XI LES CRAVATES ROUGES

Le surlendemain, à huit heures du soir, Joseph Gallot se présenta à l’hôtel de Simiane.

Il trouva les domestiques réunis dans l’antichambre ; ils venaient d’avoir ensemble une longue conférence et tous trois avaient piteuse mine.

– M. le baron ? demanda celui qu’on appelait M. l’intendant. On le regarda avec des yeux ahuris.

– Voyons, fit-il, pourquoi me regardez-vous ainsi comme une bête curieuse ?

– Mais vous ne savez donc rien, monsieur Joseph ? dit le valet de chambre.

– S’il y a quelque chose que je ne sais pas, apprenez-le-moi.

– Eh bien, M. le baron, qui était sorti hier de bon matin, est rentré entre dix et onze heures, ayant tout à fait l’air d’un fou ; il n’avait plus figure humaine. Il s’est enfermé dans son cabinet, a fait un paquet de tous ses papiers, puis est sorti de nouveau, son paquet sous le bras, sans avoir dit un mot à l’un de nous. Depuis, il n’a pas reparu.

Le visage du borgne s’était horriblement contracté.

– Alors, prononça-t-il d’une voix creuse, il est parti ?

– Oui, il est parti. Des hommes sont venus aujourd’hui pour le voir, et l’un d’eux nous a dit qu’il avait dû, dès hier soir, s’embarquer pour l’Angleterre ou l’Amérique.

– Et l’on ne sait pas pourquoi il a ainsi pris la fuite ?

– Il paraît qu’il a perdu à la bourse toute sa fortune.

– Oh ! toute sa fortune ! fit Gallot avec incrédulité.

– Des millions, monsieur Joseph, des millions, et il doit encore à ses agents de change des sommes énormes.

Le borgne eut un grincement de dents.

– Et, continua le valet de chambre, nous voilà sur le pavé, sans espoir de trouver à nous placer, car, en ce moment, tous les riches congédient leurs domestiques et se sauvent de Paris. Nous venons de décider que nous resterions ici encore quelques jours pour attendre les événements. Bien sûr, l’hôtel va être saisi et MM. les huissiers nous ordonneront de nous en aller.

L’ancien serrurier quitta les domestiques. Une colère sourde grondait en lui.

– Tonnerre ! se dit-il, j’en avais le pressentiment, je suis volé !

Le regard sillonné de fauves éclairs, il serrait ses poings crispés. Ah ! s’il lui eût été possible de se venger ! Mais il ne pouvait que dévorer sa rage impuissante.

– Volé, volé ! répétait-il sourdement en tourmentant dans sa poche le manche de son poignard ; et c’est moi, Joseph Gallot, qui me suis laissé rouler comme le dernier des imbéciles ! Baron maudit, baron du diable et de l’enfer, je te repincerai un jour ; alors, entre mes tenailles, tu passeras un mauvais quart d’heure ; tu n’as pas réglé mon compte, c’est moi qui réglerai le tien et ce sera vite fait.

* *

*

Le baron de Simiane eut connaissance, un des premiers, de l’épouvantable désastre de Sedan ; il se trouvait à la légation de Belgique lorsqu’une dépêche, émanant d’un camp prussien, y arriva. Cette dépêche annonçait la nouvelle et grande victoire des Allemands : l’armée française tout entière était prisonnière de guerre avec ses généraux, ses officiers et l’empereur.

Ce ne fut que dans l’après-midi que la nouvelle de la catastrophe commença à circuler vaguement dans la ville ; mais par ce sentiment de patriotisme qui vibrait dans tous les cœurs, on ne voulait pas y croire. Aussi avec quelle inquiétude, quelle anxiété on attendit l’annonce officielle !

Hélas ! le désastre était réel et aussi complet que les dépêches privées l’avaient annoncé.

La ville était frappée de stupeur. Dans la rue, l’agitation était extrême ; sur les grands boulevards on ne rencontrait que des groupes et des attroupements. On pérorait, on discutait, souvent avec colère, mais toujours avec patriotisme. On voyait venir l’émeute, on se sentait à la veille d’une révolution.

À la Chambre des députés, Jules Favre, à la tribune, demanda la déchéance de Napoléon III. Le lendemain 4 septembre, le second empire avait vécu. Et le peuple parisien et avec lui toute la France acclamait la République.

Le baron Raoul de Simiane n’avait pas vu s’accomplir ces mémorables événements, qui ont précédé de quinze jours l’investissement de Paris et donné naissance au gouvernement de la Défense nationale, dont les principaux ministres étaient Jules Favre, Jules Simon, Gambetta, Ernest Picard.

Le baron n’avait pas attendu la débâcle financière, l’effondrement complet, à la Bourse, des valeurs de spéculation avec lesquelles il jouait de préférence ; comprenant que, pour lui, tout était perdu, il s’était enfui comme le lutteur sans courage, sans vaillance, qui s’élance hors de l’arène au moment du combat.

Mais il n’était pas parti les mains et les poches vides : il s’était lesté de deux millions tenus en réserve pour parer à tout événement.

C’était tout ce qui restait de l’immense fortune de Ludovic de Mégrigny, avec le million que Mme de Mégrigny avait, pour ainsi dire, arraché de force à son frère.

Le baron s’était rendu en Angleterre afin de s’embarquer quelques jours après pour l’Amérique.

Nous ne le suivrons pas sur le sol hospitalier des États-Unis où, sans nul doute, il se livrera à de nouveaux exploits, un misérable est partout et toujours un misérable.

Mais il est un proverbe qui dit : Le bien mal acquis ne profite jamais. Nous saurons plus tard si le baron aura fait mentir le proverbe. Nous verrons dans quelle situation il se trouvera le jour où il rentrera en scène.

* *

*

Pendant que Paris continuait ses approvisionnements et complétait son état de défense avec une activité prodigieuse, disons ce qui se passait à la Maison maternelle.

Blanche s’était installée au chevet de M. de Bierle en se jurant à elle-même qu’elle ne s’éloignerait de son cher blessé, du père de son enfant, que le jour où il serait remis sur pied.

Les terribles inquiétudes avaient disparu, car le cinquième jour, le docteur Chevriot avait dit : Nous le sauverons !

– Mais, avait-il ajouté, il sera long à reprendre ses forces, à se rétablir complètement, et il lui faudra constamment les plus grands soins.

– Je suis près de lui ! avait répondu Blanche.

– Oui, fit le docteur avec son bon sourire, et vous contribuerez puissamment à sa guérison.

Mme de Mégrigny, sur le conseil de Mme Clavière, avait prié M. Mabillon de vouloir bien s’occuper de ses affaires. Le notaire avait accepté cette nouvelle charge et, sur le désir de la jeune femme, il fit vendre ses chevaux, congédia les domestiques après leur avoir payé leurs gages, augmentés d’une forte gratification à chacun, et l’hôtel de Mégrigny fut fermé.

N’ayant plus le souci de sa maison, Blanche allait pouvoir rester à la Maison maternelle, auprès de M. de Bierle et de sa fille, aussi longtemps que dans l’intérêt du malade sa présence y serait nécessaire.

Le jour où l’on vint lui annoncer que son frère s’était enfui de Paris et avait quitté la France, elle hocha tristement la tête, en murmurant :

– C’était ce qu’il avait de mieux à faire, le malheureux ! Puisse-t-il ne revenir jamais !

Cependant les hordes allemandes s’avançaient sur Paris à marche forcée. On ne parlait plus que de l’investissement prochain de la ville, du siège que la grande capitale allait subir.

– On ne sait pas le temps que le siège peut durer, disait-on, il faut faire des provisions pour plusieurs mois.

Le gouvernement, par des affiches apposées sur les murs, recommandait également aux habitants de s’approvisionner.

Les caves et les greniers de la Maison maternelle furent remplis de provisions de toutes sortes : salaisons, boîtes de conserve, carottes, pommes de terre, navets, légumes secs, pâtes de toute nature, œufs, fromages, beurre salé, etc., etc.

La Dame en noir ne quittait presque plus Boulogne ; elle y couchait. C’était elle, secondée par Charles Pinguet, qui faisait les achats et surveillait l’emmagasinage des approvisionnements.

Il y avait du vin en cave, au grenier des sacs de farine et du riz en abondance. Toutes les mesures étaient prises contre la famine.

Mais c’étaient surtout les enfants qui étaient l’objet de la sollicitude constante de Mme Clavière. Elle pensa que si, à un moment donné, le lait venait à manquer complètement, les enfants, les plus jeunes particulièrement, auraient beaucoup à souffrir d’en être privés.

Alors, trois belles vaches laitières furent achetées et mises dans la grande pelouse qui devint un pâturage.

Pendant ce temps, le nouveau gouvernement organisait hâtivement la défense nationale.

Le mot « paix » sonnait mal aux oreilles des patriotes.

« Guerre, guerre aux Prussiens ! » Ce cri sortait de toutes les poitrines françaises.

À Paris, tous les hommes valides endossaient l’uniforme de la garde nationale et prenaient le fusil. En province, dans tous les départements non encore occupés par l’ennemi, les soldats de la réserve et les jeunes gens de vingt à trente ans étaient appelés à défendre le sol de la Patrie.

Rien ne s’était opposé à la marche des Allemands sur Paris. Le 16 septembre, les premiers uhlans firent leur apparition aux environs de la ville, et le 20 la capitale de la France, la première ville du monde, malgré son immense périmètre, était complètement investie en arrière de ses forts avancés.

Dès lors, ayant entre elle et les provinces les lignes prussiennes, la grande ville se trouva isolée du reste de la France.

Assiéger Paris et le prendre d’assaut était impossible ; on ne pouvait en avoir raison qu’en l’affamant. Tel était le but de l’investissement. Du moment qu’on ne le pouvait pas autrement, il fallait prendre Paris par la famine, sans avoir pitié des enfants, des femmes, des vieillards.

Les Parisiens avaient compris les intentions de l’ennemi et compris également que l’approvisionnement de la ville avait été un acte de sagesse et de haute prévoyance.

Dès les premiers jours de l’investissement, Mme Clavière, ne voulant pas avoir à subir l’odieux contact des Prussiens, s’était réfugiée à la Maison maternelle avec ses deux fidèles servantes. Elle avait laissé à Vaucresson, pour garder la villa, le jardinier et le cocher.

Plus tard, à la fin de décembre, alors que le pain commençait à manquer à Paris, la Maison maternelle devait encore donner asile à plusieurs personnes, entre autres à Charlotte Pinguet, qui avait dû fermer son magasin, et à la Chiffonne, que Mme Clavière avait appelée près d’elle.

Comme nous l’avons déjà dit, nous laissons l’histoire aux historiens. D’ailleurs tout le monde connaît les douloureux et lugubres événements de l’année terrible.

Paris réduit par la famine est forcé de capituler.

L’ennemi accorde un armistice pendant lequel la ville est ravitaillée. Ensuite la paix est signée à de si dures conditions que les cœurs français en saignent encore.

Guillaume de Prusse, qui s’est fait proclamer empereur d’Allemagne dans le palais de Louis XIV, à Versailles, exige impérieusement la cession de l’Alsace et de la Lorraine, et pour que le territoire national soit évacué, la France meurtrie, mutilée, écrasée, ruinée, devra verser cinq milliards dans les caisses allemandes.

Hélas ! ce n’est pas tout ; nous ne sommes pas encore à la fin de nos désastres, de nos malheurs.

Paris pressent une nouvelle révolution ; elle couve comme le feu sous la cendre. Enfin elle éclate le 18 mars, sous les yeux de l’ennemi, qui ne s’est pas encore éloigné de la ville.

C’est une formidable insurrection. C’est la Commune.

Les insurgés, maîtres de Paris, s’emparent de tous les pouvoirs publics. La Commune a ses ministres, elle règne et terrifie Paris. Elle décrète que tous les hommes de vingt à quarante ans, pouvant tenir un fusil, sont ses soldats ; elle a un ministre de la guerre qui nomme des officiers, des généraux ; un ministre des finances qui puise à pleines mains dans les caisses de l’État, car il faut la solde des soldats fédérés enrégimentés pour la guerre civile.

La Commune n’espère rien moins que de s’emparer de toute la France. Ce gouvernement d’aventure a des chefs audacieux qui croient pouvoir substituer ce qu’ils ont créé au gouvernement légal du pays, qui a à sa tête M. Thiers, que les représentants de la nation, élus par le suffrage universel, viennent de nommer président de la République.

Hélas ! nous voilà en pleine guerre civile, l’armée des fédérés d’un côté, de l’autre l’armée de Versailles. Ce ne sont plus les Allemands que l’on a devant soi, ce sont des Français, ce sont des frères !

Et quand un homme tombe, frappé d’une balle ou d’un coup de baïonnette, que ce soit d’un côté ou de l’autre, c’est un sang généreux qui coule, le sang d’un enfant de la France !

Toutes les guerres sont épouvantables et doivent être maudites. Si la guerre avec l’étranger a ses horreurs, la guerre civile est cent fois plus horrible.

La Commune devait être vaincue ; c’était fatal. Pour qu’une insurrection soit triomphante, il faut toujours qu’elle ait le bon droit de son côté qu’elle soit soutenue par le sentiment général du pays et non par une poignée d’ambitieux vulgaires et d’hommes de désordre.

Dès le premier jour, la Commune était condamnée à disparaître mais de sa courte existence elle devait laisser un effrayant souvenir les otages fusillés et les principaux monuments de Paris incendiés.

* *

*

Depuis que nous l’avons perdu de vue, qu’était devenu Joseph Gallot ?

Ne sachant que faire, ni à quel démon se vouer, il avait voulu, non par patriotisme, – ce sentiment n’existait pas en lui, – mais pour jouer un rôle nouveau, il avait voulu entrer dans la garde nationale afin d’aller, comme tant d’autres, bivouaquer sur les fortifications.

On n’avait pas voulu de lui. Ni dans les anciens, ni dans les nouveaux bataillons de la garde nationale, on n’admettait les repris de justice.

Alors, renonçant sans peine à ses idées belliqueuses, il se mit à courir les cabarets borgnes, les caboulots mal famés où il retrouva d’anciens camarades, repris de justice comme lui et qui, comme lui, n’avaient pas été admis dans les rangs des défenseurs de la ville.

Ces misérables, au nombre de vingt, s’associèrent pour pratiquer le vol sous toutes ses formes, et à l’unanimité, l’ancien serrurier fut nommé chef de la bande avec le titre de capitaine.

Avant d’opérer, il fallait s’assurer le concours de plusieurs receleurs et receleuses ; on les trouva facilement ; car, à cette époque tourmentée on redoutait peu la surveillance de la police de sûreté, qui n’existait pour ainsi dire plus.

Quelques jours seulement avaient suffi à Gallot pour organiser sa bande et l’écoulement prompt et facile des choses volées.

Aussitôt les opérations commencèrent et les résultats furent plus que satisfaisants.

Une partie de la bande se composait de voleurs à la tire et à l’étalage ; les autres coquins appartenaient à la catégorie des cambrioleurs.

Sous le nom de découvreurs, cinq hommes, désignés par le capitaine, étaient constamment à la recherche des coups à faire. Ceux-ci, le soir, rendaient compte de leur travail de la journée et le lendemain, les autres, trois par trois, opéraient dans les divers quartiers de la ville.

Le capitaine avait donné à sa bande le nom de les Cravates rouges ; mais les hommes n’avaient au cou la cravate rouge que lorsqu’ils se réunissaient chez un traiteur – jamais le même – pour festiner, chanter, rire et boire. Quand on était en excursions, il était expressément défendu, par mesure de prudence et de sûreté, d’arborer la cravate.

Seul, le capitaine avait constamment la fameuse cravate nouée au cou ; c’était chez lui une coquetterie. Peut-être aussi par coquetterie et en même temps pour ne pas être reconnu par d’anciens camarades d’atelier, on ne le voyait plus sans l’œil faux fabriqué par le chimiste italien Tartini.

Ses hommes ne l’appelaient plus autrement que l’Œil-de-Verre. Heureusement pour les riches villas des environs de Paris, les Cravates rouges ne pouvaient pas étendre leurs opérations en dehors de l’enceinte des fortifications. En effet, si les postes d’octroi étaient supprimés, toutes les portes de la ville étaient gardées, et bien gardées par la garde nationale. Les soldats parisiens permettaient volontiers qu’on sortit de l’enceinte fortifiée sans armes, les mains vides ; mais si l’on rentrait avec un ou plusieurs paquets, les gardes, autrement sévères que les employés de l’octroi, voulaient voir ce que le ou les paquets contenaient.

Ce fut ainsi que pendant la guerre et même sous le régime de la Commune les propriétés des environs de Paris furent protégées contre les coups de mains des voleurs de profession, parmi lesquels les Cravates rouges n’étaient pas les moins audacieux.

Bien qu’elle fût forcée d’opérer dans la ville seulement, la bande de l’Œil-de-Verre pouvait se contenter de son butin de chaque jour, sans compter un coup superbe qu’elle faisait de temps à autre.

Tous les huit jours, chez les receleurs, on recevait le prix des marchandises, objets de toute nature qu’ils avaient achetés, et le partage de la somme était fait par le capitaine, sauf une réserve qui était versée dans la caisse commune.

Cette caisse commune, qui avait son trésorier, servait à faire ripaille et était généralement mise à sec le dimanche. Ce jour, consacré au repos, était aussi le jour de repos des Cravates rouges. On le passait joyeusement autour d’une table bien servie ; on buvait les meilleurs vins de la cave du restaurateur et, au dessert, le champagne coulait à flots dans les verres.

Et comme la femme est toujours et partout, dans n’importe quel milieu, l’âme de la gaieté, on invitait à ces festins babyloniens des filles de mauvaise vie qui, alors, pullulaient dans les rues et parmi lesquelles on n’avait que l’embarras du choix. La fête durait toute la nuit et se terminait dans une orgie sans nom.

L’Œil-de-Verre possédait une petite fortune, vingt-cinq mille francs, cachés en lieu sûr, auxquels il n’avait pas besoin de toucher, ayant comme capitaine des Cravates rouges, sa large part dans les fructueuses opérations de la bande.

Tout entier à ses nouvelles amours, – car l’ancien serrurier avait encore des roucoulements amoureux, – il avait à peu près complètement oublié la Chiffonne. Il est vrai qu’il n’avait pas besoin d’elle. Cette sotte, avec ses idées ridicules, ses scrupules, ses prétentions à l’honnêteté, n’aurait pu qu’être gênante.

Mais s’il avait oublié la Chiffonne, il n’en était pas de même de Mme Clavière.

Constamment il pensait à sa nièce. Oh ! à celle-là, il lui gardait, comme on dit, un chien de sa chienne.

Quand il songeait que Marie était riche, qu’elle vivait à Vaucresson tranquille, heureuse, cela le mettait hors de lui, le jetait dans des accès de rage.

Il n’avait pas pardonné à sa nièce le terrible coup de ciseaux qui lui avait crevé l’œil, et, dans ses heures de sombres méditations, il se demandait de quelle façon il pourrait enfin se venger ; car ce n’était pas une petite vengeance qu’il rêvait.

Il voulait faire souffrir sa nièce comme souffrent les damnés et plus encore ; et quand il aurait voulu pouvoir la broyer sous ses pieds, lui déchirer le cœur avec ses ongles, lui arracher les yeux, il ne voyait pas, parmi les tortures connues, qu’il y en eût d’assez horribles à lui faire subir.

La Commune arriva. C’était le désordre. Jamais, dans aucun temps, on n’avait vu dans Paris un pareil gâchis. Il semblait que tout fût permis, et les gredins, sortis de tous les antres du vice, sûrs de l’impunité, pouvaient tout oser et tout faire.

On avait alors la fureur du galon. Les Cravates rouges prirent l’uniforme des fédérés, et, conservant l’Œil-de-Verre comme capitaine, ils nommèrent parmi eux deux lieutenants, quatre sergents et huit caporaux. À quelques hommes près, toute la bande se trouva ainsi galonnée.

L’ancien serrurier, qui avait un faible pour la gloriole, était particulièrement très fier des trois galons d’or qui ornaient son képi et les manches de sa vareuse.

On s’était procuré des fusils, mais on se garda bien de se faire incorporer dans un bataillon. Aller échanger des coups de feu avec les Versaillais, risquer de se faire tuer, pas si bête ! On avait mieux à faire.

La bande des Cravates rouges avait seulement changé de costume.

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