XIII SOLDATS ET BANDITS

– Allons, finissons-en ! cria l’Œil-de-Verre.

Et la lutte commença par une forte bousculade.

Pendant un instant on aurait pu voir les femmes et l’enfant tenant les hommes en échec. Il est vrai qu’il répugnait à plusieurs d’entre eux de frapper des femmes, des religieuses inoffensives qu’ils auraient pu terrasser en un clin d’œil.

– Ah ! je me suis trompée tout à l’heure, disait la Dame en noir ; vous n’êtes pas, vous ne pouvez pas être des soldats, vous qui obéissez à cet homme qui est un voleur et un assassin ! Mais qu’êtes-vous donc, mon Dieu ! qu’êtes-vous donc ? Oh ! sans pitié pour une mère et son enfant ! Ils ne comprennent pas que c’est un crime que ce maudit, ce monstre leur fait commettre.

Non, non, continua-t-elle avec une sorte de fureur, vous ne m’arracherez pas mon enfant, je le défendrai jusqu’à la dernière goutte de mon sang ; avant de vous emparer de lui vous m’aurez tuée, vous m’aurez tuée !

André, qui pleurait maintenant, répétait sans cesse :

– Maman, maman !

Il avait ses petits bras nerveux si fortement attachés au cou de sa mère qu’un des bandits n’avait pu lui faire lâcher prise.

Mais Mme Clavière, épuisée, sentait que ses forces allaient l’abandonner ; ses bras fatigués, engourdis, auraient laissé tomber l’enfant s’il n’avait pas été suspendu à son cou. À ce moment, l’homme le moins fort de la bande aurait pu le lui enlever sans grands efforts.

Heureusement, il y eut un instant de trêve, pendant lequel les Cravates rouges se regardèrent, étonnés de la vigoureuse résistance de ces chétives religieuses.

Un renfort arriva à celles-ci : c’était Charlotte Pinguet qui, voyant son amie chanceler et devinant sa fatigue, lui prit André des bras.

Les hommes attendaient du capitaine un nouvel ordre, lequel, peut-être allait être le signal d’un horrible massacre.

Mais le capitaine, la terreur peinte sur le visage, frissonnant, reculait croyant voir se dresser devant lui un fantôme sorti de dessous terre.

C’était Henri de Bierle, affreusement maigre, d’une pâleur d’ivoire et vêtu d’un complet de molleton blanc, qui venait d’apparaître dans le préau, s’appuyant sur une canne et marchant avec lenteur, comme un convalescent.

L’ancien serrurier, le capitaine des Cravates rouges, le bandit, était superstitieux ; il croyait à ces sombres histoires de revenants, d’apparitions sinistres que l’on raconte encore dans les villages, le soir, à la veillée.

Il croyait voir de Bierle enveloppé dans son suaire.

Pourquoi cet homme qu’il avait assassiné, venait-il de sortir de sa tombe ?

L’épouvante l’avait complètement halluciné ; à ses yeux, le jeune homme prenait la taille d’un formidable géant ayant, à la place des yeux, deux grands trous rouges qui lançaient des flammes pareilles à celles d’un incendie.

Il laissa échapper un cri rauque et porta ses mains sur ses yeux, comme s’il eût voulu se soustraire à la terrifiante vision.

Il n’avait pas reconnu une femme qui était entrée dans le préau en même temps que M. de Bierle ; peut-être même il ne l’avait pas aperçue. C’était la Chiffonne.

Elle n’avait entendu que ces paroles de la Dame en noir :

« Avant de vous emparer de lui, vous m’aurez tuée ! »

Mais elle avait reconnu son ancien amant et tout compris.

Les bandits attendaient, stupéfaits et inquiets, d’autant plus inquiets qu’ils entendaient au dehors le crépitement d’une vive fusillade.

La Chiffonne passa derrière l’un d’eux, lui enleva sa baïonnette et, rapide comme l’éclair, bondit sur Gallot.

– Joseph, cria-t-elle, souviens-toi de mes paroles !

– La Chiffonne ! balbutia le bandit affolé.

Il ne put en dire davantage.

La Chiffonne lui plongea la baïonnette dans la poitrine.

Il poussa un grand cri sourd et tomba sur le dos raide, les bras en croix.

Il y eut dans sa gorge comme un gargouillement, suivi d’un long râle, puis plus rien.

Deux coups de feu retentirent ; les balles sifflèrent aux oreilles de la Chiffonne ; mais un autre bandit, accouru au secours de son chef, asséna, sur la tête de la vengeresse un coup de la crosse de son fusil qui l’étendit sur le sol à côté de l’Œil-de-Verre.

Pendant que ce drame s’accomplissait dans le préau de la Maison maternelle, et comme pour en augmenter l’horreur, les canons du fort d’Issy, du Mont-Valérien et de la terrasse de Meudon ne discontinuaient pas de lancer des obus ; plus près, vingt mille fusils et des mitrailleuses crachaient des balles.

Les fédérés étaient repoussés, mis en déroute ; c’était un sauve-qui-peut général ; ils abandonnaient leurs retranchements de Boulogne et s’enfuyaient à travers le bois dans le plus grand désordre, laissant entre les mains des soldats de Versailles beaucoup de prisonniers, leurs canons, leurs mitrailleuses et plusieurs de leurs drapeaux rouges.

Mais les hommes de l’Œil-de-Verre ne savaient point ce qui se passait ; ils s’étaient groupés autour du lieutenant et ils agitaient entre eux la question de savoir s’ils ne devaient pas fusiller les femmes et faire ensuite le sac de l’établissement.

– Appelons ici les camarades qui attendent, dit le lieutenant ; il faut qu’ils soient aussi consultés.

Un des bandits s’élança hors du préau.

Au même instant, plusieurs coups de feu, très rapprochés, se firent entendre.

– Hein ! qu’est-ce que cela ? dit le lieutenant.

Les autres, inquiets aussi, dressèrent l’oreille.

L’homme qui venait de sortir du préau reparut tout effaré, en criant :

– Les Versaillais ! les Versaillais !

Aussitôt, une quarantaine de soldats, portant l’uniforme de nos braves chasseurs à pied, envahirent le préau, et l’officier qui les commandait cria d’une voix puissante :

– Rendez-vous ! bas les armes !

Les Cravates rouges tentèrent de se retrancher derrière les religieuses ; mais un cordon de chasseurs les repoussa à l’extrémité du préau, pendant que trente fusils les tenaient en joue.

– Rendez-vous ordonna de nouveau l’officier, ou je vous fais passer par les armes.

De véritables soldats de la fédération se seraient peut-être fait tuer tous plutôt que de se rendre ; mais les misérables sont toujours lâches ; les bandits jetèrent leurs armes et se laissèrent emmener par les chasseurs.

À l’exception de deux hommes qui venaient de se faire tuer devant la Maison maternelle, toute la bande des Cravates rouges était prisonnière.

L’officier de chasseurs, son képi à la main, marcha vers la Dame en noir et les religieuses qui venaient à lui pour remercier leur libérateur.

Tout à coup Mme Clavière laissa échapper une exclamation de surprise et de joie, puis s’écria, en se jetant au cou de l’officier :

– Ah ! Philippe, Philippe, mon ami !

– M. Beaugrand ! exclama la mère Agathe.

– Ainsi, mon ami, disait Marie, vous aviez quitté Saïgon et je l’ignorais !

– À la première nouvelle de nos désastres, je suis revenu en France et, depuis, je suis soldat. J’étais à Coulmiers, je me suis battu à Orléans, à Patay, à Beaugency, à Saint-Laurent-des-Eaux, au Mans ; maintenant, c’est plus douloureux, contre des républicains égarés je combats pour le salut de la République.

Mais je vous quitte, Marie, le devoir m’appelle, ma place est à la tête de mes vaillants chasseurs.

– Philippe, je vous reverrai ?

– Je l’espère, aussitôt que la Commune n’existera plus.

Alors je ne serai plus soldat, j’aurai rendu mon épée au gouvernement qui a bien voulu me la confier.

– Voici André, mon ami ; ne voulez-vous pas l’embrasser ?

– André ! Ah ! cher enfant, cher enfant !

Philippe prit le garçonnet dans ses bras, le contempla un instant, l’embrassa sur les deux joues et le remit à terre en disant à la mère :

– Il vous ressemble, il sera généreux et bon comme vous. Au revoir, Marie, au revoir ! Bonne mère Agathe, et vous aussi, mes sœurs, priez pour les morts et les pauvres blessés des deux camps !

Sur ces mots, Philippe Beaugrand se remit à la tête de ses chasseurs, et la petite troupe sortit du préau.

On avait relevé la Chiffonne sans connaissance et grièvement blessée à la tête. Deux religieuses et Charlotte Pinguet lui donnaient des soins.

Quant à Joseph Gallot, les chasseurs l’avaient examiné, et après s’être assurés que l’Œil-de-Verre, qu’ils croyaient être un capitaine fédéré, n’était plus qu’un cadavre, ils l’avaient emporté.

Mme Clavière, Charlotte et la Chiffonne se promenaient au fond du parc lorsque, tout à coup, les cris poussés par les enfants et les religieuses arrivèrent jusqu’à elles.

Elles comprirent que quelque chose de terrible se passait dans la maison.

Parmi ces clameurs confuses, Mme Clavière reconnut la voix de son fils, qui, à un instant, s’éleva au-dessus de tous les autres cris. Elle s’élança affolée de terreur et franchit la distance avec une effrayante rapidité, suivie d’assez loin par Charlotte et la Chiffonne.

Disons aussi comment Philippe Beaugrand était si heureusement arrivé sur le lieu de la scène.

Les fédérés mis en pleine déroute, les soldats de Versailles avaient reçu l’ordre de cesser de les poursuivre.

Comme Philippe Beaugrand à la tête de ses chasseurs passait dans une rue à peu de distance de la Maison maternelle, une jeune femme, pâle et toute tremblante, s’approcha de lui et lui dit :

– Monsieur l’officier, une troupe d’hommes de la Commune s’est emparée de la maison des enfants ; je ne saurais dire ce qui se passa à l’intérieur ; mais les bonnes sœurs et leurs pauvres petits font entendre des cris déchirants.

Aussitôt Philippe Beaugrand et ses hommes se portèrent vers l’établissement au pas gymnastique.

À la vue des premiers chasseurs qui pénétrèrent dans l’avenue, deux hommes de la bande des Cravates rouges, placés en sentinelles devant la porte, crièrent :

– Aux armes ! aux armes !

Les bandits sortirent de la cour et essayèrent de se défendre. Des coups de fusil répondirent aux leurs. Deux chasseurs furent légèrement blessés. Du côté des Cravates rouges, quatre hommes tombèrent, deux étaient morts.

Mais l’avenue s’était remplie de chasseurs.

– Bas les armes ! cria Philippe.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, les bandits furent enveloppés et faits prisonniers.

* *

*

On était aux derniers jours de mai. La Commune avait été écrasée, anéantie. Beaucoup de ses membres avaient été passés par les armes, les autres avaient cherché leur salut dans la fuite.

Paris était enfin délivré d’une oppression inouïe, sans précédent dans l’histoire, il était libre ; et les Parisiens, et avec eux toute la France, commençaient à respirer.

Dans le salon de la Maison maternelle, Mme Clavière, la mère Agathe et Philippe Beaugrand causaient ensemble.

L’ingénieur des mines portait encore l’uniforme de lieutenant de chasseurs.

Mme Clavière venait de lui raconter – il l’ignorait encore – comment Joseph Gallot et ses hommes s’étaient introduits dans la maison pour lui enlever son fils une seconde fois.

– Vous aviez en ce misérable un ennemi terrible et implacable, dit Philippe ; mais vous n’avez plus à le craindre.

– Est-ce qu’il était mort quand vos chasseurs l’ont emporté ?

– Oui, mort du coup de baïonnette que lui a porté la Chiffonne. J’ai vu son cadavre jeté avec une douzaine d’autres dans un trou creusé par nos soldats du génie. Mais ce que vous ne savez pas, Marie, c’est que le misérable Gallot n’appartenait pas à l’armée des fédérés. Lui et les hommes de sa bande en avaient pris l’uniforme pour commettre plus facilement leurs crimes. Gallot avait recruté des hommes de son espèce, repris de justice comme lui, et en avait formé une petite troupe de bandits qui s’était donné le nom de Cravates rouges.

– Oh ! le malheureux !

– Il devait finir ainsi ; c’était fatal.

– Monsieur Beaugrand, dit la mère Agathe, je ne sais pas ce qui allait se passer lorsque vous êtes accouru à notre secours ; mais peut-être nous avez-vous sauvées de la mort.

– Non, madame, non, les bandits n’auraient pas osé toucher à vos personnes.

– Cependant, je les ai vus, un moment, prêts à nous fusiller.

– Ma chère mère, dit Mme Clavière, il nous faut maintenant éloigner de nous le souvenir de ces scènes épouvantables.

– Oui, vous avez raison.

– Et la pauvre Chiffonne, comment va-t-elle ?

– Ah ! mon ami, quelle bonne et brave fille ! Et comme elle rachète vaillamment, par l’abnégation et le dévouement, les fautes de son douloureux passé ! Elle a été pendant plusieurs jours entre la vie et la mort ; maintenant elle va aussi bien que possible, et notre ami le docteur Chevriot, que nous avons vu hier, nous a donné l’assurance que dans quinze jours elle serait complètement rétablie.

Nous avons ici un autre malade, M. Henri de Bierle, dont le nom ne vous est peut-être pas inconnu.

– M. de Bierle, un écrivain ?

– Oui.

– Je connais son nom, qui est celui d’un homme de beaucoup de talent.

– Eh bien, mon ami, M. de Bierle est aussi une victime de Joseph Gallot.

– Comment cela ?

– Dans l’avenue de la Maison maternelle, Gallot l’a frappé d’un coup de poignard.

– Oh !

– L’attentat a été commis l’année dernière, le 31 août ; et vous voyez si le coup a été terrible, puisque, au bout de neuf mois, M. de Bierle n’est pas encore complètement remis. La convalescence a été longue, très longue ; mais, Dieu merci, il est sauvé, et le docteur lui a dit hier qu’il lui permettait de reprendre sa plume.

– Mais pourquoi Gallot a-t-il tenté d’assassiner M. de Bierle !

– Mon ami, il y a là toute une histoire, un drame poignant, qui est un véritable roman, et qu’il ne m’est pas permis de vous raconter ; c’est le secret de M. de Bierle et d’une autre personne.

– Monsieur Beaugrand, dit la mère Agathe, je voudrais bien…

– Pourquoi vous arrêter ? Achevez :

– Je voudrais bien vous demander quelque chose.

– Si c’est en mon pouvoir de le faire, je serai enchanté de vous être agréable.

– Nous, avons ici, à baptiser, une petite fille qui va avoir ses trois ans ; la marraine est trouvée, mais nous n’avons pas encore le parrain.

– Êtes-vous donc si embarrassée ? Mme Clavière vient de parler de M. de Bierle…

La religieuse eut un doux sourire et répondit :

– M. de Bierle ne peut pas être le parrain de cette enfant.

– Ah ! fit le jeune homme étonné.

– Et c’est à vous, monsieur Beaugrand, que nous avons pensé.

Du regard Philippe interrogea Marie.

– En acceptant, mon ami, répondit la jeune femme, vous ferez grand plaisir à notre bonne mère Agathe.

– S’il en est ainsi, madame la supérieure, je serai le parrain.

– Je vous remercie, monsieur.

– À quand le baptême ?

– Le jour que vous choisirez.

– Non, je laisse le choix du jour à la marraine.

– Votre jour sera le sien.

– Alors, demain, c’est dimanche.

– Soit, demain, après les vêpres ; ce soir, je ferai prévenir M. le curé.

– Je trouverai encore, j’espère, des dragées à Paris ; il m’en faudra plusieurs corbeilles pour contenter tout votre petit monde, madame la supérieure.

– La marraine fournira sa part, dit Mme Clavière.

– Puis-je demander le nom de cette marraine ?

– C’est moi, mon ami.

– Ainsi, Marie, dit l’ingénieur avec émotion, en voulant vous être agréable à toutes deux, c’est moi que vous rendez très heureux.

– C’est aussi une joie pour moi, répondit la jeune femme.

– Est-ce une petite orpheline ou une abandonnée que nous allons baptiser ?

– Ce n’est pas une abandonnée, Philippe, loin de là ; elle a sa mère, qui a pour elle la tendresse que j’ai, moi, pour mon fils. Notre filleule, à qui l’on a déjà donné le nom d’Henriette, est la fille de M. de Mégrigny décédé il y a trois ans.

– Mais j’ai connu M. de Mégrigny qui était, à l’époque dont je parle, un des joyeux viveurs de Paris.

– Le corps brisé, épuisé par des excès de toutes sortes, M. de Mégrigny est mort prématurément à l’âge de trente et un ans, laissant une veuve à peine âgée de dix-huit ans. Mme de Mégrigny a un frère que vous avez bien connu, Philippe : le baron Raoul de Simiane.

L’ingénieur fronça les sourcils.

– Qu’est-il devenu, ce baron ? demanda-t-il.

– Il a disparu.

Il y eut quelques instants de silence.

– Philippe, reprit Mme Clavière, est-ce que vous retournerez à Saigon ?

– Oui, forcément ; l’année dernière je n’ai pu refuser à mon directeur et à son conseil d’administration de renouveler mon engagement pour trois années. Bien que l’exploitation soit actuellement en pleine prospérité, on a pensé que ma présence était encore nécessaire là-bas ; je n’ai pu qu’être sensible à ce témoignage de confiance. Mais à l’expiration de ces trois années, je reviendrai en France et, cette fois, pour ne plus m’en éloigner. Alors je serai déjà vieux.

Mme Clavière sourit.

– Alors, Philippe, répliqua-t-elle, vous aurez trente-sept ans ; on est encore jeune à cet âge.

– Les années comptent double en Extrême-Orient.

– On ne le voit pas sur votre visage, monsieur Beaugrand, dit la mère Agathe.

– Vous ne partirez certainement pas avant d’avoir vu votre ami, M. Edmond Joubert, reprit Mme Clavière.

– J’attends son retour à Paris ; il m’a écrit qu’il rentrerait la semaine prochaine. L’ordre est rétabli, tout le monde revient.

– Vous verrez la jeune Mme Joubert ; elle est tout à fait charmante.

– Elle vous ressemble, Marie ; son mari en est très épris.

– Il l’adore et elle le mérite.

– Vous les voyez souvent ?

– Non, pas souvent, de loin en loin ; mais la mère de M. Edmond me faisait, avant la guerre, d’assez fréquentes visites. Je n’ai pas beaucoup changé ma manière de vivre ; je suis toujours très casanière.

– Et vous n’oubliez pas le passé ?

– Je ne puis et ne veux rien oublier.

– Êtes-vous contente de votre fils ?

– Il me donne toutes les satisfactions désirables. Ce que je souhaite le plus au monde, vous le savez, mon ami, c’est qu’il ressemble par le cœur à celui qui n’est plus et dont il porte le nom. Eh bien, il a sa sensibilité et sa bonté ; les autres qualités sont en germe et je surveille leur éclosion. Il faut qu’en mon fils André Clavière revive tout entier.

L’influence d’une mère est très grande sur l’éducation morale de son fils quand elle agit directement sur le cœur de l’enfant, je m’en aperçois tous les jours. Mon fils, – j’ai cette grande satisfaction maternelle, – est très intelligent ; il est studieux, suffisamment réfléchi pour son âge, et il aime le travail ; j’ai l’espoir de faire de lui un homme instruit.

Il a encore deux ans, trois peut-être à rester ici ; mais dès le mois prochain je vais lui donner des maîtres qui, sans le surmener, le prépareront aux études sérieuses que j’ai l’intention de lui faire faire.

– À quoi le destinez-vous ?

– Oh ! je ne peux pas le savoir encore ; cela dépendra de lui, de ses idées.

– C’est juste.

– Cependant je n’ai pas à vous le cacher, Philippe, je désirerais qu’il pût être, comme vous l’avez été, un des bons élèves de l’école polytechnique. Voulez-vous le voir ?

– J’allais vous prier de vouloir bien m’accorder cette faveur.

– Eh bien, mon ami, venez, dit la jeune femme en se levant. Et tous deux sortirent du salon.

* *

*

Deux mois plus tard, Blanche de Simiane épousait M. Henri de Bierle.

Philippe Beaugrand était retourné en Cochinchine.

La Chiffonne était complètement guérie.

Elle et son amie Aurélie s’étaient remises à leurs jolis ouvrages de passementerie et travaillaient presque uniquement pour Charlotte Pinguet.

On était sans nouvelles du baron de Simiane. Personne ne savait ce qu’il était devenu.

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