VIII EFFET DU PRINTEMPS

Mlle Dubessy avait écouté le sermon avec une émotion remarquée par M. Logerot et qui devait lui être fort agréable à constater, car jamais encore, peut-être, il n’était arrivé à ce degré d’éloquence simple et familiale qui allait droit au cœur de tous. Il avait pris pour thème la Foi, l’Espérance et la Charité. En disant à Mlle Dubessy qu’il allait prêcher pour elle, il se proposait, en effet, de faire quelques allusions à la façon dont la jeune châtelaine mettait en pratique les trois vertus théologales.

Avait-il soupçonné ce qui se passait dans le cœur de Claire, et tenait-il à lui faire entendre, du haut de la chaire, que, si cruelles que soient souvent les épreuves de la vie, il ne faut jamais se décourager et toujours garder en soi l’espérance ?

S’inquiétait-il de ce que Mlle Dubessy n’assistait plus le dimanche à la grand’messe, et, dans ce cas croyait-il, par sa parole, raffermir une foi chancelante ?

Quant à la charité, et en ce qui concernait la Fée du château, il n’avait que des éloges à faire et de la reconnaissance à avoir. Aussi, ce fut avec une rare éloquence qu’il expliqua comment Dieu voulait qu’on fût charitable, et ce que l’on devait exactement entendre par ce mot divin : charité.

Indulgence, tolérance, oubli des injures, pardon des offenses : charité. Cacher les vices ou les défauts d’autrui, prendre la défense, même de son ennemi : charité. Aimez-vous les uns les autres, voilà la belle et immortelle devise de la charité ; c’est la parole de Dieu.

Venir en aide à ceux qui souffrent, consoler ceux qui sont affligés, donner du pain à ceux qui n’en ont pas, soulager autant qu’on le peut les misères de ce monde, enfin être bon et bienfaisant de toutes les manières, c’est être charitable, c’est pratiquer la charité.

Mais, ajoutait le prédicateur, les yeux fixés sur Mlle Dubessy, faites le bien discrètement, répandez vos bienfaits sans ostentation, la charité qui s’affiche n’est pas la charité comme on doit la comprendre ; la vraie charité ne veut pas de bruit autour d’elle, elle se plaît à rester dans l’ombre.

Le sermon dura une bonne demi-heure, ce qui était beaucoup pour le vieux curé, dont la voix se fatiguait vite.

Jamais on ne l’avait écouté avec autant d’attention, de recueillement et dans un silence aussi respectueux.

Parmi les hommes, ceux mêmes qui filaient d’ordinaire en catimini lorsque le curé montait en chaire, restaient cloués à leur place, captivés par cette bonne parole, qui disait de si réconfortantes choses dans un langage mis à la portée de tous.

Le sermon achevé, Mlle Dubessy parcourut du regard l’assistance, qui avait accueilli par un long frémissement les derniers mots tombés de la bouche du bon curé.

Soudain, elle eut un vif mouvement de surprise, de satisfaction aussi, sans doute, et elle courba la tête sur son livre afin de cacher la rougeur qui avait subitement envahi son visage.

Elle venait de voir debout, l’un près de l’autre, adossés à un pilier, M. Darimon et Édouard Lebel.

Le prêtre remontait à l’autel.

Mais Mlle Dubessy n’écouta plus la messe comme avant le sermon.

Maintenant son cœur battait avec précipitation, et des pensées tumultueuses s’agitaient dans son cerveau.

Elle releva lentement la tête et, irrésistiblement attiré, son regard se porta vers le pilier, puis chercha dans l’église. Mais M. Darimon et Édouard Lebel n’étaient plus là.

Elle eut un soupir étouffé et se dit :

– Que sont-ils donc venus faire ici, eux qu’on ne voit presque jamais à l’église ?

Alors, rêveuse, elle repassa dans sa mémoire tout ce qu’avait dit M. Logerot. Une chose la charmait, une autre la troublait. En effet, elle avait de délicieuses pensées et d’autres qui étaient douloureuses pour son âme.

L’office terminé, elle sortit une des dernières de l’église.

Espérait-elle trouver l’artiste et son tuteur l’attendant devant le portail ? Peut-être. Mais elle ne les vit point.

Par contre, elle n’évita pas les inévitables de Linois, mère et fils, dont il lui fallut subir à nouveau les interminables compliments. Elle écoutait distraitement, pouvant à peine dissimuler son impatience.

Cependant elle était parvenue à s’approcher de sa voiture dont le valet de pied tenait la portière ouverte.

Claire put enfin, mais non sans peine, monter dans le coupé.

– Ah ! mademoiselle, dit encore Mme de Linois, j’ai une heureuse nouvelle à vous annoncer.

– Qu’est-ce donc ? demanda Claire.

– M. le comte de Linois va nous revenir.

– C’est un bonheur dont je vous félicite, madame, dit la jeune fille assez froidement.

Mme de Linois poussa un long soupir.

– Oui, reprit-elle d’une voix larmoyante, le père d’Alfred renonce enfin à ses longs voyages ; il sait comment nous sommes reçus à Grisolles, et sa première visite sera pour vous, mademoiselle.

– Je recevrai de mon mieux M. le comte de Linois, répondit Claire. Et avançant la tête hors de la voiture, elle cria au cocher :

– Au château, et le plus vite possible.

 

M. Darimon et Édouard Lebel étaient sortis de l’église immédiatement après avoir entendu le sermon, et s’en étaient retournés à pied, comme ils étaient venus.

Arrivés quelques minutes avant Mlle Dubessy, ils l’attendaient au bas du perron du château, dans la grande cour d’honneur, laquelle était ornée de magnifiques statues de marbre de grandeur naturelle.

Ce fut Édouard qui ouvrit la portière du coupé et tendit la main à Claire pour l’aider à descendre.

Elle sauta lestement à terre.

– Je vous remercie, dit-elle simplement, mais avec un de ces adorables sourires qu’on n’avait pas vus depuis longtemps sur ses lèvres.

Les paroles presque sévères de M. Darimon, le matin, et plus encore, peut-être, le sermon de M. Logerot, avaient impressionné la jeune fille et préparé son esprit à des pensées moins sombres, plus conformes à sa nature et à son caractère.

– Ma chère enfant, lui dit M. Darimon, nous sommes allés à l’église, M. Lebel et moi, et nous avons entendu M. le curé parler – fort éloquemment, – de la foi, de l’espérance et de la charité.

– Oui, répondit-elle, je vous ai aperçus.

– Vous voyez, monsieur Lebel, je vous avais bien dit que Mlle Dubessy nous avait vus.

S’adressant à la jeune fille, M. Darimon continua :

– Nous n’avons pas attendu la fin de l’office parce que nous désirions rentrer un peu avant vous.

– Eh bien ! demanda Claire, M. le curé a-t-il bien parlé ?

– D’une façon vraiment remarquable, répondit M. Darimon.

– Est-ce aussi votre avis, monsieur Lebel ?

– Les paroles de M. Logerot m’ont laissé une impression profonde, répondit le Jeune homme.

– Selon vous, monsieur Lebel, lequel des trois points a-t-il le mieux traité ?

– Il admirablement parlé de la charité telle qu’elle doit être comprise ; cependant…

– Veuillez continuer.

– Cependant, ce qui m’a le plus vivement touché, ce sont ses chaleureux appels à la confiance et à l’espérance.

– Vous pouvez ajouter, monsieur Lebel, dit le vieux tuteur, qu’à ce moment où M. Logerot parlait avec tant de chaleur de l’espérance, vous aviez les yeux pleins de larmes.

– C’est que plus d’une fois déjà j’ai été découragé et désespéré, répondit l’artiste.

– Par manque de confiance, jeune homme ; prenez garde au scepticisme, qui est aujourd’hui, M. le curé le disait tout à l’heure, la maladie contagieuse la plus cruelle pour les âmes.

Claire gardait le silence ; mais elle avait regardé Édouard et un sourire doux et triste était venu sur ses lèvres.

Tout en causant on était entré au château.

– Ma chère Claire, reprit M. Darimon, il faut que je vous dise comment il s’est fait que M. Lebel et moi sommes allés ce matin à l’église.

Vous veniez de partir. J’étais descendu au jardin et M. Lebel, sortant de son pavillon, vint me serrer la main. Naturellement, il me demanda de vos nouvelles. Je lui répondis que vous vous portiez très bien et que la preuve en était, qu’après avoir assisté à la petite messe du matin, vous veniez de partir pour assister à la grande, à la prière de notre bon vieux curé, qui désirait que vous entendissiez son sermon. Alors je demandai à M. Lebel de quel côté il allait diriger sa promenade. « – Je ne sais pas trop, me répondit-il. – Une idée ! m’écriai-je ; si nous allions aussi entendre ce fameux sermon ? – Je ne demande pas mieux, monsieur Darimon, me répondit M. Édouard. »

Et il ajouta gentiment :

« – Cela me procurera le plaisir de passer agréablement une heure avec vous. »

Je courus prendre mon chapeau et ma canne…

– Et dans votre précipitation, dit Julie, qui venait d’entrer dans le salon, vous avez oublié votre tabatière.

– Endiablée Julie, fit le bonhomme en riant, c’est vrai ; mais comme ma tabatière et ce qu’elle contient sont surtout une distraction pour moi, je m’en suis facilement passé.

Le jeune homme et la jeune fille avaient seulement ébauché un sourire.

– Donc, poursuivit M. Darimon, nous voilà en route pour l’église où nous sommes arrivés comme M. Logerot montait en chaire.

En sortant de l’église, tout de suite après le sermon, comme je vous l’ai dit, Claire, j’ai dit à M. Lebel :

« – Et maintenant, mon jeune ami, où allez-vous aller ?

« – Probablement du côté de Beauval, me répondit-il ; je dis, probablement, parce que je n’ai jamais un but de promenade arrêté.

« – Bah ! lui dis-je, vous connaissez assez Beauval, la côte aux roches, les plaines et les vallées de ce pays pour aller voir aujourd’hui si les prairies de Beauval sont fleuries ; et puisqu’il vous a été agréable de passer une heure avec moi, il me serait très agréable, à moi, et à Mlle Claire, j’en suis convaincu, que vous passiez la journée avec nous. »

Il est devenu rouge comme une pivoine, je vous demande un peu pourquoi, ma chère pupille, et après quelques instants d’hésitation, il me répondit :

« – Soit, monsieur Darimon, je retourne au château avec vous. »

L’excellent tuteur parlait, sans se douter des cordes du cœur qu’il pouvait faire vibrer. Du reste, il ne s’aperçut pas que sa pupille était devenue subitement, à son tour, rouge comme une pivoine, pendant qu’il se faisait sur le visage de l’artiste comme une tombée de neige.

– Bref, reprit-il, M. Édouard Lebel déjeune avec nous et nous donne entièrement cette journée.

– Si je ne gêne en rien mademoiselle Dubessy, dit vivement le jeune homme.

– Oh ! monsieur Lebel » fit Claire, d’une voix où l’accent du reproche perçait malgré elle, comment pouvez-vous avoir cette pensée ?

– Mademoiselle…

Elle continua, osant le regarder fixement :

– La faveur que vous nous accordez aujourd’hui est rare et nous savons l’apprécier, mon tuteur et moi ; je vous en remercie, monsieur Édouard.

Le jeune homme, ne trouvant rien à répondre, se contenta de s’incliner respectueusement.

M. Darimon se frottait les mains en souriant malicieusement. Et cependant, pas plus maintenant que le matin, en parlant à Claire, il ne soupçonnait ce qui se passait dans le cœur des deux jeunes gens.

La jeune fille se débarrassa de son chapeau et de sa tunique qu’elle remit à Julie, qui attendait.

Comme la femme de chambre allait sortir, M. Darimon s’approcha d’elle et lui dit tout bas :

– On peut tout de même trouver le moyen de distraire ta maîtresse ; tu vois, la voilà de plus belle humeur, et lui, le Beau Ténébreux, moins sauvage.

– Effet du printemps ! monsieur Darimon, répondit Julie, en riant.

Et quand elle fut sortie du salon :

– Il n’y voit toujours pas plus clair que dans un four, ce bon monsieur Darimon, se dit-elle, et pourtant il n’est pas un imbécile. Enfin, la glace commence à fondre, ça va changer, et probablement, s’arranger. Oh ! le printemps !

Un instant après, le maître d’hôtel, avec l’habit noir et la cravate blanche, – tenue du dimanche, – vint annoncer que mademoiselle était servie ?

Avant que le jeune homme eût eu le temps de s’écarter pour permettre à M. Darimon d’offrir son bras à sa pupille, celle-ci avait pris le sien, comme machinalement, en disant :

– Eh bien ! messieurs, allons déjeuner.

Édouard n’avait pas été maître de son émotion et Claire s’aperçut qu’il tremblait ; d’ailleurs, sa pâleur de tout à l’heure ne lui avait pas non plus échappé.

– Oui, pensait-elle, je crois bien qu’il m’aime, mais m’aime-t-il assez pour ne pas être repoussé par ma fortune et surtout pour me pardonner d’être la fille de ma mère ?

Ah ! Henriette, chère Henriette, ajoutait-elle, si Édouard n’était pas mon cousin, et s’il ne m’avait pas maudite avec tous les miens, je n’aurais plus rien à t’envier ! André Clavière, Édouard Lebel, les deux amis, les deux frères, comme ils sont dignes l’un et l’autre de la Dame en noir !

Le déjeuner fut plus animé qu’à l’ordinaire. Décidément, il y avait une détente, diversion aux pensées attristantes, on se déridait de part et d’autre. M. Darimon amena la conversation sur le sermon du curé et manœuvra si bien qu’il entraîna l’artiste à une assez longue dissertation sur l’intéressant sujet traité par le vieux prêtre.

Édouard retrouvait sa parole vive, ardente, son enthousiasme dans les brillantes envolées de son esprit, et Claire l’écoutait, suspendue à ses lèvres, avec une attention recueillie. Ah ! c’était bien Édouard Lebel, l’artiste instruit et toujours inspiré qui parlait ; elle le retrouvait tout entier.

– Ma parole d’honneur, monsieur Lebel, s’écria tout à coup M. Darimon, on ne se lasse pas de vous écouter, et si vous vous étiez fait prêtre, vous auriez été un de ces admirables orateurs de la chaire, dont on fait les évêques.

– Je ne sais pas, monsieur Darimon, répliqua le jeune homme, si j’aurais été un orateur de la chaire, comme vous le prétendez, mais ce que je sais bien, c’est que j’aurais fait un mauvais prêtre.

– Et pourquoi cela ?

Le jeune homme, fort troublé, ne répondit pas.

– Mon cher tuteur, dit Claire, votre question est quelque peu indiscrète.

On devient ecclésiastique par vocation, et M. Édouard Lebel n’a pas besoin de vous dire que sa vocation, à lui, était d’être artiste peintre.

Sans le vouloir, M. Darimon avait jeté un froid.

Ce fut en vain qu’il s’écria de nouveau, au bout d’un instant :

– Je suis enchanté, nous allons revenir à nos bonnes et intimes causeries de l’année dernière.

Édouard avait perdu sa verve. Peut-être se repentait-il de s’être oublié, d’être sorti un instant de l’extrême réserve qu’il s’était imposée.

On prit le café silencieusement.

M. Darimon soucieux, mécontent de lui, se leva brusquement pour aller chercher sa tabatière. À défaut de quelqu’un, il fallait que quelque chose supportât sa mauvaise humeur.

Si Édouard était sorti de sa réserve, Claire l’imita, car elle lui dit doucement et avec une grâce adorable :

– Vous allez peut-être regretter de ne pas avoir fait aujourd’hui votre longue promenade habituelle ?

– Oh ! ne croyez pas cela, mademoiselle, répondit-il vivement.

– Monsieur Édouard, il m’est pénible de voir votre front assombri.

– C’est bien contre ma volonté, mademoiselle, je vous assure ; je ne peux me soustraire à certaines pensées qui, me rappelant le passé, me mettent en défiance de l’avenir.

– Confiance et espérance, a dit M. le curé.

M. Darimon rentrait.

La jeune fille étouffa un soupir.

Le vieillard resta debout, regardant les deux jeunes gens et tournant sa tabatière dans ses mains :

– Eh bien ! dit-il, qu’est-ce que nous allons faire, à présent ? Une promenade dans le parc ?

– Mon cher tuteur, répondit Claire, nos grands arbres ne donnent pas encore un ombrage suffisait pour nous risquer à braver, à cette heure de la journée, ce magnifique soleil d’avril. Nous pourrons faire une promenade dans le parc et les jardins après quatre heures, lorsque ceux de nos amis que nous aurons ce soir à dîner seront arrivés.

– Oui, Claire, vous avez raison.

La jeune fille se tourna vers Édouard :

– En attendant, lui dit-elle, nous pourrions faire un peu de musique, et s’il vous plaisait de chanter le duo de Carmen

– Je crains de ne pas me rappeler… balbutia le jeune homme.

– Nous verrons ; d’ailleurs nous pourrons dire que c’est une répétition et M. Darimon, notre unique auditeur, sera indulgent.

– Eh bien ! mademoiselle, dit Édouard en se levant, je suis à vos ordres.

– Vous chanterez tous deux à ravir, j’en suis certain, opina M. Darimon.

 

On sortit de la salle à manger pour se rendre dans le boudoir Pompadour où l’artiste n’était pas entré depuis deux mois.

– Je n’ai pas joué une note du duo de Carmen depuis que nous l’avons chanté ensemble, dit Claire en se mettant au piano ; et cependant j’aime beaucoup la musique de Bizet.

– Vous auriez pu chanter ce morceau avec M. Marcillac, dit l’artiste.

– M. Marcillac chante assez bien, en effet ; mais il a la voix dure et son accent gascon me choque les oreilles.

– Et puis, apprenez donc, monsieur Lebel, dit le terrible tuteur, que Mlle Dubessy, depuis deux mois, n’a ni joué, ni chanté un seul morceau d’opéra, pas même la romance d’Alice de Robert le Diable ou la Lettre des Porcherons, qu’elle chante si délicieusement, comme vous savez ; par contre, elle se plaisait à jouer tout ce qu’elle trouvait de plus triste dans ses albums, de vrais morceaux d’enterrement, quoi !

La jeune fille était devenue très rouge.

– Du reste, monsieur Lebel, continua le vieillard, vous-même ne chantiez plus ; on pouvait croire que la gaieté avait été pour toujours exilée du château de Grisolles. Mais nous allons la faire revenir ; par ma foi, on ne doit envisager la vie que sous ses aspects les plus agréables ; est-ce qu’on s’enterre vivant ? Allez, on ne chante plus, on ne rit plus quand on est mort.

Il n’y avait qu’un moyen de faire taire M. Darimon, la jeune fille l’employa, en disant :

– Monsieur Édouard, commençons.

Le tuteur s’installa dans un fauteuil, allongea les jambes et écouta, les yeux demi-fermés.

Le duo fut admirablement chanté.

– Bravo ! bravo ! s’écria M. Darimon, en frappant dans ses mains, on ne chante pas mieux au grand Opéra de Paris. Dites donc, Claire, il avait peur de ne pas se rappeler… Allons donc, est-ce que l’on oublie jamais ce que l’on sait bien ? Bravo encore ! bravo ! Ah ! ça me rajeunit de vous entendre ; je suis aux anges.

La jeune fille, dont les yeux avaient repris leur éclat, dont le visage s’était animé, n’avait jamais été plus adorablement jolie.

– Mademoiselle, dit Édouard, cherchant à se soustraire au charme qui, malgré lui, s’emparait de tout son être, M. Darimon réclamait tout à l’heure la romance d’Alice, je l’entendrais aussi avec grand plaisir.

– Alors, je vais la chanter, répondit Claire.

Elle chanta la romance d’Alice, puis avec Édouard le duo du Pré aux clercs, un autre encore et plusieurs autres morceaux de son répertoire.

Enfin, on fit de la musique jusqu’à quatre heures, à la grande satisfaction de M. Darimon.

Il était si heureux, le brave homme, de voir sa chère pupille sortir de son apathie et s’égayer ! d’autant plus heureux qu’il s’imaginait que c’était lui, lui seul, qui avait opéré cette espèce de changement à vue.

Dans l’antichambre, Julie écoutait et, souriante, murmurait :

– Toujours l’effet du printemps !

Les autres serviteurs du château avaient déjà pris, eux aussi, un air de gaieté.

On voulait être à l’unisson de la maîtresse.

– Vraiment, mademoiselle Micheline, disait le valet de chambre à la cuisinière, une jolie et appétissante Poitevine de vingt-huit ans, si nous pouvons rire un peu ici, maintenant, je n’en serai point fâché ; franchement, nous aurions fini par nous ennuyer.

Et le galant valet de chambre prit à deux mains la tête de Micheline et l’embrassa sur les deux joues.

– Monsieur Jean, dit la cuisinière, essayant de dissimuler le plaisir, qu’elle éprouvait sous une feinte colère, c’est mal, c’est très mal ce que vous faites, je m’en plaindrai.

– À qui ?

– À ma mère, quand elle viendra me voir.

Jean répliqua en riant :

– Allons, ma gentille Micheline, vous savez bien que c’est pour le bon motif.

– Ils disent tous cela, les garçons, soupira la sensible cuisinière, et pour changer… Enfin, monsieur Jean, m’aimez-vous sincèrement ?

– Vous le savez bien, Micheline. Ah ! oui, je vous aime, je vous aime tant que j’en deviens tout bête.

– Alors, pourquoi ne me demandez-vous pas en mariage ?

– J’attends.

– Vous attendez quoi ? Que je devienne votre maîtresse ? Ça, monsieur Jean, jamais, jamais ! Vous savez bien que ces choses-là ne sont pas reçues ici.

– J’attends, ma charmante Micheline, que le mariage de notre chère maîtresse soit enfin décidé.

La cuisinière eut un nouveau soupir et répliqua :

– Mademoiselle n’a pas encore vingt ans ; elle n’est pas aussi pressée de se marier que moi, qui en ai vingt-huit.

– Micheline, voulez-vous que je vous fasse une confidence ?

– Certainement, dites.

– Eh bien ! si j’en crois Mlle Julie, nous n’avons plus guère longtemps à attendre.

– Alors mademoiselle se décide, et c’est sans doute M. Alfred de Linois…

– Je ne sais pas, Micheline ; mais c’est lui ou un autre.

– Moi, je ne vois que M. Alfred ; c’est un si bel homme !

– Je sais, Micheline, que vous aimez les beaux hommes.

– Hé, oui, fit-elle, prenant un air langoureux, puisque je vous aime !

– Ah ! voilà qui vaut encore un double baiser.

Et les deux baisers furent appliqués, sonores, sur les joues fortement colorées de la belle Poitevine.

 

– À votre poste, monsieur Jean, vite, vite ; voici Mme de Linois et son fils.

Le valet de chambre s’élança hors de l’office et arriva juste à temps pour annoncer les visiteurs, que Mlle Dubessy reçut dans le salon de réception.

La jeune châtelaine n’admettait pas tout le monde dans le boudoir Pompadour.

Du reste, les de Linois étaient suivis de près par les de Lancelin et les Bertillon.

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