ?

– Oui. Donnez-moi de ses nouvelles.

– Elle est bien, très bien.

– Merci.

Le baron se sentait un peu démonté par la tranquillité de sa sœur qu’il trouvait étonnante.

– En vérité, dit-il, je suis ravi de vous voir aussi parfaitement calme, ce que je n’osais pas espérer après notre dernier entretien ; mais vous avez réfléchi, et je constate avec satisfaction l’heureux résultat de vos réflexions. Nous allons donc pouvoir causer tranquillement et nous arriverons, je pense, à nous entendre. Blanche, je vous ai dit que je vous rendrais votre fille.

– Oui, si j’acceptais certaines conditions que vous croyez avoir le droit de m’imposer. Faites-moi donc connaître ces conditions, monsieur le baron.

Et, jetant de côté sa tapisserie, elle ajouta :

– Je vous écoute.

– Il ne me plaît pas, vous entendez ? il ne me plaît pas que vous ayez M. de Bierle pour amant.

La jeune femme pâlit et un éclair s’alluma dans son regard. Cependant, elle sut se contenir.

– S’il ne vous plaît pas que M. de Bierle soit mon amant, répliqua-t-elle avec calme, je l’épouserai et il sera mon mari.

– Lui, votre mari ! s’écria le baron blême de fureur, lui, cet homme qui est mon mortel ennemi, que je hais, j’aimerais mieux…

– Faire quoi ?

Ne trouvant rien à répondre, Raoul se mordit les lèvres.

– Répondez, monsieur le baron, répondez donc !

– Blanche, prenez garde, vous oubliez que je tiens votre fille.

– Je comprends votre menace : elle signifie que, dans votre rage insensée, vous seriez capable de tuer mon enfant !

– Non, mais de la faire disparaître pour toujours.

– Et si vous faisiez cela, si vous commettiez ce nouveau crime ; vous croyez que je ne crierais pas vengeance ?

– Blanche, je n’ai rien à craindre de vous et vous avez tout à redouter de moi ; je vous tiens enchaînée par votre fille, et vous ferez, vous ferez ce que je vous ordonnerai de faire… Oh ! je sais bien que vous avez l’intention d’épouser M. de Bierle, qui voit en vous, avant tout, une riche héritière ; mais je ne veux pas de ce mariage, il ne se fera jamais. J’exige, Blanche, j’exige que vous cessiez vos relations avec cet homme ; s’il ne me convient pas que ma sœur épouse M. de Bierle, il ne me convient pas davantage qu’elle l’ait pour amant.

– Vous n’avez pas toujours dit cela, riposta la jeune femme, gardant toujours son sang-froid ; après m’avoir violemment séparée de M. de Bierle pour me jeter comme un appât dans les bras de M. de Mégrigny, s’il est devenu mon amant, c’est que vous l’avez voulu ; c’est par une de vos abominables manœuvres, avec le concours d’Antoinette, votre digne complice, que M. de Bierle a été introduit nuitamment dans ma chambre.

– C’est faux ! se récria le baron, je ne suis pour rien dans cette affaire.

– Ne vous donnez donc plus la peine de mentir avec moi, monsieur, puisque c’est inutile.

Oui, vous avez voulu que je fusse la maîtresse de M. de Bierle, parce que c’était votre intérêt et que je servais ainsi, à mon insu, vos monstrueuses combinaisons.

Cela vous était bien égal de faire de votre sœur une épouse coupable, une femme vile aux yeux du monde ; cela vous était bien égal, après tout ce que vous m’aviez déjà fait souffrir, de me faire connaître le remords qui ronge et déchire et d’autres intolérables tortures.

Mais voilà, la mauvaise santé de mon mari vous inspirait de grandes craintes, vous craigniez fort, s’il venait à mourir, que ses millions ne vous échappassent.

– Ce que vous dites là, ma chère, est tout simplement ridicule et absurde.

– Ce que je dis là, monsieur le baron, est tout simplement la vérité. Oh ! vous ne pouvez plus m’en imposer ; maintenant, je vous connais, je vous ai percé à jour.

– Cela prouve que vous êtes devenue une femme de forte tête, ricana le baron.

– Pour vous tranquilliser, il fallait que j’eusse un enfant ; je devins enceinte et vous fûtes content, heureux ; dès lors, M. de Mégrigny pouvait mourir ; mais comme il vous gênait et paraissait vouloir vivre un certain nombre d’années encore, toujours ayant Antoinette pour complice, vous l’avez empoisonné.

– De mieux en mieux, vous passez d’une absurdité à une autre. En vérité, vous êtes folle ! et si vous alliez raconter cela à d’autres, ils jugeraient qu’il n’est que temps de vous enfermer dans une maison d’aliénées. Voyons, qui tire profit de la mort de M. de Mégrigny ? N’est-ce pas votre fille et vous qui êtes ses héritières ?

– Oui, de fait et d’après la loi ; mais, en réalité, c’est vous qui possédez la fortune de M. de Mégrigny.

– Vous m’avez chargé de m’occuper de vos affaires.

– Vous y teniez tellement… Voulez-vous que je vous dise ce que j’ai appris dernièrement ? Eh bien, c’est parce que M. de Mégrigny allait révoquer le mandat qu’il vous avait confié, que vous l’avez empoisonné.

Le baron se dressa debout, effrayant de pâleur.

– Blanche, s’écria-t-il d’une voix-frémissante, je vous défends de m’accuser encore d’un crime qui n’existe que dans votre imagination.

– Monsieur le baron, répliqua-t-elle avec son calme imperturbable, j’ai conservé le dernier bouquet de violettes sur lequel a été versé le poison ; il pourrait être encore, je pense, soumis à l’analyse d’un chimiste expert. Mais si je ne vous ai pas dénoncé à la justice tout de suite après la mort de M. de Mégrigny, c’est que vous étiez mon frère et, malheureusement pour moi, vous êtes toujours mon frère. Ah ! vous savez bien que je ne veux pas, que je ne peux pas vous livrer à la justice !…

– Eh bien, continua Mme de Mégrigny, rassurez-vous, vous êtes mon mandataire, vous resterez mon mandataire ; je vous laisse mes pouvoirs, tels que vous les avez, et je vous prie de vouloir bien me continuer vos bons services.

Le baron regarda fixement sa sœur, comprit qu’elle était sincère et respira plus à l’aise.

– Je vous laisse mes pouvoirs, poursuivit la jeune femme, et je vous promets, je vous jure de ne vous les retirer jamais ; vous les garderez donc aussi longtemps qu’il vous plaira. Toutefois, j’y mets une condition.

– Ah ! il y a une condition ?

– Tout à l’heure vous aviez bien la prétention de vouloir m’imposer les vôtres ! !

– Quelle est cette condition ?

– Il me faut demain, pas plus tard que demain, vous entendez, monsieur le baron ? il me faut un million.

– Un million ! exclama Raoul.

– Oui, un million.

– Mais que voulez-vous faire d’une pareille somme ?

– Je n’ai pas à vous le dire, qu’il vous suffise de savoir que j’en saurai faire un emploi convenable…

– Blanche, je ne peux pas…

– Il faudra pouvoir, dit sèchement Mme de Mégrigny. Demain, à deux heures un notaire se présentera chez vous porteur d’un mot de moi, et c’est à ce notaire que vous remettrez le million en billets de la banque de France et en titres de rente sur l’État au cours du jour.

– Blanche, attendez quelques jours, jusqu’à la fin du mois.

– Non, demain.

– Et si je ne peux pas demain ?

– Le notaire viendra immédiatement me trouver, ayant toute préparée, la révocation de votre mandat que je n’aurai qu’à signer et qui vous sera signifiée le soir même par ministère d’huissier.

Le baron se courba sous la terrible menace. Il ne savait plus que dire ; il était consterné, écrasé.

Certes, Mme de Mégrigny venait de prendre vigoureusement sa revanche.

– Maintenant, monsieur le baron, dit-elle en se levant, nous n’avons plus rien à nous dire, vous pouvez vous retirer et aller à vos occupations. N’oubliez pas, demain à deux heures.

Raoul sortit piteusement du salon. Mais, intérieurement, il rugissait.

– Oh ! je me vengerai, je me vengerai ! se disait-il.

Pareil au tigre blessé, il lui fallait maintenant trouver le moyen d’assouvir sa rage.

Il lui fallait aussi, sous la menace de la révocation de son mandat, trouver dans la journée ce million que sa sœur réclamait impérieusement.

Le lendemain, à deux heures ; quand le notaire un ami de Me Mabillon – se présenta à l’hôtel de Simiane, le baron l’attendait. Le million était là, en titres de rente sur l’État et en billets de la banque de France, comme l’avait demandé Mme de Mégrigny.

Très gravement et très scrupuleusement, le notaire compta les billets, fit le compte des titres au cours de la bourse, donna un reçu signé de lui et de Blanche de Simiane, et emporta le million qu’il alla immédiatement déposer à la banque de France au nom de Mme veuve de Mégrigny, née de Simiane.

Le soir, à la nuit tombante, l’ancien serrurier, sans déguisement et n’ayant pas son œil de verre, arrivait à l’hôtel de Simiane. Le matin, à la première distribution, il avait reçu un billet du baron, signé le Pharmacien, qui lui disait :

« Venez ce soir entre huit et neuf heures, j’ai à causer avec vous. »

Le borgne se rendait à l’appel de son complice. Du reste, il avait à faire au baron son rapport d’espion au sujet de Henri de Bierle.

De Simiane était de mauvaise humeur, car il lui semblait que, maintenant, tout allait se tourner contre lui. Il apostropha Gallot assez brutalement.

– Ah ! vous voilà l’homme toujours sûr de lui et des coquins qu’il connaît ! Êtes-vous retourné à Belleville pour voir votre amie la Fauvette ?

– Non. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

– Pourquoi ? Parce que la vieille coquine n’a plus l’enfant. Qu’est-ce qu’elle en a fait ?

– Elle l’a remise à une personne qui est allée la lui réclamer.

– Quelle personne ?

– Je ne sais pas ; vous pouvez mieux que moi expliquer le fait.

– Mais je ne sais pas non plus, je ne comprends rien à cela. Que vous compreniez ou non, ce qui est certain, c’est que la petite a été rendue à sa mère.

– Mille tonnerres !

– Et que votre vieille femme vous a joué un tour de sa façon.

– À ! la taupe ! elle ne l’emportera pas en terre, celle-là ; j’irai à Belleville cette nuit et je l’étranglerai, la vieille chouette.

– Laissez tranquille cette vieille coquine.

– Non, non, si je ne lui tords pas le cou, je lui crèverai la peau du ventre.

– Plus tard, alors, plus tard, quand vous aurez fait une besogne plus pressée.

– De quoi s’agit-il ?

– Vous vous rappelez toutes nos conventions.

– Parfaitement.

– Il a été dit que vous ne reculeriez devant rien.

– Ç’a été dit.

– Que quoi que je vous demanderais, vous le feriez.

– Après, monsieur le baron, après ?

– Je vous ai parlé d’un homme qu’il y aurait nécessité, peut-être, à faire disparaître.

– Eh bien ?

Le regard du baron s’éclaira d’une lueur sinistre.

– Eh bien, cet homme me gêne et peut me nuire, il doit mourir !

– Ah ! nous arrivons au grand coup.

– Qui sera le dernier : car une fois débarrassé de mon ennemi, n’ayant plus à vous occuper, il ne me restera plus qu’à m’acquitter envers vous.

– C’est-à-dire à me compter cent mille francs.

– Comme c’est convenu.

– Combien monsieur le baron me donnera-t-il avant que je fasse le coup ?

– Avant ? pourquoi avant ? Douteriez-vous de ma parole ?

– Oh ! en aucune façon, et pour cause, répondit le borgne avec un mauvais sourire ; mais voilà, ça me donnera du courage.

– Revenez demain soir et je vous donnerai dix mille francs.

– Ce n’est pas assez.

– Eh bien, vingt mille ; c’est tout ce que vous pouvez me demander avant la chose.

– Soit, je ne veux pas contrarier monsieur le baron. Quel est cet ennemi qui vous gêne ?

– Celui dont je vous ai chargé de surveiller les faits et gestes.

– M. de Bierle ! je m’en doutais. L’affaire sera difficile : il ne s’amuse pas à flâner, la nuit, dans les quartiers déserts.

– On peut lui tendre un piège.

– Un piège ! un imbécile s’y laisse prendre ; mais lui ?…

– En vous attachant à ses pas, l’occasion favorable se présentera.

– Je compte un peu sur cette occasion que fera naître le hasard.

– Vous faudra prendre le costume d’un de ces… comment dirai-je ? d’un de ces rôdeurs de barrière parmi lesquels vous avez eu et avez encore, sans doute, beaucoup d’amis.

– Qui vous a dit cela ?

– Tout se sait, maître Gallot ; ne sais-je pas aussi que vous étiez encore à Clairvaux il y a trois semaines, achevant de purger une condamnation à trois ans de prison pour attaque nocturne ?…

– Ah ! monsieur le baron sait cela ?

– Je vous le répète, tout se sait ; mais rassurez-vous, maître Gallot, la confiance que j’ai en vous n’en est point diminuée, au contraire.

– Monsieur le baron est pour moi d’une excessive bonté, répliqua sournoisement l’ancien serrurier.

Donc, pour la circonstance, vous allez redevenir…

– Un rôdeur de barrière, comme vous l’avez dit.

– Vous frapperez l’homme en plein cœur, d’un coup de poignard.

– Soigneusement, puisqu’il doit mourir.

– Après, vous lui enlèverez sa montre, sa chaîne, son porte-monnaie ; tout ce que vous pourrez lui prendre.

– Je comprends, monsieur le baron : pour dépister les roussins, il faut faire croire qu’on a tué l’homme pour le voler.

Les deux misérables causèrent encore pendant quelques instants, puis le baron congédia son complice.

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