XIV UNE FEMME QUI PLEURE

Le docteur Abel Chevriot avait gardé l’hygiénique habitude de se lever de très bonne heure.

Il n’avait rien perdu de son activité. Toujours infatigable, il semblait défier les infirmités qui sont, trop souvent, le triste cortège de la vieillesse.

Dans les beaux jours, quand il n’était pas rentré la veille à une heure avancée de la nuit, il était debout dès les cinq heures et à six heures, régulièrement, il était dans son cabinet, assis, la plume à la main, devant la large table chargée de livres et de manuscrits.

Un matin, vers dix heures, une voiture armoriée, à laquelle étaient attelés deux alezans superbes, s’arrêta devant le n° 12 de la rue du Helder.

Un valet de pied sauta à bas du siège où il était assis à côté du cocher et ouvrit la portière.

Une belle jeune femme, qui ne paraissait pas avoir plus de trente ans, mit pied à terre.

Elle était richement et très élégamment vêtue ; elle avait grand air et portait, sur son visage aux traits aristocratiques, le cachet de la plus parfaite distinction.

Elle entra dans la maison, et s’adressant au concierge :

– M. le docteur Chevriot ? demanda-t-elle.

– C’est au premier, la porte à droite.

– Merci, monsieur.

La dame monta l’escalier, sonna, et la porte lui fut ouverte par le valet de chambre du docteur, qui la pria de vouloir bien lui donner son nom.

– Je désire ne pas me faire connaître, répondit-elle ; ce n’est pas une raison, je pense, pour que M. le docteur refuse de me recevoir.

Le valet de chambre ne parut point surpris.

Plus d’une fois, sans doute, il avait annoncé à son maître la visite d’une dame tenant à rester inconnue.

Il salua respectueusement et alla trouver le docteur à qui il annonça la visite de la dame qui désirait ne pas se faire connaître.

Le vieillard eut un léger haussement d’épaules qui semblait dire : « Encore une qui me croit capable de trahir un secret. »

– C’est bien, dit-il, faites entrer cette dame dans le petit salon ; je vais aller l’y trouver.

Quelques instants après, M. Chevriot et la visiteuse étaient en face l’un de l’autre.

D’un seul coup d’œil le vieillard avait vu qu’il avait affaire à une très grande dame.

Il lui indiqua un siège, et quand elle se fut assise, il prit place en face d’elle.

– Monsieur le docteur, dit-elle d’une voix très douce et quelque peu hésitante, je viens vous consulter.

– Pour vous, madame ?

– Oui, monsieur.

– N’avez-vous donc pas un médecin ?

– Si, monsieur le docteur ; mais mon médecin ne me répond pas comme je le voudrais.

– Pourtant, madame, tous les médecins connaissent le tempérament des personnes qu’ils soignent ; on ne peut pas recevoir de meilleurs conseils que ceux de son médecin.

– Oui, je comprends cela, mais dans certains cas… Monsieur le docteur, vous avez une réputation très grande et qui est bien méritée ; vous êtes un grand savant et votre science est infaillible.

– Oh ! madame, dit gravement le vieillard, l’infaillibilité n’appartient qu’à Dieu.

– Soit, monsieur le docteur ; mais j’ai confiance en votre savoir.

– Alors, madame, fit-il avec son bon sourire, il me faut le mettre à votre disposition ?

– Monsieur le docteur reprit la jeune femme rougissante, je me suis décidée à venir vous trouver parce que vous êtes un homme d’un grand cœur et la bienveillance même.

– Enfin, vous l’avez dit, vous avez confiance en mon savoir.

– Et en votre personne, monsieur.

Le vieillard s’inclina.

– Sur quoi désirez-vous me consulter ? demanda-t-il.

– Monsieur le docteur, je vous préviens, c’est extrêmement délicat.

– À mon âge, répliqua M. Chevriot avec bonhomie, on est un peu habitué à tout.

– Monsieur le docteur, reprit la visiteuse, je suis mariée depuis bientôt huit ans et demi. Pendant tout ce temps nous avons été, mon mari et moi, éloignés de la France.

Mon mari s’est démis d’une haute fonction qu’il occupait, nous sommes revenus à Paris il y a trois mois, et je pense bien que, maintenant, nous ne quitterons plus la France.

J’aime beaucoup mon mari, monsieur le docteur, et sa tendresse pour moi est égale à la mienne. Je vous demande pardon d’entrer dans de pareils détails ; mais je vous dis cela afin de vous faire bien comprendre combien est grande notre douleur à tous deux.

La jeune femme s’interrompit et regarda M. Chevriot, comme honteuse.

– Continuez, madame, dit le vieillard avec bonté.

– Est-ce que je ne vous ennuie pas ?

– Au contraire, madame, vous m’intéressez.

– Voilà une preuve de votre bienveillance, monsieur le docteur.

Après une pause, elle reprit :

– Je viens vous consulter à l’insu de mon mari, car je ne pouvais pas lui parler de ma démarche sans lui en dire la raison ; et cela, je le sais, lui aurait causé une grande peine. Hélas ! depuis déjà longtemps nous évitons de parler entre nous de la chose douloureuse au sujet de laquelle je viens vous trouver aujourd’hui. Il souffre de son côté, en silence ; et moi, loin de ses regards, je pleure !

La jeune femme était devenue très émue, et M. Chevriot vit ses yeux se remplir de larmes.

– Monsieur le docteur, s’écria-t-elle, prête à sangloter, nous n’avons pas d’enfant ! Voilà la cause du chagrin de mon mari, voilà la cause de mes larmes !

– Allons, allons, dit le vieillard, il ne faut pas vous désoler ; ce n’est pas à votre âge, malgré vos huit ans de mariage, que vous devez désespérer.

– Alors, monsieur le docteur, vous croyez ?…

– Je crois que vous pouvez être mère. Des enfants sont nés après quinze, vingt ans et même plus de mariage ; il y a de nombreux exemples.

– Ah ! vous me rendez bien heureuse ! Un enfant, un enfant !… Mon mari a un beau nom, je suis moi-même d’une grande famille, et nous sommes riches, très riches et nous nous aimons beaucoup, comme aux premiers jours de notre union.

Aux yeux du monde, qui ne peut pas voir au fond des cœurs, aucun bonheur n’est comparable au nôtre. Ah ! comme le monde se trompe !… Nous sommes malheureux, monsieur le docteur, très malheureux ! C’est un enfant qui nous manque ; si nous l’avions, cet enfant, nous n’aurions plus rien à désirer alors ce serait vrai, aucun bonheur ne serait comparable au nôtre.

Pour avoir un enfant, – c’est surtout un petit garçon qu’il voudrait, – je ne sais pas ce que mon mari donnerait, la moitié, les trois quarts de sa fortune… Moi, que ce soit un garçon ou une fille, cela me serait égal ; cependant je préférerais un petit garçon, à cause de mon mari, vous comprenez, n’est-ce pas, vous comprenez ?

– Oui, madame.

– Avoir, entre soi, un enfant à aimer, c’est ce qu’il y a de meilleur dans la vie, de plus doux au monde ! L’enfant ! mais c’est la félicité présente, la joie de l’avenir ; en lui sont tous les ravissements.

Ah ! monsieur, Dieu seul sait tout ce qu’il y a dans mon cœur de tendresse et d’amour maternel. Si j’avais un enfant, je serais une mère heureuse, mais aussi une bonne mère !

Quant à mon mari, monsieur le docteur, il serait fou de bonheur ! Car, comme je vous l’ai déjà dit, il souffre énormément de ne pas avoir un fils héritier de son nom.

Un fils, s’il avait un fils, mon Dieu, mais il l’adorerait !

– Enfin, vous l’avez dit, madame, il ne vous manque qu’une chose : un enfant.

– Hélas soupira la jeune femme.

Il y eut un instant de silence.

Après avoir un peu hésité, la belle inconnue reprit, regardant le vieillard avec une sorte d’anxiété :

– Monsieur le docteur, j’ai entendu dire qu’il y avait des femmes condamnées à ne jamais être mères, des femmes stériles.

– En effet, madame, et bien que ce soit un cas d’exception, la stérilité de la femme existe.

– À quoi cela tient-il, monsieur ?

– Ce serait un peu long et surtout difficile à vous expliquer, répondit M. Chevriot avec son doux sourire ; toutes les femmes ne sont pas également constituées ; à quelques-unes la nature a refusé ce qu’elle a donné aux autres.

– Mon Dieu, monsieur le docteur, si j’étais une de ces malheureuses, une de ces femmes frappées de stérilité ?

– Quelle idée !

– Oh ! je l’ai eue déjà, cette idée ! Voyons, pensez-vous que je puisse être stérile ?

– Mais je ne sais pas, madame, je ne sais pas, répondit le vieillard visiblement embarrassé.

– Monsieur le docteur, reprit l’inconnue avec exaltation, c’est une consultation sérieuse et complète que je suis venue vous demander ; je m’adresse en même temps à votre science et à votre bonté.

– C’est très bien, mais…

– Je vous en prie, monsieur, je vous en supplie !

– Vous me paraissez parfaitement constituée, vous êtes grande et forte et tout indique que vous jouissez d’une excellente santé.

– Je n’ai jamais été malade.

– Autant de choses qui doivent vous rassurer.

– Eh bien, non, je ne suis pas rassurée ; c’est que, hélas ! j’ai cette idée que je ne peux pas être mère.

Et la jeune femme se prit à pleurer.

– Allons, mon enfant, dit paternellement le vieillard, calmez-vous.

– Je veux savoir, je veux savoir ! s’écria-t-elle. Monsieur le docteur, existe-t-il un moyen de reconnaître qu’une femme n’aura jamais d’enfant ?

– Mais… balbutia M. Chevriot.

– Je vous en prie, répondez-moi !

– Eh bien, oui, on peut reconnaître cela.

– Alors, monsieur le docteur, soumettez-moi à un examen scientifique.

– Oh ! fit M. Chevriot.

– Vous ne savez pas qui je suis, poursuivit la jeune femme avec vivacité, ne voyez en moi qu’un sujet, pas autre chose.

Le vieillard répliqua d’un ton grave :

– Pour vous, madame, en cette circonstance, ne vaut-il pas mieux ignorer que savoir ?

– Non, monsieur le docteur.

– Pourtant, madame, ignorer vous laisse l’espérance entière.

– Une espérance qui, en se prolongeant, peut devenir plus cruelle que le désespoir.

– Mais malheureuse enfant…

– Monsieur le docteur, l’interrompit-elle, accordez-moi ce que je vous demande, accordez-le-moi comme une grâce ; tenez, je me mets à genoux devant vous.

– Non, non ! s’écria le vieillard, la retenant.

– Vous voulez bien, n’est-ce pas ?

– C’est vous qui le voulez, madame, et je vous obéis, répondit tristement le vieux savant.

L’inconnue se redressa, les yeux étincelants.

– Emparez-vous donc de votre sujet, dit-elle.

– Quel âge a votre mari ? demanda M. Chevriot.

– Quarante ans.

– Il est donc dans toute la force de sa jeunesse. A-t-il eu quelque grave maladie ?

– Il a toujours eu une très bonne santé.

– Est-il d’une nature courageuse et active ?

– Mon mari est très courageux et d’une activité peut-être excessive.

– Je n’ai pas d’autres questions à vous adresser.

Nous passons sous silence l’examen auquel, se livra M. Chevriot.

– Eh bien, monsieur le docteur, eh bien ? interrogea la jeune femme d’une voix pleine d’anxiété.

Et comme le vieillard, hésitant, tardait à répondre :

– Ne me cachez rien, reprit-elle ; au nom de tout ce que vous avez de plus cher au monde, dites-moi la vérité !

– Madame, répondit-il avec tristesse, vous avez eu tort d’exiger…

Elle se dressa debout, très pâle, les traits contractés.

– Ah ! je comprends ! s’écria-t-elle, je n’aurai jamais d’enfants !

M. Chevriot resta silencieux.

– Ah ! c’est affreux ! prononça l’inconnue d’une voix étranglée.

Elle retomba sur son siège comme anéantie et éclata en sanglots. Le docteur la laissa pleurer. Et quand elle se fut un peu calmée :

– Madame, dit-il doucement, la résignation est une vertu.

– Se résigner, il le faut bien, soupira-t-elle ; mais avoir en soi des trésors de tendresse maternelle et les y garder, à jamais enfouis, sans utilité, n’est-ce pas une des choses les plus tristes et les plus douloureuses qu’il y ait au monde ? Et il y a des gens qui trouvent que je suis la plus heureuse des femmes ! Et ils envient mon bonheur ! Ah ! s’ils savaient, s’ils savaient !… Quand je passe devant une jeune mère allaitant son nouveau-né, tout tressaille en moi, de grosses larmes me viennent aux yeux et je me dis : Comme elle est heureuse ! Et je l’envie, cette mère, oui, j’en suis jalouse !… Les femmes les plus pauvres ont ce suprême bonheur de la maternité, qui m’est refusé, à moi !… Moi, je ne peux pas être mère ! Suis-je assez à plaindre, monsieur le docteur, dites, le suis-je assez ?

– Oui, mon enfant, oui, vous êtes à plaindre.

– Dieu manque de justice : pourquoi tant de malheureuses, des femmes d’ouvriers, ont-elles des enfants qu’il leur est difficile, souvent même impossible d’élever, quand d’autres femmes, des riches celles-là, n’en ont point ? Est-ce de l’équité cela ?

Monsieur le docteur, puisque je ne peux pas être mère, j’adopterai un enfant, un petit garçon, dont mon mari et moi nous ferons notre fils.

– C’est une pensée généreuse, madame, et je ne peux que vous approuver.

– Oh j’ai déjà eu cette intention ; mais j’avais encore l’espoir d’être mère, cela m’a retenue. Maintenant que je n’ai plus à espérer, je suis décidée. Monsieur le docteur, me sera-t-il possible de trouver un petit garçon, qu’on voudra bien me donner, que nous aimerons, mon mari et moi, et dont nous ferons notre fils ?

– Vous trouverez facilement cet enfant, madame.

– Je ne préviendrai pas mon mari, je veux lui faire une surprise. Quand j’aurai trouvé le petit, je le lui présenterai, en lui disant : Voilà notre fils !

– Vous lui causerez une surprise, sans doute, mais ne craignez-vous pas qu’elle ne lui soit désagréable ?

– Je connais mon mari, monsieur.

– En ce cas, madame, faites selon votre idée.

– Je sais, monsieur le docteur, qu’il y a, malheureusement, beaucoup de pauvres petits orphelins.

– Oui, madame, sans compter les enfants abandonnés.

– Un grand nombre de ceux-ci et des autres sont recueillis par l’Assistance publique ; mais, je ne saurais vous dire exactement pourquoi, j’éprouverais une grande répugnance à prendre un de ces enfants de l’Assistance publique.

– Pourtant, madame, c’est là que vous trouverez plus facilement l’enfant que vous voulez adopter.

– Il y a les orphelinats.

– Les orphelinats de jeunes filles sont assez nombreux, ceux de garçons sont très rares. Dans les œuvres de bienfaisance, on s’occupe généralement, beaucoup plus des petites filles que des petits garçons.

– C’est bien vrai, et pourtant…

– Oui, madame, les uns et les autres ont droit à la même sollicitude.

– Monsieur le docteur, ne pourriez-vous pas me dire où il me serait possible de m’adresser, en dehors de l’Assistance publique ?

– Mon Dieu, madame, je connais un établissement, un asile de la charité où il y a actuellement une trentaine de petits garçons ; mais je ne saurais affirmer que vous trouverez là l’enfant dont vous voulez faire votre fils.

– Mais je peux toujours voir.

– Certainement, madame.

– Où est cet établissement ?

– À Boulogne-sur-Seine. On lui a donné le nom de Maison maternelle, et il est dirigé par une religieuse d’un très grand mérite, et bonne autant qu’une femme peut l’être.

– Vous connaissez cette bonne religieuse ?

– Beaucoup, madame ; c’est moi qui l’ai priée, il y a quelques années, de prendre la direction de la Maison maternelle.

– Dès demain j’irai voir les enfants de cet établissement.

– Vous le pouvez. La mère Agathe – c’est le nom de la supérieure de la maison, – vous accueillera avec sa grâce et son amabilité habituelles.

– Monsieur le docteur, m’autorisez-vous à me présenter de votre part ?

– Oui, madame.

– Merci, monsieur.

L’inconnue tira de sa poche un mignon portefeuille de velours bleu. Mais avant qu’elle l’eût ouvert, M. Chevriot, qui avait deviné son intention, l’arrêta.

– Mais, monsieur le docteur… fit-elle.

– Madame, répliqua-t-il, depuis plus de deux ans je n’exerce plus la médecine ; cependant ma porte est toujours ouverte aux personnes qui me font l’honneur de venir me trouver ; seulement, toutes mes consultations sont gratuites.

Et comme la jeune femme voulait insister :

– Non, non, reprit-il d’un ton presque sévère ; vous ne voulez pas m’être désagréable ; n’est-ce pas ?

– Oh ! monsieur !

– En ce cas, n’insistez point.

L’inconnue laissa échapper un long soupir, tendit la main au vieillard, puis se retira.

– Les riches sont souvent plus à plaindre que les pauvres, murmura M. Chevriot, en hochant la tête.

Il rentra dans son cabinet et se remit au travail.

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