X LE LENDEMAIN DU CRIME

Il était plus de minuit lorsque Mme Clavière et ses servantes sortirent de la Maison maternelle pour retourner à Vaucresson.

Henri de Bierle n’était pas mort.

– S’il était resté seulement une heure sans recevoir des soins, avait dit le médecin, on aurait relevé un cadavre.

Le malheureux jeune homme n’était pas mort ; toutefois, Mme Clavière était loin d’être rassurée sur son sort : il n’avait pas repris connaissance, et le docteur, après avoir longuement examiné la blessure, n’avait pu dire si elle était ou non mortelle. Et puis le blessé avait perdu beaucoup de sang ; cela augmentait encore l’anxiété du docteur.

Mme Clavière avait dit à la mère Agathe, en la quittant :

– Demain matin, dès la première heure, si le malheureux n’a pas cessé de vivre, vous enverrez chercher notre bon docteur Chevriot. Je me charge de prévenir Mme de Mégrigny, mais avant de l’aller trouver, je passerai ici prendre des nouvelles.

Pour plusieurs raisons, que vous connaissez, nous ne devons pas, quant à présent, dénoncer le crime de cette nuit à la justice ; vous recommanderez donc au médecin et à nos sœurs de garder le silence. Dans tous les cas, nous ne pouvons rien faire sans l’assentiment de Mme de Mégrigny ; c’est elle qui décidera.

* *

*

À neuf heures, la Dame en noir arriva à la Maison maternelle, ses inquiétudes augmentées des tristes réflexions de la nuit.

– Eh bien, dit-elle à la mère Agathe, M. de Bierle…

– Il n’est pas mort, comme nous avions à le craindre ; mais nous ne pouvons pas savoir encore s’il sera possible de le sauver. La syncope a pris fin vers quatre heures sans qu’il ait repris connaissance ; il a une forte fièvre et des instants de délire.

J’ai fait prévenir M. le docteur Chevriot, selon votre désir, et à huit heures il était ici.

– Qu’a-t-il dit ? que dit-il ?

– Il n’ose pas encore se prononcer.

– Alors il a de l’espoir ?

– Oui, on le voit aux soins qu’il donne au pauvre blessé.

– Ma sœur, il le sauvera !

– Il ne le dit pas, mais tout indique qu’il l’espère.

– Ah ! j’éprouve un grand soulagement.

– Sur l’ordre de M. le docteur, le malheureux jeune homme a été transporté dans la chambre où est morte la mère d’Édouard, et où il est beaucoup mieux que dans le parloir. M. Chevriot est près de lui et ne le quitte pas d’un instant. Il a approuvé tout ce qu’a fait notre médecin, qu’il a envoyé se reposer.

– Peut-on entrer dans la chambre du malade ?

– Certainement.

– En ce cas, venez, ma sœur ; je désire adresser quelques questions à M. Chevriot.

Au moment où Mme Clavière et la religieuse entrèrent dans la chambre, le blessé était calme et paraissait sommeiller. Penché sur lui, le docteur écoutait avec une grande attention le bruit de sa respiration.

Entendant du bruit derrière lui, le vieillard se retourna et, la main tendue, s’avança vers sa jeune amie.

– Ainsi, cher docteur, dit Marie, vous avez oublié votre âge, vos fatigues, et vous êtes venu.

– Vous le désiriez, c’était un ordre.

– Que vous êtes bon !

– Et puis, ajouta M. Chevriot, ne me dois-je pas toujours et quand même à ceux qui souffrent ?

– Oui, vous êtes et serez toujours l’homme d’abnégation et de dévouement. Que pensez-vous de ce malheureux jeune homme ?

– Heu, heu !

– Oh ! dites-moi que vous espérez !

– Vous savez bien, Marie, qu’il m’arrive rarement de désespérer.

– Docteur, cela ne me dit pas que vous sauverez ce malheureux.

– Il est dans un bien triste état.

– Mon bon docteur, j’ai une mission délicate à remplir ; une jeune femme, une mère à prévenir. Voyez dans quelle situation je me trouve ; que dois-je dire à cette pauvre femme ? Oh ! si en lui annonçant que la nuit dernière, lâchement, M. de Bierle a été frappé d’un coup de poignard, je pouvais ajouter : – Mais rassurez-vous, M. le docteur Chevriot est auprès du blessé et promet de le sauver ! Si je pouvais lui dire cela, mon bon docteur, le coup que je vais lui porter serait moins cruel.

– Je comprends, ma fille, je comprends : cependant je ne peux pas dire…

– Docteur, vous savez déjà si la blessure est mortelle.

– Quoique très grave ; elle n’est pas mortelle ; elle est moins profonde que je ne l’avais cru d’abord ; ensuite la lame n’a pas touché le cœur ; enfin, après mes auscultations, j’ai acquis la certitude qu’aucun des organes vitaux n’était atteint.

– Alors, docteur ?

– La blessure en elle-même ne m’inspire aucune sérieuse inquiétude ; mais il y a les accidents qui peuvent survenir.

– Vous les conjurerez !

– Si je peux, Marie.

– Enfin ; mon cher docteur, vous avez bon espoir, n’est-ce pas ?

– Bon espoir, ce serait trop dire, Marie ; j’espère un peu, voilà tout.

– Je vous connais, mon ami, et ces bonnes paroles me suffisent ; maintenant, je suis délivrée de mes inquiétudes, vous le sauverez !

Le vieillard eut un doux sourire.

La jeune femme lui tendit son front sur lequel il mit un baiser.

– Marie, vous reverrai-je aujourd’hui ? demanda-t-il.

– Oui, mon bon docteur ; vous voyez combien je m’intéresse à ce jeune homme ; je reviendrai prendre de ses nouvelles avant midi et, très probablement, je vous amènerai une garde-malade.

Sur ces mots, Mme Clavière quitta le docteur et la mère Agathe, remonta dans son coupé et se fit conduire à l’hôtel de Mégrigny.

Elle sonna à la porte de service et, au portier qui lui ouvrit, elle demanda si Mme de Mégrigny était chez elle.

Sur la réponse, affirmative qui lui fut faite, elle traversa la cour, entra dans l’hôtel et s’avança dans le large vestibule où un domestique vint à sa rencontre.

– Je viens faire à Mme de Mégrigny une visite que je lui ai promise, dit-elle ; Mme de Mégrigny est-elle visible ?

– Je pense que madame pourra vous recevoir, répondit le valet de pied.

Et indiquant à la visiteuse l’escalier à droite, il ajouta :

– Madame peut monter.

Il sonna pour prévenir la femme de chambre que c’était une visite pour sa maîtresse.

Annette fit entrer Mme Clavière dans une antichambre, puis lui dit :

– Qui dois-je annoncer à madame ?

– Dites à Mme de Mégrigny que la Dame en noir désire causer quelques instants avec elle.

La femme de chambre disparut. Presque aussitôt, la porte de l’antichambre se rouvrit, livrant passage à Blanche qui s’élança au cou de Mme Clavière, en disant :

– Quelle agréable surprise ! Comme vous êtes bonne de venir me voir et comme vous me rendez heureuse !

Les deux jeunes femmes s’embrassèrent.

Blanche prit la main de Marie et l’emmena dans son petit salon. Elles s’assirent à côté l’une de l’autre sur une causeuse. Blanche tenait toujours la main de sa nouvelle amie.

– Êtes-vous allée hier à la Maison maternelle ? demanda-t-elle.

– Oui, et j’y suis passée ce matin.

– Pouvez-vous me donner des nouvelles de ma petite Henriette ?

– Je l’ai vue hier, sa santé ne laisse rien à désirer ; la nourrice m’a paru très contente d’être à Boulogne.

– J’ai déjà pris mes dispositions pour aller voir aujourd’hui ma chère petite.

– Oh ! vous n’avez plus à vous cacher : votre frère doit savoir maintenant que c’est à la maison de Boulogne que vous avez placé votre fille.

– Est-ce possible ?

– Que cela ne vous cause aucune inquiétude ; votre frère ne songe plus à vous enlever votre enfant, ce qui, d’ailleurs, lui serait impossible.

Maintenant, mon amie, veuillez m’écouter, en appelant à vous cette force qui ne vous a jamais abandonnée dans les heures de cruelles épreuves que vous avez déjà subies.

– Mon Dieu, mais qu’allez-vous donc me dire ?

– Vous voilà déjà toute bouleversée ; je vous en prie, soyez calme et surtout ne vous effrayez pas.

– Ah ! vous venez m’apprendre un malheur !

– Oui, mon amie, un malheur ; mais, grâce à Dieu, il n’est pas aussi grand qu’il pouvait l’être.

– Parlez, parlez !… Oh ! je tremble !

– Hier, M. de Bierle est venu voir la petite.

– Ah ! je comprends, je devine… il n’a pas tenu assez compte de mes recommandations, l’homme, l’espion de mon frère l’a suivi.

– Oui.

– Alors, alors ? fit Blanche d’une voix étranglée.

– Après être resté plus d’une heure avec l’enfant et la nourrice, M. de Bierle s’est retiré. Il était plus de neuf heures du soir, la nuit était noire.

– Et l’homme l’attendait ?

– Oui.

Blanche était d’une pâleur livide. Haletante, les yeux hagards, elle s’écria :

– La nuit était noire et l’homme attendait… Ah ! ah ! ah ! les misérables ! les monstres !

– M. de Bierle était encore dans l’avenue des marronniers lorsque le bandit s’est jeté sur lui et l’a frappé d’un coup de couteau.

Les yeux de Blanche se voilèrent et portant se deux mains à son cœur, elle laissa échapper un sourd gémissement.

– Heureusement, se hâta de poursuivre Mme Clavière, la blessure n’est pas mortelle. M. le docteur Chevriot est près de M. de Bierle, et comme moi, mon amie, ayez-en la conviction, notre savant docteur sauvera le blessé.

Mme de Mégrigny se dressa comme mue par un ressort, et frémissante, le regard chargé d’éclairs, le bras tendu, elle prononça d’une voix sourde :

– Devant Dieu, je le jure, si M. de Bierle meurt, je serai sans pitié pour ses assassins ; je dénoncerai mon misérable frère à la justice, je réclamerai pour lui le châtiment de tous ses forfaits, le châtiment le plus terrible ! Je le verrai condamner en cour d’assises et j’applaudirai, et le jour où il montera sur l’échafaud, je battrai des mains !

La physionomie de la jeune femme, habituellement si douce, avait pris une expression si terrible, si menaçante que la Dame en noir ne put s’empêcher de frissonner.

– Je comprends votre indignation, votre colère, mon amie, dit-elle de sa voix harmonieuse et pleine de douceur ; mais, je vous le répète, les jours de M. de Bierle seront conservés ; soyez donc rassurée.

Blanche, dont les nerfs s’étaient détendus, retomba sur la causeuse en éclatant en sanglots.

Mme Clavière l’entoura de ses bras et lui dit en l’embrassant :

– Courage, courage ! C’est la dernière épreuve !

Au bout de quelques instants, Blanche s’étant un peu calmée, Marie lui dit :

– Voulez-vous que je vous raconte maintenant ce qui s’est passé à la Maison maternelle après la tentative d’assassinat ?

– Oh ! oui, dites, dites ; malgré la vive douleur que j’ai là, au cœur, je pourrai vous écouter.

Mme Clavière fit son récit, coupé à chaque instant par les exclamations, les soupirs et les gémissements de Blanche.

– J’ai passé une très mauvaise nuit, continua Marie, et ce matin, à neuf heures, j’arrivais à la Maison maternelle ; la mère Agathe m’avait à demi rassurée ; mais après avoir causé avec le docteur Chevriot, qui était au chevet du blessé depuis plus d’une heure, j’éprouvai un grand soulagement.

« – J’espère ! » m’a dit le bon docteur.

Pour moi, mon amie, ce mot de M. Chevriot signifie :

« – Je le sauverai ! »

– Ainsi, dit Blanche, en jetant ses bras autour du cou de la Dame en noir, c’est encore vous, c’est vous toujours… Ah ! vous êtes ma Providence !

– Votre Providence, mon amie, c’est Dieu, qui ne veut pas que les innocents soient toujours victimes des méchants.

Je vais retourner à la Maison maternelle où j’ai promis d’être avant midi.

– Je vous accompagne, si vous le permettez.

– Oui, oui, venez avec moi. D’ailleurs, je pensais bien que vous voudriez voir aujourd’hui même M. de Bierle, car j’ai annoncé au docteur que je lui amènerais, pour son blessé, une garde-malade.

– Oh ! oui, je serai sa garde-malade ; je vais m’installer à son chevet et je ne le quitterai que lorsque le docteur m’aura dit : « – Il est hors de tout danger ! »

Mme de Mégrigny se leva et, après avoir essuyé ses yeux, elle sonna sa femme de chambre.

– Je n’ai plus à agir mystérieusement, dit-elle, je vais commander ma voiture.

– J’ai la mienne, répondit Mme Clavière, il est inutile de déranger vos gens.

– Soit ! fit Blanche.

La femme de chambre parut.

– Que désire madame ? demanda-t-elle.

– Je vais sortir, vous allez m’aider à m’habiller.

S’adressant à la Dame en noir, elle ajouta :

– Je serai prête dans quelques minutes.

Et elle passa dans sa chambre suivie d’Annette.

Elle rentra dans le boudoir au bout de dix minutes, vêtue d’un costume de cachemire noir, qui ressemblait beaucoup à celui de Mme Clavière.

– Annette, dit-elle à la femme de chambre, je ne vais ni faire une visite, ni une promenade ; je m’absente pour plusieurs jours.

– Ah ! fit Annette, ouvrant de grands yeux ébahis.

– Si M. le baron vient à l’hôtel et vous interroge, vous lui répondrez que je suis partie, que vous ne savez pas où je suis allée et que vous ignorez quand je reviendrai.

Mme de Mégrigny prit le bras de Mme Clavière et les deux jeunes veuves sortirent ; laissant la femme de chambre stupéfiée et murmurant :

– C’est de plus en plus drôle !

* *

*

Ce même jour, le soir, vers six heures, M. de Simiane rentra chez lui plus sombre encore que les jours précédents ; il était en proie à une agitation fébrile.

– Aujourd’hui encore, M. le baron a ses nerfs, avait dit le valet de chambre à la cuisinière, si ça continue ainsi, il n’y aura plus moyen de rester avec lui.

Le baron n’avait pas vu Joseph Gallot depuis quatre jours ; il ignorait donc encore le crime commis la veille par l’exécuteur de ses volontés.

À ce moment, il ne pensait pas plus à son complice qu’à sa sœur et à M. de Bierle ; son agitation et sa mauvaise humeur avaient une autre cause.

La bourse de Paris était de plus en plus mauvaise, toutes les valeurs avaient encore énormément baissé.

Depuis trois jours on était sans nouvelles du théâtre de la guerre ; et les approvisionnements de Paris continuaient, et l’on poursuivait avec vigueur la mise en défense de la ville.

Cela n’avait rien de rassurant pour le baron, qui attendait de bonnes nouvelles, qui comptait sur une éclatante victoire des armées françaises.

Il marchait à grands pas dans son cabinet et se disait :

– Si les Allemands sont battus, la rente monte immédiatement de dix francs, de quinze, de vingt francs, toutes les valeurs mobilières suivent le mouvement et, du coup, non seulement toutes mes pertes sont couvertes, mais j’encaisse un bénéfice de deux millions. Si, au contraire, nous avons une nouvelle défaite, la baisse de toutes les valeurs s’accentue ; alors le désastre est complet, c’est un formidable écroulement dans lequel je suis englouti, écrasé ! Mais non, c’est impossible : nos généraux vont prendre leur revanche et moi, en même-temps, j’aurai la mienne.

À l’heure où il parlait ainsi, l’année française, sur laquelle reposaient toutes ses espérances, était faite prisonnière de guerre à Sedan. Napoléon III avait rendu son épée au roi de Prusse.

On frappa à la porte du cabinet.

– Entrez, dit le baron.

La porte s’ouvrit doucement et Joseph Gallot, qui ne s’était pas fait annoncer, pénétra dans le cabinet.

– Tiens, c’est vous, fit le baron ; je ne vous attendais pas ; qu’avez-vous à me dire ?

– Est-ce que monsieur le baron ne se souvient pas qu’il m’a donné un ordre ?

– Ah ! oui. Eh bien ?

– L’ordre est exécuté.

Le baron tressauta.

– M. de Bierle… balbutia-t-il.

– Il ne peut plus gêner monsieur le baron ; il est mort !

Le regard du baron s’éclaira d’une lueur étrange pendant qu’un hideux sourire crispait ses lèvres.

– Ah ! fit-il.

– C’est hier soir que je lui ai planté mon poignard dans la poitrine ; il est tombé sur le coup, sans même pousser un cri et, me conformant aux instructions de monsieur le baron, je lui ai enlevé sa chaîne et sa montre, son portefeuille et son porte-monnaie.

– C’est bien. Mais pourquoi avez-vous tant tardé à venir ?

– Si monsieur le baron est prudent, je le suis aussi. Depuis ce matin dix heures, je me promène rue de Bellechasse et dans les rues avoisinantes, et j’ai la satisfaction de dire à monsieur le baron que je n’ai pas vu un seul homme de la rousse rôder autour de son hôtel.

– Que signifient ces paroles, maître Gallot ? dit de Simiane, fronçant les sourcils, je ne comprends pas, expliquez-vous.

– Monsieur le baron va comprendre : La petite fille de Bourg-la-Reine…

– À propos, interrompit de Simiane, qu’avez-vous fait de cette femme qu’on appelle la Fauvette ?

– Ah ! la vieille coquine ! Sachant bien que je lui ferais payer cher sa trahison, elle s’est enfuie de son taudis et a disparu ; elle s’est ainsi soustraite à ma vengeance ; mais elle ne perdra rien pour avoir attendu, la gueuse, elle retombera sous ma patte et alors… gare à ses vieux os.

– Si vous m’en croyez, vous laisserez cette vieille tranquille. Mais revenons à votre explication. Vous disiez donc que la petite fille de Bourg-la-Reine…

– Eh bien, je vais apprendre à monsieur le baron, s’il l’ignore encore, que la petite a été placée à Boulogne, dans une espèce d’asile auquel on a donné le nom de Maison maternelle et qui est tenu par des religieuses.

– Ah ! Et comment savez-vous cela ?

– Monsieur le baron va voir je suis dans mon explication. Hier, toute l’après-midi, j’ai filé l’ennemi de monsieur le baron ; il a diné dans un restaurant du Bas-Meudon et s’est ensuite rendu à l’asile de Boulogne où il est resté fort longtemps.

Voilà comment, sans beaucoup de peine, j’ai deviné que la petite fille était là.

Quand M. de Bierle est sorti de l’établissement, vers neuf heures, il faisait nuit noire. Je l’attendais dans l’avenue et c’est là, à environ cent mètres de la maison, que je lui ai fait son affaire.

De Simiane devint affreusement pâle.

– Maître Gallot, dit-il d’une voix mal assurée, vous avez commis une faute des plus graves : il n’y avait qu’un seul endroit où vous ne deviez pas attaquer M. de Bierle, et c’est celui-là que vous avez choisi pour l’assassiner. Tout naturellement, Mme de Mégrigny va me soupçonner, m’accuser, me dénoncer, peut-être. Malheureux, comment n’avez-vous pas compris cela ?

– Je l’ai compris, monsieur le baron, mais trop tard, après avoir fait le coup. Sur le moment, je n’ai pas réfléchi ; mon désir de vous débarrasser de votre ennemi avait troublé ma tête… Et puis l’occasion était si belle, l’instant si favorable : on n’y voyait pas plus que dans un four, une nuit brumeuse, faite exprès, quoi.

Tonnerre, me suis-je dit, quand la réflexion m’est venue, voilà une besogne bêtement faite ; c’est un peu comme si j’avais placé sur la poitrine du mort une pancarte portant ces mots :

« Assassiné par ordre de M. le baron de Simiane. »

Je n’ai pas besoin de vous dire si toute la nuit et pendant toute la journée j’ai été inquiet. Voilà pourquoi je ne me suis pas pressé de venir vous annoncer la chose, pourquoi, avant de sonner à votre porte, j’ai voulu avoir la certitude que des policiers ne rôdaient pas aux environs de l’hôtel.

Vous comprenez, monsieur le baron, je ne tenais pas à jouer le rôle de la souris étourdie, qui se jette dans une souricière.

De Simiane resta un instant pensif, réfléchissant.

– Je ne peux pas vous faire des compliments, dit-il, car vous avez été là d’une grande maladresse ; cependant, il ne faut rien exagérer, le mal n’est pas aussi grand que je le croyais d’abord : soupçonner ne suffit pas, et pour accuser, il faut pouvoir fournir des preuves matérielles ; or, ces preuves matérielles, où les trouverait-on ? La main qui a frappé est inconnue, on ignore que vous êtes mon complice ; grâce à vos déguisements, à vos transformations, vous êtes insaisissable.

Il faut à la justice mieux que des présomptions. Enfin, je n’aurais quelque chose à craindre, on ne pourrait me demander compte de la mort de M. de Bierle que si vous-même étiez arrêté comme son assassin.

– Ce qui est impossible, monsieur le baron.

– Voilà pourquoi je suis maintenant complètement rassuré.

– À la bonne heure.

– Gallot, êtes-vous bien sûr que M. de Bierle est mort ?

Le borgne, serrant le poing, allongea son bras aux muscles d’acier.

– Monsieur le baron, répondit-il, voyez ce poing et regardez ce bras ; d’un coup de ce poing j’assommerais un bœuf, et quand ce bras armé d’un couteau frappe un homme, l’homme tombe et ne se relève plus ; il est mort !

En prononçant ces paroles, la physionomie de l’ancien serrurier avait pris une horrible expression de férocité.

Le baron regarda le bandit et ne put s’empêcher de frissonner.

– Monsieur le baron, reprit le borgne, amenant un sourire forcé sur ses lèvres ; je vous ai débarrassé de votre ennemi et demain, si le cœur vous en dit, vous pourrez aller à son enterrement.

Monsieur le baron n’ayant plus rien à me faire faire, plus aucun ordre à me donner, je quitte son service ; s’il le veut bien, nous réglerons notre compte ; il me reste à recevoir quatre-vingt mille francs.

– Oui.

– Je tends les mains.

– Oh ! ne soyez pas aussi pressé, vous attendrez bien un peu.

– Attendre, attendre !

– Vous devez bien penser, maître Gallot, que je n’ai pas quatre-vingt mille francs dans mon secrétaire et encore moins dans ma poche.

Ne vous attendant pas ce soir, je n’ai pas pris mes mesures pour régler notre compte.

Le borgne, laissant voir sa face renfrognée, se gratta le bout de l’oreille, et, regardant sournoisement de Simiane :

– Quand monsieur le baron sera-t-il en mesure ? demanda-t-il.

De Simiane resta un instant silencieux et répondit :

– Demain, cela me serait difficile : je serai pris toute la journée par un tas d’affaires ; mais venez après-demain soir, à cette même heure, la somme sera ici.

Gallot regarda fixement son interlocuteur et avec une telle expression de défiance que le baron s’écria avec hauteur :

– Ah ! çà, maître Gallot, douteriez-vous de ma parole, par hasard ?

– Non, monsieur le baron… Oh ! j’ai confiance en monsieur le baron : je sais bien qu’il n’oserait pas me refuser la récompense due à mes services.

Un geste du redoutable bras compléta la pensée de l’ancien serrurier.

Le baron haussa les épaules en ébauchant un sourire de dédain.

– Donc, monsieur le baron, reprit le borgne, à après-demain ?

– C’est entendu, je vous attendrai.

Joseph Gallot se retira soucieux et mécontent.

Il se disait :

– Avec un homme comme celui-là, mieux vaut tenir que courir. Mais, mille tonnerres ! qu’il prenne garde, s’il me jouait un tour de coquin, je l’enverrais rejoindre l’autre.

Share on Twitter Share on Facebook