IX LA VENGEANCE

La nourrice était retournée à Bourg-la-Reine où elle devait attendre les ordres ou les instructions qui lui seraient donnés par Mme de Mégrigny.

Elle ne tarda pas à recevoir une lettre de sa maîtresse qui lui, disait :

« J’ai retrouvé notre chère petite, et comme elle est trop jeune encore pour être séparée de vous, j’ai décidé que pendant un an encore vous continueriez à lui donner vos bons soins.

« Vous allez quitter Bourg-la-Reine ; préparez aujourd’hui même tout ce que vous avez à emporter. Demain, dans la matinée, une religieuse viendra vous prendre avec une voiture et vous conduira auprès de ma fille. »

Ce fut avec une joie facile à comprendre que la nourrice se mit en devoir de faire ses paquets. Elle allait revoir sa chère mignonne, et ce qui était un autre bonheur pour elle, Mme de Mégrigny lui donnait l’assurance qu’elle resterait encore un an avec sa chère petite Henriette.

Blanche n’avait pas revu Henri ; elle s’était abstenue de retourner rue de la Chaussée-d’Antin, et les rendez-vous de la rue Vivienne, d’ailleurs peu fréquents, avaient cessé. C’était une nouvelle ligne de conduite que la jeune femme s’était tracée et qu’elle devait suivre jusqu’à nouvel ordre, suivant en cela les conseils que lui avaient donnés la mère Agathe et la Dame en noir.

Mais de Bierle avait su par Charlotte Pinguet que la petite fille, si heureusement retrouvée et rendue à sa mère, avait été placée à la Maison maternelle de Boulogne.

Il avait aussi reçu une lettre de Blanche que lui avait remise Mme Pinguet. La modiste avait envoyé une de ses apprenties porter à Mme de Mégrigny un chapeau, qu’elle n’avait pas commandé, mais qu’elle accepta, comprenant que l’obligeante et bonne Charlotte lui procurait ainsi le moyen d’écrire à M. de Bierle.

Dans sa lettre, Blanche disait à Henri ce qui s’était passé entre elle et son frère et ce qu’elle n’avait pas hésité à faire sur le conseil d’un notaire de Paris, Me Mabillon, qu’elle avait rencontré à la maison de Boulogne. C’était un million de la fortune de M. de Mégrigny qu’elle sauvait si, comme on le lui avait dit, le baron, engagé dans des opérations de bourse extravagantes, était menacé d’une catastrophe financière où les millions de M. de Mégrigny seraient engloutis.

Elle parlait à Henri de l’espionnage dont il était l’objet, de l’homme à cheveux blancs, un misérable aux gages de son frère, dont il devait se méfier.

Elle ne savait pas pourquoi le baron le faisait ainsi surveiller ; mais elle tremblait, elle avait peur ! Elle le suppliait de se tenir constamment sur ses gardes.

Elle le priait d’attendre quelques jours encore avant d’aller voir la petite à Boulogne et lorsqu’il irait, elle lui recommandait de s’entourer des plus grandes précautions. Elle voyait toujours la vie de sa fille menacée par le baron ; s’il découvrait qu’elle était placée à la maison de Boulogne, elle serait dans de continuelles alarmes.

M. de Bierle n’avait rien changé à ses anciennes habitudes. Il travaillait jusqu’à midi, déjeunait, s’habillait et se rendait à un café du boulevard où il se rencontrait avec des journalistes de ses amis, des hommes de lettres, des artistes. Ensuite il allait passer une heure à son journal où les discussions sur les événements de la frontière étaient vives et passionnées.

Il faisait sa promenade quotidienne sur les boulevards, causait avec les personnes de sa connaissance qu’il rencontrait, puis se rendait au cercle où il dînait presque tous les soirs et où, lorsqu’il n’allait pas au théâtre ou à une soirée, il restait jusque vers dix heures, heure à laquelle il avait l’habitude de rentrer chez lui.

Ne voyant plus l’homme à cheveux blancs et à barbe grise qu’on lui avait signalé, ni aucune figure qui lui parût suspecte, il en conclut que le baron, par suite de la conversation qu’il avait eue avec sa sœur, avait cessé de le faire espionner.

Et comme il brûlait du désir de voir la petite Henriette, il se dit un soir :

– Demain, j’irai à Boulogne ; et ainsi que Blanche me le recommande, et bien que je ne voie pas ce que je puis avoir à craindre, je m’entourerai de certaines précautions pour dépister l’espion de ce misérable baron, en admettant que je sois encore espionné.

À Paris, alors, on ne parlait plus que de la guerre, des terribles événements qui se succédaient avec une rapidité vertigineuse, et c’était dans une anxiété cruelle, la poitrine oppressée, que l’on attendait les courriers d’Alsace et de Lorraine.

Toutes les pensées étaient avec nos soldats, tous les regards se tournaient vers l’Est de la France.

On n’était plus fasciné par les allures de matamores et les paroles fanfaronnes des Olivier, des Lebœuf, des de Gramont.

Parmi les Parisiens, ceux qui avaient été les plus belliqueux courbaient la tête.

Pourquoi avait-on déclaré cette guerre funeste, quand on n’avait qu’un si petit nombre de soldats à opposer aux formidables bataillons allemands ?

On ne connaît pas encore exactement aujourd’hui les motifs souterrains qui ont dicté la conduite de Napoléon III et de ses ministres. En répétant que l’empereur attachait, et qu’on attachait dans son entourage, des intérêts dynastiques à cette guerre, on n’est que l’écho des opinions le plus généralement accréditées. Mais rien n’est certain.

Avec beaucoup de peine et de difficultés, et surtout avec une lenteur qui ne répondait point à la promptitude d’exécution du côté des Allemands, l’armée française avait été mobilisée. C’était partout le désordre et la confusion, principalement dans l’état-major. Jusque sous le canon de l’ennemi, il y avait des intrigues pour le commandement, et elles se mêlaient à des intrigues politiques. De tout cela on ne pouvait augurer rien de bon.

Au commencement d’août, les premiers coups de feu avaient été échangés sur la frontière de Lorraine et la frontière d’Alsace ; puis vinrent, coup sur coup, les combats sanglants de Forbach, de Wissembourg, et la formidable bataille de Reichshoffen, où les cuirassiers de France sont devenus à jamais célèbres.

Les hommes d’outre-Rhin étaient vainqueurs et la Patrie envahie.

Nos troupes, qui commençaient seulement à se former et à s’organiser, nos troupes, démoralisées par leurs successives défaites, ne purent défendre les défilés des Vosges.

L’armée de Mac-Mahon recula jusqu’à Châlons et les corps de Bazaine et de Frossard vinrent se mettre sous la protection des canons de Metz, où ils allaient être bientôt enveloppés par les troupes du prince Frédéric-Charles, bien supérieures en nombre.

Toutes les nouvelles qui arrivaient à Paris étaient foudroyantes. Cependant, autant qu’il le pouvait, le gouvernement dissimulait, la grandeur de nos désastres.

À partir du 15 août, les journées furent énervantes, fébriles et mortellement anxieuses.

On savait qu’une nouvelle armée se formait au camp de Châlons, et l’on apprit que cette armée, au lieu de couvrir Paris, allait tenter de rejoindre celle de Bazaine bloquée sous les murs de Metz.

Les Parisiens se remirent à espérer ; tout pouvait encore être sauvé par une éclatante victoire des Français, qui rejetterait les hordes teutones hors du territoire national.

Et pendant que le peuple était encore plein de confiance, on ne croyait plus à un succès de nos armes dans les hautes sphères gouvernementales. L’impératrice Eugénie, régente de l’Empire, était dévorée d’inquiétude, et peut-être, à cette heure où elle voyait tout s’écrouler autour d’elle, regrettait-elle amèrement toutes les fautes qui avaient été précédemment commises et auxquelles elle n’avait pas été étrangère.

Toutefois, il y a lieu de lui rendre cette justice que ce fut elle qui demanda énergiquement que Paris fût mis en état de défense et qui réclama ces énormes approvisionnements qui, durant quelques semaines, affluèrent de toutes parts. Elle ne voulait pas que la capitale de la France pût être à la merci d’un coup de main hardi de l’ennemi, et elle avait le pressentiment des quatre longs mois d’investissement.

* *

*

Revenons à Henri de Bierle.

– Demain, j’irai à Boulogne, s’était-il dit.

Ce jour-là, le dernier du mois d’août, le temps était superbe ; mais on sentait qu’il planait dans l’air quelque chose de terrible, et jamais la population parisienne n’avait été aussi agitée, aussi nerveuse.

On se demandait où était Mac-Mahon, et l’on s’étonnait qu’il n’eût pas déjà opéré sa jonction avec Bazaine.

– Parbleu, se dit de Bierle, en sortant du café de Suède vers deux heures de l’après-midi, M. le baron de Simiane ne doit guère songer à moi en ce moment ; il est certainement, comme tout le monde, préoccupé et inquiet.

Il alla au journal, où il ne resta que quelques instants, puis, tranquillement, s’achemina vers la Seine où il attendit le bateau descendant le fleuve, qui allait bientôt passer.

Il n’avait point remarqué que, depuis qu’il était sorti des bureaux du journal, un individu d’assez mauvaise mine, qui n’était autre que Gallot, l’avait suivi ; il ne remarqua point non plus, quand il monta sur le bateau, que le même individu s’embarquait également.

Il est vrai que les passagers étaient nombreux ; car beaucoup d’ouvriers, par suite de la fermeture d’un certain nombre d’ateliers, profitaient des jours de chômage pour aller se promener aux environs de la ville. Et puis de Bierle, très affecté de nos récents désastres, était trop préoccupé des nouveaux événements qui ne pouvaient tarder de s’accomplir pour ne pas oublier un peu que Mme de Mégrigny lui avait recommandé d’être prudent et de se tenir constamment sur ses gardes.

Il quitta le bateau au Point-du-Jour. Une trentaine de personnes étant descendues à cette escale, Gallot put aussi prendre terre sans avoir à craindre d’être remarqué et d’éveiller ainsi la défiance du jeune homme, qui, pédestrement, suivant le bord de l’eau, se dirigea vers Sèvres où il avait l’intention de dîner, avant de se rendre à la Maison maternelle.

C’était quelques jours auparavant que le jeune homme avait décidé comment il emploierait après-midi le jour où il irait voir la petite Henriette.

Il avait pensé qu’en prenant le bateau et en descendant au Point-du-Jour pour aller à pied jusqu’à Sèvres ou au Bas-Meudon, il aurait lassé la patience de l’espion – dans le cas où il serait surveillé – lorsqu’il se rendrait le soir à la maison de Boulogne.

Comme on le voit, et bien qu’il se fût rassuré au sujet de l’espionnage, il avait cru ne devoir rien changer à ce qu’il avait précédemment projeté.

Il dina dans un de ces restaurants de la rive gauche, bien connus des Parisiens mangeurs de matelotes, et où la friture de Seine, faite plus souvent de petits poissons blancs que de goujons, ne manque jamais.

Le soleil était couché lorsque de Bierle traversa de nouveau le pont de Sèvres et se dirigea vers Boulogne.

Cependant, si rassuré qu’il fût, pensant aux recommandations de Blanche, il jetait de temps à autre autour de lui un regard investigateur.

Il ne voyait rien qui fût de nature à l’inquiéter. À un moment, toutefois, son attention fut attirée par un homme dont les allures lui parurent singulières.

C’était Gallot qui, se voyant découvert, se mit à marcher de travers comme un homme ivre et entonna aussitôt, d’une voix avinée, le premier couplet d’une vieille chanson érotique.

De Bierle haussa les épaules, sourit et poursuivit son chemin, en se disant :

– Vais-je donc voir, maintenant, des espions partout ?

Quand il arriva à l’entrée de l’avenue des marronniers, une dernière fois il plongea son regard en arrière ; il ne vit que quelques paysans qui revenaient des champs, ayant leurs outils sous le bras ou sur l’épaule.

Mais, à moins de cinquante pas, Gallot venait de s’accroupir derrière un tas de pierres mesuré le matin par le cantonnier.

Ainsi, depuis une heure de l’après-midi, avec un rare bonheur, le complice du baron avait pu suivre M. de Bierle presque pas à pas, sans avoir troublé sérieusement la quiétude du jeune homme. Mais que d’habileté il avait déployée ! que d’adresse et de ruses il avait employées !

– Tiens ! tiens ! se dit-il, voyant de Bierle s’enfoncer dans l’avenue, il va à la maison des mioches. Je comprends, et mille tonnerres ! j’aurais dû m’en douter, c’est dans cette caverne du diable qu’ils ont caché la petite !

Voici la nuit qui vient : quand il sortira de là-dedans, il sera tout à fait dans le noir. C’est bon, tout va bien. Cette fois, à moins que le diable ne soit plus de mes amis, je le tiens !

Et une lueur sinistre s’alluma dans son œil farouche.

Tonnerre ! reprit-il, ça devenait embêtant, à la fin ; huit jours à faire le pied de grue, ça n’était pas drôle ; je commençais à croire que j’en serais pour mes frais. Enfin c’est bon, nous y voici, je n’ai plus qu’à ouvrir l’œil.

De la main il caressa le manche du poignard qu’il tenait, tout ouvert, caché sur sa poitrine entre sa chemise et son gilet.

Au bout d’un instant, il se releva, se glissa dans l’ombre comme le fauve qui veut surprendre une proie, et alla se coucher à plat ventre sous un des premiers marronniers, la tête tournée du côté de la grille de l’établissement.

Il attendit pendant plus d’une heure.

La nuit était venue, épaisse et noire dans toute la longueur de l’avenue, sous les larges feuilles déjà jaunissantes des marronniers. Dans le ciel, pas de lune, seulement quelques pâles et rares étoiles.

Peu à peu la façade du grand bâtiment s’était effacée dans l’ombre ; mais les lampes et les bougies allumées à l’intérieur projetaient leur lumière rendue plus éclatante par la profondeur de la nuit.

Le borgne, qui avait l’oreille attentive au moindre bruit, entendit la petite porte s’ouvrir et se refermer.

– C’est lui, le voici, murmura-t-il.

Il se dressa sur ses jambes, s’adossa au tronc du marronnier le plus proche et sa main s’arma du poignard.

M. de Bierle s’avançait, guidé par les deux rangs de marronniers, qui lui permettaient de tenir le milieu de l’avenue.

Gallot n’entendait encore que le bruit des pas du jeune homme ; mais bientôt sa silhouette commença à se dessiner assez distinctement. L’assassin s’assura que le manche du poignard était solide dans sa main et que rien ne pouvait gêner ses mouvements. Il était prêt. Au moment où le jeune homme passait devant lui, il s’élança d’un bond de panthère, et de sa main gauche saisit à la gorge le malheureux, qui n’eut que le temps de jeter un cri rauque.

La lame du poignard s’enfonça dans la poitrine ; il poussa une plainte sourde, pareille à un râle, chancela, battit l’air de ses mains et s’abattit comme une masse.

– Il a son affaire ! murmura le bandit.

Et, saisissant sa victime sous les aisselles, il la traîna au bord du chemin, lui enleva sa chaîne et sa montre, fouilla les poches et s’empara de tout ce qu’il y trouva.

Le malheureux jeune homme, étendu sur le dos, sans mouvement, ne donnait plus signe de vie. Des flots de sang s’échappaient du trou qu’il avait à la poitrine.

– J’ai porté le coup d’une main sûre, se dit l’assassin, il est mort.

Soudain le roulement d’une voiture se fit entendre mêlé au bruit des sabots de deux chevaux lancés au grand trot.

Gallot dressa l’oreille et lança des regards de tous les côtés.

– Hein ! fit-il, on dirait que cette voiture vient par ici. Allons, la besogne est faite, filons !

Il franchit une haie, s’élança à travers champs et disparut.

Au même instant, deux chevaux attelés à un landau entraient dans l’avenue. Maintenus par la main du cocher, qui serrait les rênes, ils n’allaient plus qu’au pas. Tout à coup, ils firent un brusque mouvement de recul, s’arrêtèrent et se mirent à renifler.

– Qu’est-ce donc ? demanda Mme Clavière, en avançant la tête hors du landau.

– Je ne sais pas, madame, répondit le cocher.

Il voulut faire marcher les chevaux qui, au lieu d’avancer, reculèrent encore.

– Décidément, dit-il, il faut qu’ils soient effrayés par quelque chose.

Il sauta à bas de son siège et, aussitôt, laissa échapper un cri d’effroi.

– Eh bien, Antoine ? interrogea Mme Clavière.

– Madame, c’est un homme qui est là, étendu sur le dos dans une mare de sang.

– Oh ! exclama la jeune femme.

Elle ouvrit elle-même la portière, s’élança hors de la voiture et, précipitamment, s’approcha de la victime de Callot qu’éclairait une des lanternes du landau.

Elle vit le sang dont le sol était humide et qui couvrait la poitrine du malheureux ; en même temps elle remarquait la distinction du visage, la blancheur des mains, la coupe élégante du vêtement, toutes choses qui indiquaient qu’elle se trouvait en présence d’un homme appartenant au meilleur monde.

– Oh ! mon Dieu, prononça-t-elle en frissonnant, c’est un crime qui a été commis !

– Je le crois comme vous, madame, et il n’y a pas longtemps, car le corps est encore chaud.

– Est-ce que vous croyez que ce malheureux est mort ?

– Il m’en a tout l’air, madame ; pourtant je ne peux pas l’affirmer.

– Dans tous les cas, nous ne pouvons pas le laisser là, ni le priver des secours nécessaires, s’il vit encore.

– Je suis de l’avis de madame ; mais que faut-il faire ?

– Le transporter à la Maison maternelle où des soins immédiats lui seront donnés, s’ils ne sont pas inutiles. À nous deux, Antoine, nous pouvons, je pense, le placer dans la voiture.

– Comment ? madame voudrait…

– Oui, oui.

– Il me semble que si j’allais appeler les sœurs…

– Non, interrompit Mme Clavière, cela demanderait trop de temps, et nous n’en avons pas à perdre ; en la circonstance, les minutes sont précieuses.

Sans trop de peine le jeune homme fut mis dans la voiture. Et pendant que la Dame en noir marchait rapidement vers la maison pour faire ouvrir la grille, le cocher, tenant un des chevaux par la bride, faisait avancer lentement le landau, qui vint s’arrêter devant le perron où attendaient trois religieuses et Mme Durand et Louise, les deux fidèles domestiques de Mme Clavière.

La Dame en noir n’arrivait pas à l’improviste ; étant attendue, elle trouva la mère Agathe et ses compagnes réunies dans le salon de lecture.

La jeune femme avait dîné chez le docteur Chevriot, et comme, le tantôt, elle avait amené Mme Durand et Louise à la maison des enfants et les y avait laissées, elle venait les reprendre pour retourner à Vaucresson.

Elle parut devant les religieuses très pâle et toute bouleversée.

– Ma sœur, dit-elle à la supérieure, je vous amène un malheureux qu’Antoine et moi venons de trouver baignant dans son sang et qui, peut-être, n’est plus qu’un cadavre.

L’effroi se peignit sur tous les visages et, poussant des exclamations, les sœurs effarées firent de grands signes de croix.

La mère Agathe fut la première à reprendre son sang-froid, et sans demander aucune explication, – ce n’était pas le moment, – elle désigna trois religieuses pour aller recevoir le blessé et donna des ordres pour qu’on se hâtât de dresser un lit dans le parloir.

De son côté la Dame en noir avait chargé une converse de courir chez le médecin et de le ramener.

La sœur n’avait pris que le temps d’allumer une lanterne et était partie.

Le blessé fut enlevé de la voiture par Antoine et Mme Durand, aidés de Louise, transporté dans le parloir et couché sur le lit qui avait été préparé en moins de cinq minutes.

Déjà, de la pharmacie, on avait apporté les choses nécessaires à un premier pansement, et une des religieuses, qui avait un peu étudié la médecine, s’était mise en devoir de découvrir la poitrine du blessé, comprenant que l’essentiel, d’abord, était d’arrêter l’hémorragie.

Les autres religieuses s’étaient agenouillées et priaient.

La mère Agathe, s’étant approchée du lit, n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur le visage décoloré du blessé qu’elle laissa échapper un cri de surprise et de douleur.

Saisissant le bras de Mme Clavière, elle lui dit presque à voix basse :

– Est-ce que vous ne connaissez pas ce jeune homme ?

– Il m’est inconnu.

La mère Agathe, qui était devenue toute tremblante, entraîna la jeune femme jusqu’au fond de la pièce et, se penchant à son oreille :

– Ce malheureux, dit-elle, est M. Henri de Bierle.

Mme Clavière éprouva un tel saisissement et une si vive douleur qu’elle resta un instant sans voix, sans regard, immobile, comme pétrifiée.

Enfin de grosses larmes jaillirent de ses yeux et elle murmura d’une voix étranglée :

– C’est horrible !

– Épouvantable ! ajouta la mère Agathe.

Puis elle reprit :

– Notre présence ici n’est pas utile, venez.

Elles entrèrent dans le salon de lecture et, s’étant assises, la religieuse apprit à Mme Clavière que M. de Bierle était venu à la Maison maternelle à la nuit tombante, qu’il était resté environ une heure avec la petite Henriette et la nourrice, avait causé quelques instants avec elle, puis s’était retiré.

– Il n’y avait certainement pas plus de vingt minutes qu’il m’avait quittée lorsque vous êtes arrivée, ajouta la mère Agathe.

– L’assassin l’attendait au bout de l’avenue : c’est là qu’il a été frappé et que nous l’avons trouvé.

– Oh ! le malheureux jeune homme !

Il me disait :

« – Si je suis venu si tard, c’est par mesure de prudence ; étant espionné, paraît-il, je suis obligé de prendre certaines précautions. »

Il était fort tranquille en me quittant. Hélas ! il ne se doutait guère que le misérable, dont il venait de me parler, l’attendait à cent pas de la maison pour l’assassiner.

À ce moment une religieuse ouvrit la porte du salon et entra.

– Ma mère, dit-elle, M. le docteur vient d’arriver.

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