IX À LA SOURDINE

Tout en arrivant, Mme de Linois avait remarqué qu’un rapprochement, en apparence, tout au moins, s’était fait entre Claire et Édouard, et elle avait dit à son fils :

– Attention, Alfred, la situation ici ne me paraît plus la même ; il me semble que le peintre reprend pied au château.

Sur ces paroles, le jeune de Linois avait tendu cordialement la main à Édouard qui, sans rancune, avait gracieusement répondu à cette avance.

La famille de Lancelin était alors arrivée, et après les compliments d’usage on s’était assis, Édouard Lebel entre Mme de Lancelin et Mlle Éliane, qui s’étaient empressées de l’accaparer.

De son côté, Mme de Linois s’était emparée de Mlle Dubessy.

Les messieurs de Lancelin et Alfred causaient avec M. Darimon.

– Attendez-vous beaucoup de monde aujourd’hui ? demanda Mme de Linois à la châtelaine.

– Je ne sais pas si nous serons nombreux à dîner, répondit la jeune fille ; j’attends M. Bertillon et son fils et Mme Guichard et Mlle Léontine ; il est probable que M. Marcillac viendra et que nous aurons aussi M. Gustave Trumelet et son oncle.

– Votre société ordinaire à peu près au complet.

– Mon tuteur et moi ne tenons nullement à augmenter le nombre de nos amis.

– Ah ! que vous avez bien raison !

Puis après un silence :

– Enfin, hasarda Mme de Linois sournoisement, vous allez avoir ce soir tous vos amoureux.

Claire, distraite, ne répondit pas.

Elle regardait Mlle Éliane, qui parlait tout bas à Édouard, mais avec beaucoup d’animation, ayant l’air de lui adresser des reproches !

Éliane se plaignait sans doute du peu d’empressement que l’artiste avait mis à répondre aux invitations de Mme de Lancelin.

Claire eut un imperceptible froncement des sourcils.

Sans se rendre compte de ce qu’elle éprouvait, elle se trouvait choquée de voir Mlle de Lancelin parler presque confidentiellement à Édouard.

Assurément elle n’était pas, elle ne pouvait pas être jalouse d’Éliane qui n’avait rien de séduisant ; mais si elle avait interrogé son cœur, serré par une sorte d’angoisse, elle se serait convaincue qu’elle pourrait être facilement accessible à la jalousie.

L’entrée dans le salon du millionnaire Bertillon et de son fils Hector, interrompit un instant les causeries à part ; mais elles ne tardèrent pas à recommencer de plus belle.

Mlle Dubessy était redevenue nerveuse, comme le matin. Elle se leva brusquement, en disant :

– Si vous le voulez bien, mesdames, nous ferons une promenade dans le parc ; ceux de ces messieurs qui ne nous accompagneront pas pourront se rendre dans la salle de billard où on leur servira de la bière.

Alfred de Linois, devançant ses rivaux, s’approcha de Mlle Dubessy et lui offrit son bras, qu’elle accepta, ne pouvant faire autrement. À ce moment, arrivèrent Mme Guichard et sa fille. Mlle Dubessy les embrassa.

– Nous vous accompagnons dans votre promenade, dit Mme Guichard.

On descendit au jardin. Édouard, croyant ainsi se débarrasser de Mlle Éliane, avait offert son bras à Mme de Lancelin ; mais la demoiselle, ne voulant pas le quitter, marchait obstinément à son côté.

Hector Bertillon donnait le bras à Mlle Léontine, et Auguste de Lancelin donnait le sien à Mme Guichard. En arrière des couples venaient Mme de Linois et M. Darimon. La mère d’Alfred, qui ne perdait jamais une occasion de plaider la cause de son fils, s’était emparée du bras du tuteur.

– Voyez donc, monsieur Darimon, comme ils vont bien ensemble ! dit-elle, parlant de son fils et de Claire ; oui, vraiment, et quoi qu’il puisse dire, ils sont faits l’un pour l’autre ; regardez-les, cher monsieur Darimon, ne sont-ils pas charmants ?

– Oui, chère madame, un beau couple.

– Dame, oui, et si votre pupille est une ravissante jeune fille, je peux dire que mon fils est un charmant jeune homme ; je suis fière d’Alfred, monsieur Darimon ; vous comprenez, une mère a son orgueil.

– Le vôtre est légitime, chère madame ; votre fils est gracieux, aimable…

– D’une distinction parfaite.

– Très distingué, madame, c’est un cavalier accompli.

– Tout est naturel chez lui.

– Il n’en peut être autrement, puisqu’il est de race noble.

– Vous verrez son père, monsieur Darimon ; oh ! le comte de Linois ! voilà le véritable grand seigneur ! Lui et son fils ne ressemblent guère à tous ces parvenus… Allez, la bourgeoisie a beau faire, avec ses millions, elle ne détrônera jamais la noblesse de race.

– C’est bien mon avis, madame.

– Monsieur Darimon, voulez-vous que je vous dise…

– Dites, madame.

– Alfred est bien le mari qui convient à Mlle Dubessy.

– Mais je ne dis pas non, moi.

– Elle n’en trouverait pas un pareil dans toute la vraie noblesse du département.

– Malheureusement, chère madame, pour votre fils comme pour ses concurrents, le cœur de ma pupille ne se décide pas à parler ; on dirait qu’elle a fait le serment de ne jamais aimer. Et pourtant, Dieu sait si je voudrais la voir mariée ; car, enfin, si je venais tout à coup à lui manquer…

– Voilà ce qu’il faut absolument lui faire comprendre, cher monsieur Darimon.

– Ah ! je ne me fais pas faute de lui dire tout ce que je pense, et ce matin encore je lui conseillais de songer sérieusement au mariage. Elle m’a écouté, ce qui ne lui arrive pas toujours, et je suis parvenu à l’émouvoir, car à deux reprises, je l’ai fait pleurer.

– Mais voilà qui est de très bon augure, monsieur Darimon.

– Heu ! je ne sais pas, fit le vieillard, en secouant tristement la tête.

– Voyons, Mme Dubessy ne peut pas vouloir rester fille, vieille fille.

– Est-ce qu’on peut savoir, avec un caractère comme le sien ? Personne ne connaît exactement ses idées, il est impossible de deviner ce qu’elle pense. Sans doute, elle se mariera, mais quand ? Ah ! si elle était aimée comme elle veut l’être, non parce qu’elle est riche, mais pour elle-même, vous verriez comme tout ici changerait de face ; elle ne serait pas longue à prendre une décision.

– Mais, cher monsieur Darimon, Alfred l’aime comme elle veut être aimée, ainsi qu’elle mérite de l’être. Pourquoi a-t-elle cette défiance que rien ne justifie ? Parce qu’elle s’imagine que c’est sa fortune que l’on recherche.

– Voilà, chère madame.

– Comment ne comprend-elle pas que ses admirables qualités, son grand cœur, sa beauté incomparable sont bien au-dessus de sa richesse ? Je n’ai pas à parler de M. Auguste de Lancelin, de M. Hector Bertillon, ni des autres prétendants à la main de votre pupille ; je n’ai pas à savoir ce que pensent ces messieurs, et s’ils sont aussi désintéressés qu’ils le veulent paraître ; je ne m’occupe que de mon fils, cher monsieur Darimon, et je puis vous assurer que l’amour profond que Mlle Claire lui a inspiré est exempt de tout calcul d’intérêt ; ah ! oui, c’est bien pour elle-même qu’Alfred aime votre pupille.

– Je veux bien le croire, chère madame, mais il faudrait que Claire en fût convaincue.

– Je le lui ai dit, je le lui ai répété sur tous les tons. Et Alfred, est-ce qu’il ne lui a pas fait assez comprendre qu’il l’aime, qu’il l’adore, qu’il ne vit que pour elle ? Elle voit bien comme il est gêné, troublé en sa présence ; il ose à peine la regarder, et c’est toujours d’une voix hésitante, tremblante qu’il lui adresse la parole. L’amour, cher monsieur Darimon, l’amour vrai est timide. Dites donc bien tout cela à Mlle Claire, et vous nous aiderez ainsi à la convaincre que mon fils l’aime sincèrement, comme elle a le droit d’être aimée.

– Oui, chère madame, mais il faudrait encore autre chose.

– Quoi ?

– Que ma pupille aimât votre fils.

– Mais elle l’aime, monsieur Darimon, elle l’aime !

– Heu, heu ! fit le tuteur.

– Voyez comme elle cause gentiment avec lui.

– C’est vrai, chère madame, mais cela ne prouve absolument rien.

– Voyons, entre nous, cher monsieur Darimon, où est le jeune homme que votre pupille peut préférer à mon fils ?

– Il est de fait que je ne vois pas…

– Oh ! je sais bien que vous avez un faible pour Alfred.

– Certainement, il me plaît beaucoup.

– Et vous n’en dites pas autant des autres.

– M. Gustave Trumelet est fort bien aussi.

– Allons donc ! un avocat, un bavard insupportable qui, une fois qu’il est lancé, ne s’arrête plus ; il a la parole facile, je le veux bien, mais, vraiment, il en abuse, et l’on s’ennuie vite à entendre ses interminables discours. Si, seulement, il n’avait que cela contre lui ! mais il est d’une ambition démesurée pour sa taille. Celui-là, par exemple, ne voit que la fortune de Mlle Dubessy ; il lui faut un brillant mariage, il le lui faut à tout prix, afin de pouvoir réaliser ses rêves. Pas bête du tout, M. Gustave Trumelet ; époux de la riche héritière, il se ferait nommer conseiller général d’abord, puis député ; il est dans la politique jusqu’au cou, il se croit le fort des forts, et nécessaire, indispensable même au fonctionnement de la machine gouvernementale. Ne l’avez-vous pas entendu dire : « – Ah ! si j’étais ministre, président du conseil, tout marcherait mieux » ? M. Gustave Trumelet n’est pas autre chose qu’un vulgaire ambitieux ; il sacrifierait tout, même sa femme, à la politique qui est son dada.

M. Marcillac est une autre espèce d’ambitieux ; il se gonfle comme la grenouille de la fable, ce qui ne l’empêche pas de dessécher sur pied, parce qu’il ne peut pas se donner l’unique chose qu’il aime au monde : le luxe. Ah ! celui-là, comme il ferait danser les millions de votre pupille ! Mais avec ses sottes idées, sa passion effrénée du luxe, sa rage de vouloir briller et éclipser les autres, il ne mettrait pas dix ans à dilapider la fortune de Mlle Dubessy ; il la jetterait sur la paille, la pauvre chère enfant !

Si le bavardage de l’avocat est insupportable, on peut dire que M. l’ingénieur des ponts et chaussées est écœurant par sa vantardise. On ne saurait l’entendre sans hausser les épaules, sans avoir envie de lui rire au nez.

Et Mlle Dubessy pourrait songer à confier le bonheur de sa vie à l’un ou à l’autre ? Jamais, jamais, c’est impossible !

Préférerait-elle Hector Bertillon ou Auguste de Lancelin ? Eh bien ! non, moins encore. Elle est trop délicate, trop distinguée pour épouser cet Hector Bertillon, un rustre, un grotesque qui passe sa vie avec ses chevaux et ses chiens ; en dehors de ses bêtes, il n’y a rien ; un pareil mari aimerait mieux sa jument poulinière que sa femme.

Quant à M. Auguste de Lancelin, c’est un autre type : il est l’homme de la tranquillité, du repos ; il l’aime tellement, le repos, qu’il a peur de faire le moindre mouvement ; il semble que, pour lui, se mouvoir est une souffrance ; je crois bien qu’il s’évanouirait s’il bâillait un peu fort. Même quand il marche, on croirait qu’il dort ; ce n’est pas du sang qu’il a dans les veines, ce garçon-là, c’est du petit-lait. C’est sans doute par amour du repos qu’il aime tant la pêche à la ligne ; il s’assied au bord de l’eau et reste là, immobile, pendant des heures ; ah ! avec lui, les poissons ont bon temps ; peu lui importe qu’ils mordent ou non il dort. Le sommeil joue un grand rôle, dans l’existence de ce doux jeune homme. Quand il ne pêche pas à la ligne, on le voit souvent, couché dans l’herbe, le ventre au soleil, comme un lézard. Que voulez-vous ! il est frileux et a besoin de se réchauffer.

M. Darimon ne put s’empêcher de rire.

– Vous les arrangez bien, ces pauvres amoureux, dit-il.

– Voyons, n’ai-je pas raison ?

– Dame, tout cela est un peu vrai.

– Et ils osent prétendre à la main de Mlle Claire ?

– Mon Dieu, cela leur est permis.

– Monsieur Darimon, je vous le répète, c’est Alfred qui convient à votre chère pupille, et j’espère bien, pour le bonheur de Mlle Dubessy, que nous ferons très prochainement ce mariage.

– Nous verrons, chère madame, nous verrons.

– À propos, monsieur Darimon, il y avait un froid entre Mlle Dubessy et son peintre ; celui-ci avait été froissé par quelque chose, sans doute ?

– Oh ! un simple malentendu, et il s’était mis à bouder.

– Alors, c’est fini, ils se sont raccommodés ?

– Oui, je crois ; mais il n’y aura plus entre eux la même intimité.

– Eh bien ! franchement, personne ne s’en plaindra. Mlle Claire était vraiment trop bonne pour ce monsieur ; elle lui faisait trop d’honneur, et il s’en montrait orgueilleux. Il y a de ces gens qui ne savent pas se tenir à leur place.

– Je vous assure qu’il n’a jamais été d’une grande hardiesse.

– Pourtant, il avait joliment l’air de s’en faire accroire. Dites donc, monsieur Darimon, est-ce qu’il ne fait pas un doigt de cour à Mlle de Lancelin ?

– C’est plutôt elle qui lui fait la cour.

– Hé, mais, ce ne serait pas une si mauvaise affaire pour cet artiste sans le sou. Mlle Éliane n’est pas d’une beauté à éblouir, mais il y a des billets de mille.

– Oui, la dot est convenable ; mais voilà, M. Lebel est comme les poissons autour des hameçons de M. Auguste de Lancelin, il ne mord pas à l’appât.

– Ne viserait-il pas plus haut, cher monsieur Darimon ? insinua Mme de Linois.

Le vieillard ne comprit point le sous-entendu.

– Oh ! le pauvre garçon, répondit-il, il ne pense qu’à sa peinture ; Mlle Éliane serait une merveille de beauté et dix fois millionnaire qu’il ne ferait pas plus attention à elle ; dans la plus belle personne du monde, il ne verra jamais qu’un beau modèle.

Mme de Linois resta un instant silencieuse et reprit :

– Est-ce que M. Lebel a encore du travail pour longtemps au château ?

– Encore pour quelques mois.

– Ah !

Mme de Linois, dont l’esprit caustique savait si bien amoindrir et déchirer les rivaux de son fils, ne pouvait diriger aucune attaque contre l’artiste, qui défiait toute critique. Du reste, en elle-même, elle reconnaissait qu’Édouard Lebel était de beaucoup supérieur à tous les jeunes gens qui fréquentaient le château de Grisolles, sans excepter son fils, et avec son instinct de femme, elle sentait que le jeune peintre pourrait être le plus dangereux rival d’Alfred.

Heureusement, l’artiste était pauvre, inconnu, sans famille, né sans doute de parents inavouables ; cela la rassurait. La belle châtelaine était trop fière et avait trop souci de sa dignité pour s’amouracher de ce piètre individu qu’elle avait tiré de la misère.

Soit ; mais en attendant, le cœur de Mlle Dubessy restait libre. Mme de Linois voulait bien reconnaître aussi, intérieurement, que, pas plus que les autres amoureux de l’héritière, son fils n’avait eu encore le pouvoir de faire tressaillir ce cœur de jeune fille, qui semblait être de marbre.

Et elle se demandait, non sans dépit, comment son fils pourrait arriver à avoir raison de cette insensibilité étrange de la jeune châtelaine.

 

On rentra au château après une heure de promenade, et le reste de la soirée se passa sans incident.

Chacun s’observait, tout en observant les autres. Aucune discussion malencontreuse ne s’éleva, tellement on redoutait de mécontenter Mlle Claire.

Par exemple, c’était à qui se montrerait le plus empressé auprès d’elle.

À l’attitude des amoureux et de leurs parents on devinait que la jeune fille, qui n’avait encore qu’à se défendre contre des escarmouches, ne tarderait pas à subir des attaques plus sérieuses.

Claire avait-elle deviné les pensées de ses invités ? Nous ne saurions le dire.

Toujours est-il que, rentrée dans sa chambre, elle eut, avant de se mettre au lit, un moment d’extrême lassitude.

Elle s’écria d’un ton douloureux et en s’étirant les bras :

– Quand donc serai-je délivrée de tout ce monde ?

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