X UNE DÉTENTE

La jeune châtelaine se leva de bonne humeur. Ayant l’esprit moins tourmenté, elle avait bien dormi, et pour la première fois depuis longtemps, de jolis rêves avaient peuplé son sommeil. Un véritable apaisement s’était fait en elle.

La veille, pendant toute la soirée, Édouard Lebel n’avait prononcé que quelques paroles ; à part cela, il avait été parfait ; du reste, Claire lui avait su gré de sa réserve. Elle-même ne s’était mêlée à aucune conversation. Et cependant, grâce à la présence d’Édouard, elle s’était trouvée plus à l’aise au milieu de son entourage habituel.

Elle causa assez longuement avec Julie, heureuse de revoir le sourire sur les lèvres de sa chère maîtresse. Et comme la femme de chambre avait un peu son franc-parler avec Mlle Dubessy, elle ne lui marchanda point ses compliments.

– À la bonne heure ! dit-elle, c’est ainsi que je voudrais vous voir toujours : jamais vous n’avez eu le teint plus frais, le visage plus animé ; cette tristesse qui obscurcissait votre beau front s’est dissipée et, ce matin, il y a dans vos yeux un rayonnement de joie.

Claire eut un charmant sourire, mais en même temps, elle essuya une larme.

Julie s’en aperçut et s’empressa de parler d’autre chose.

Mlle Dubessy eut ensuite quelques instants d’entretien avec son tuteur qui, lui aussi, crut devoir la complimenter sur sa bonne mine et le contentement qui se reflétait sur sa physionomie.

Elle se retira dans le boudoir Pompadour et se mit à son piano. S’accompagnant très doucement et comme si elle eût craint d’être entendue, elle chanta à mi-voix les morceaux qu’elle et Édouard avaient chantés la veille. Elle en étudia d’autres, se disant que son cousin les connaissait et qu’ils pourraient les chanter ensemble.

À dix heures, Julie vint lui annoncer la visite de M. Logerot.

– Ah ! c’est vrai, fit-elle, M. le curé m’a dit hier qu’il viendrait au château aujourd’hui, je l’avais oublié. Eh bien ! Julie, je recevrai ici M. Logerot, faites-le entrer.

Bien qu’il fût toujours affectueusement reçu au château, le curé de Grisolles y venait rarement, et cela, sans doute, par grande discrétion ; s’il y déjeunait une fois ou deux par mois, c’était tout, et il n’y dînait jamais.

Il se couchait de bonne heure, et à son âge, disait-il, il ne pouvait pas changer ses habitudes. Et puis, pour rien au monde il ne voudrait être un trouble-fête ; un prêtre fait toujours mauvaise figure au milieu de jeunes gens qui aiment à rire, chanter, s’amuser. Il était si bien, si tranquille dans son vieux presbytère ! D’ailleurs, rien ne lui manquait ; recevant ses approvisionnements du château, sa table était un peu celle de la châtelaine ; il avait dans sa cave de bons vieux vins qui sortaient des caves de Mlle Dubessy. Et quand il recevait quelques-uns de ses confrères à déjeuner, il avait le droit de leur dire :

« – Imaginez-vous, messieurs, que nous sommes au château de Grisolles, à la table de Mlle Dubessy, car les mets qui vous sont servis et les vins et les liqueurs fines que vous dégustez, me sont envoyés du château. »

– Monsieur le curé, dit Claire, après que le vieillard se fut assis, je n’ai pas besoin de vous dire combien je suis heureuse de votre visite ; mais je le serai encore davantage, si vous me demandez quelque chose.

– Eh bien ! oui, mademoiselle, je viens vous demander quelque chose.

– Qu’est-ce ? Dites-moi cela vite.

– Vous avez vu les deux tableaux que M. le comte de Linois m’a envoyés d’Italie pour mon église ; comment les trouvez-vous ?

– Ils m’ont paru fort beaux. Mais je ne me connais pas beaucoup en peinture.

– Moi, mademoiselle, je ne m’y connais pas du tout.

Eh bien ! je voudrais que M. Édouard Lebel, qui est un artiste de talent et un connaisseur, vînt voir mon saint Georges et mon saint Sébastien et me dise ce qu’il en pense.

– Est-ce donc nécessaire, monsieur le curé ?

– Cela me ferait plaisir.

– S’il en est ainsi, M. Lebel ira voir vos tableaux.

– Et puis, j’ai un autre tableau très vieux, très effacé, que je désire lui montrer et que je le prierais de restaurer, si c’est possible, et si ce n’était, pas trop abuser…

– Je suis sûre d’avance que M. Lebel fera tout ce qui dépendra de lui pour vous être agréable. Mais il vous faut lui présenter vous-même votre requête.

– Pourtant, mademoiselle, il me semble que si vous lui disiez…

– Monsieur le curé, répliqua vivement la jeune fille, je ne voudrais pas que M. Lebel se crût obligé de faire ce que vous désirez ; pour rien au monde je ne voudrais avoir l’air de prendre de l’autorité sur lui.

Sur ces mots, la jeune fille sonna sa femme de chambre et lui dit :

– Julie, M. le curé désire parler à M. Lebel, prie-le de vouloir bien venir ici.

Quelques instants après, le jeune homme entra dans le boudoir. Il salua et attendit.

– Monsieur Édouard, dit Claire rougissante, M. le curé a quelque chose à vous demander.

L’artiste s’inclina, et quand M. Logerot lui eut dit ce qu’il désirait, sans répondre il se tourna vers la jeune fille. Et comme elle hésitait à parler :

– S’il ne s’agit que d’aller voir des tableaux, dit-il, je pourrai me rendre à l’église dimanche dans la matinée ou dans l’après-midi ; mais s’il y avait un travail à exécuter, mademoiselle, je ne pourrais l’entreprendre qu’avec votre assentiment.

– Oh ! monsieur Édouard ! fit Claire d’un ton affligé.

– Mon Dieu, mademoiselle, reprit l’artiste avec animation, dites-moi que cela vous sera agréable, et je me mettrai à la disposition de M. le curé.

– Vous savez bien, répondit-elle, qu’en rendant un service à M. le curé, vous me ferez plaisir.

– Soit, mais j’aurais préféré que vous me disiez simplement :

« – Voilà ce que M. le curé attend de vous ; pour lui et pour moi, faites-le. »

– Mais ce serait une exigence et je ne peux pas, je n’ai pas le droit…

La jeune fille avait pâli et Édouard vit dans son regard une certaine anxiété, qui arrêta les paroles qu’il avait sur les lèvres.

– C’est bien, monsieur le curé, dit-il, s’adressant au prêtre, je verrai ce tableau dont vous parlez, et, si cela m’est possible, je le restaurerai. À quelle heure pourrai-je vous aller trouver dimanche prochain ?

– Pourquoi ne verriez-vous pas ce tableau aujourd’hui même ? dit Claire.

– Du moment que vous le désirez, mademoiselle, j’irai aujourd’hui à l’église.

– Et je vous y accompagnerai ; je tiens aussi à voir ce tableau, dont M. le curé ne m’avait pas encore parlé.

– Et pour cause, mademoiselle : j’ignorais encore son existence il y a trois semaines.

– Ah ! Et où se trouvait-il donc ?

– Dans la sacristie, au fond d’un placard rempli de vieilles boiseries, et qui n’avait pas été ouvert depuis un grand nombre d’années, caché qu’il était par une armoire ; je l’ai découvert en faisant déplacer l’armoire ; enfin, c’est en enlevant les vieilles boiseries vermoulues, tombant en poussière, que j’ai trouvé le tableau en question ; je vous laisse à penser dans quel état. Toutefois, n’ayant pas eu à souffrir de l’humidité, la toile est bien conservée ; malheureusement, il n’en est pas de même de la peinture, qui semble s’être effacée, usée par quelque frottement.

Dans les archives de l’église, il est fait mention d’un tableau, représentant la sainte Vierge, donné à l’église en l’an 1762 par un baron de Grisolles, et ce doit être ce tableau, qu’on croyait avoir été volé, que j’ai retrouvé ainsi que je viens de vous le dire. Enfin, monsieur Lebel, vous verrez ; peut-être cette toile n’est-elle pas sans valeur, malgré son piteux état.

– C’est convenu, monsieur le curé, dit Claire, M. Lebel verra vos tableaux ; mais je vous garde, vous déjeunerez avec nous et immédiatement après nous nous rendrons à l’église. Je vous accompagnerai, messieurs, puis je vous quitterai pour faire une visite à l’école de nos chères petites filles, qui m’attendent aujourd’hui.

L’artiste se retira, disant qu’il avait quelque chose à terminer, mais qu’il lui restait assez de temps pour achever ce travail et changer de vêtement avant le déjeuner.

Édouard était occupé à remettre trois doigts à la main d’une déesse.

– Un bien charmant garçon, dit M. Logerot, resté seul avec la jeune fille.

– Oui, répondit Claire, et de beaucoup de talent, ce qui ne l’empêche pas d’être extrêmement modeste.

– Qualité rare chez un artiste. Cependant, il doit avoir l’ambition, fort légitime, d’ailleurs, de s’élever, de parvenir au premier rang.

– Je crois, en effet, qu’il a cette ambition… et pas une autre.

Ces paroles avaient été coupées par un soupir.

– J’ai eu le plaisir de le voir hier à l’église, ainsi que M. Darimon, reprit le curé ; ils ont écouté mon sermon avec une grande attention ; cela m’a fait quelque chose, et pourquoi ne pas le dire ? – on pardonne certaines faiblesses à un vieillard, – je me suis senti flatté. Et vous, mademoiselle, avez-vous été satisfaite ?

– Comme toujours, monsieur le curé, vous avez eu l’inspiration divine. Vous m’avez fait verser des larmes.

– Quand j’ai parlé de la charité ?

– Non, quand vous avez parlé de l’espérance.

– Qu’avez-vous donc tant à espérer ?

– Une seule chose : le bonheur.

– N’êtes-vous donc pas heureuse, chère enfant ?

– Hélas ! non ; et voilà pourquoi mon âme se tourne vers l’espérance.

Le vieillard comprit que Mlle Dubessy gardait dans son cœur une douleur secrète.

Il lui prit la main, et la serrant affectueusement :

– Espérez donc, ma fille, dit-il ; Dieu vous aime, parce que vous êtes une de ses meilleures créatures ; espérez, et tout ce que vous pouvez espérer, le seigneur vous le donnera.

– Ah ! je ne sais pas !

– Ne doutez point, chère enfant ; en parlant de l’espérance, j’ai aussi parlé de la foi !

– Chacun a sa destinée, monsieur le curé, et ce n’est pas sans avoir l’esprit troublé que je pense souvent à la mienne.

Elle passa rapidement la main sur son front, puis changeant de ton :

– Je suis obligée de vous quitter, reprit-elle : j’ai à m’habiller pour aller au village et quelques ordres à donner à ma femme de chambre. Si cela vous est agréable, monsieur le curé, ajouta-t-elle, vous pouvez vous promener dans les galeries et examiner le travail de M. Lebel.

– Vous ne pouviez me faire une plus charmante proposition, répondit gaiement le vieux prêtre ; c’est un vrai régal que vous m’offrez.

La jeune fille ouvrit une porte, fit entrer M. Logerot dans une pièce contiguë au boudoir et lui dit :

– Vous n’avez qu’à ouvrir cette porte, qui est devant vous, et vous serez dans la grande salle des fêtes où vous trouverez, je crois, M. Édouard Lebel.

L’artiste était là, en effet, haut perché sur une échelle, et travaillant à la main mutilée de Calypso, pleurant, la tête appuyée sur l’épaule d’une de ses nymphes.

Pendant quelques instants, et gardant le silence pour ne pas troubler le jeune homme, le bon curé resta en extase devant l’habileté avec laquelle l’artiste se servait de ses pinceaux et donnait aux doigts de la déesse la forme et la couleur.

Ensuite et pendant plus d’une heure, il se promena dans les salons où les invités n’entraient plus depuis le commencement des travaux de restauration, la grande salle à manger où l’on ne mangeait plus, et la magnifique galerie des tableaux, qu’on pouvait bien appeler galerie des chefs-d’œuvre, dont l’entrée était également interdite.

On demandait un jour à Mlle Dubessy :

– Quand donc permettrez-vous de circuler librement dans le château, toutes portes ouvertes ?

– Le jour de mon mariage, avait-elle répondu en riant, car alors les travaux de M. Lebel seront terminés.

M. Logerot, – il le disait lui-même, – ne se connaissait pas en peintures ; mais il avait du goût et le sentiment du beau. Devant telle ou telle fresque, tel ou tel tableau, il s’arrêtait longuement et, palpitant d’émotion, il admirait.

– Oh ! oui, se disait-il, tout cela est beau, superbe !

Tout cela, il l’avait vu bien des fois avant les travaux entrepris par Édouard Lebel ; mais il n’avait jamais été aussi vivement impressionné. En examinant très attentivement certaines belles peintures qu’il se rappelait avoir vues fortement endommagées, il cherchait vainement à découvrir les retouches faites par le jeune artiste.

Les raccords étaient d’une exécution si parfaite et se confondaient si bien avec l’ensemble, que c’était à douter que le pinceau d’Édouard eût passé là.

– C’est merveilleux, se disait le bon vieux curé, et ce jeune homme a véritablement un immense talent.

Claire vint le retrouver dans le grand salon où il était revenu avec l’intention de féliciter M. Lebel sur son admirable travail ; mais le jeune homme avait laissé sa palette et ses pinceaux pour aller s’habiller.

Mlle Dubessy était divinement jolie dans sa fraîche toilette de printemps, qu’elle portait pour la première fois, bien que sortie depuis huit jours des mains de la couturière.

Et Julie, en habillant sa maîtresse, n’avait pas manqué de se dire :

– C’est pour lui qu’elle veut être belle aujourd’hui.

La femme de chambre ne se trompait pas. C’était aussi pour Édouard que Claire avait apporté un soin tout particulier dans l’arrangement de son opulente chevelure.

Elle n’eut que le temps d’échanger quelques paroles avec le curé ; trois coups de cloche annoncèrent que le déjeuner était servi.

M. Darimon et l’artiste étaient déjà dans la salle à manger lorsque Claire et M. Logerot y entrèrent.

Bon gré, malgré, avant qu’on se mit à table, il fallut que l’artiste reçût, à bout portant, les félicitations et les compliments du vieux prêtre.

– Ils sont admirables, merveilleux, monsieur Lebel, les travaux que vous exécutez au château ; pendant une heure j’ai été dans le ravissement ; on croirait, vraiment, que votre pinceau est une baguette magique.

– Je veux bien accepter vos compliments, monsieur le curé, répondit le jeune homme ; mais n’exagérez pas trop mon mérite ; mon talent est très ordinaire, je ne suis que l’humble élève des grands maîtres que j’ai sous les yeux. Que suis-je, en réalité ? Un copiste. Ayant l’honneur très grand de toucher aux œuvres de ces maîtres incomparables, je fais tout ce qui dépend de moi pour n’en être pas trop indigne, et tout ce que je peux également pour justifier la confiance que Mlle Dubessy a mise en moi.

J’ai pris à cœur la tâche que j’ai entreprise ; je m’y donne avec passion ; je mets dans mon travail toute mon âme, toutes les ardeurs qui sont en moi, et s’il faut vous le dire, c’est seulement depuis que je travaille au château de Grisolles que, me sentant réellement inspiré, je crois avoir quelque talent.

– Voilà qui est bien parlé, s’écria M. Darimon ; mais quoi que vous en disiez et votre modestie dût-elle en souffrir, monsieur Lebel, vous avez beaucoup, beaucoup de talent, et un jour, certainement, vous serez un maître, un grand maître. D’ailleurs, on vous l’a déjà dit.

Le front de l’artiste s’obscurcit.

– Je ne sais pas ce que je serai un jour, répondit-il presque tristement ; mais ce que je sais bien, c’est que je n’oublierai jamais le temps que j’aurai passé ici, et ce sera toujours dans le souvenir de Grisolles que je puiserai mes meilleures inspirations.

Sa voix était devenue vibrante d’émotion, et Claire put voir deux larmes rouler sous ses paupières.

La jeune fille appuya doucement sa main sur le bras de l’artiste, qui tressaillit.

– Monsieur Édouard, lui dit-elle, émue, elle aussi, vous devez avoir confiance en l’avenir, qui s’ouvre devant vous riche de promesses ; vous avez entendu hier le beau sermon de M. le curé, rappelez-vous tout ce qu’il a dit de l’espérance.

Édouard regarda Claire, dont le front s’était couvert d’une vive rougeur.

– Oui, mademoiselle, répliqua-t-il, il faut espérer, il est bien bon d’espérer ; mais il faut savoir modérer ses espérances et ne jamais leur permettre de franchir les limites que leur impose la raison.

– C’est vrai, appuya le curé.

La jeune fille eut un imperceptible mouvement d’impatience, puis son gracieux sourire sur les lèvres :

– Messieurs, dit-elle, mettons-nous à table. Monsieur le curé, votre place est à ma droite.

Grâce aux deux vieillards, le déjeuner ne manqua pas d’animation, M. Logerot et M. Darimon étant également entêtés et ayant l’un et l’autre la repartie très vive.

– Claire, dit le tuteur, quand le valet de chambre eut servi le café, ne serait-il pas temps de commander votre voiture ?

– J’ai donné, à ce sujet, des ordres à Julie, répondit la jeune fille ; c’est elle qui se fera conduire au village et emportera les divers objets que j’ai à distribuer aujourd’hui aux petites filles de l’école.

Nous irons à pied, ces messieurs et moi ; le temps est superbe et ce sera pour moi un plaisir de marcher.

Monsieur Lebel, ajouta-t-elle en se tournant vers le jeune homme, voudra bien, je pense, m’offrir l’appui de son bras.

L’artiste s’inclina silencieusement.

– Hum ! fit M. Darimon, selon son habitude de faire des réflexions maladroites, si les de Linois, les Bertillon, les de Lancelin et les autres ont vent de la chose, ils en tomberont malades de jalousie.

Édouard pâlit et Claire devint très rouge.

– Mon cher tuteur, dit-elle d’un ton bref, que m’importent les uns et les autres ? Mais que serais-je donc, maintenant, si je n’étais plus maîtresse de mes actions ? ajouta-t-elle avec hauteur.

Puis s’adressant gracieusement à l’artiste :

– Après notre visite à l’église, reprit-elle, vous serez bien aimable, monsieur Édouard, de m’accompagner à l’école.

– J’aurai l’honneur de vous accompagner, mademoiselle, et j’en serai heureux, répondit-il.

– Diable, diable ! pensait M. Darimon en se frottant le bout du nez avant de renifler une pincée de tabac, je n’ai plus à me demander : Qu’est-ce que cela veut dire ? Allons, j’avais un bandeau sur les yeux !

Et le curé, qui avait vu pâlir le jeune homme et rougir la jeune fille, se disait :

– Celui qui est le plus près du cœur de la belle et riche héritière, n’est pas un de ceux qu’on pense.

Claire sortit de la salle à manger pour aller mettre son chapeau et reparut bientôt, en disant :

– Maintenant, messieurs, je suis tout à vous et nous pouvons partir.

On ne mit pas moins d’une heure pour faire le trajet du château à l’église ; il est vrai qu’on ne s’était point pressé. On avait d’abord parlé de choses et autres, à bâtons rompus, puis Claire avait interrogé l’artiste sur ses longues promenades du dimanche, disant qu’elle désirait connaître les diverses impressions qu’il éprouvait dans chacune de ses excursions. Le jeune homme, tout d’abord embarrassé, avait cependant répondu de façon à satisfaire entièrement la charmante curieuse.

Après tout, Claire n’avait pas le droit d’en vouloir à Édouard s’il aimait le profond silence des bois, le charme de la solitude. Est-ce qu’elle-même, dans ces derniers temps, n’avait pas cherché aussi le silence et l’isolement ? Elle comprenait les tristesses de l’âme de son cousin, parce que son âme à elle était également triste.

Mais cet état de l’âme d’Édouard n’était-il pas dû à une cause à laquelle elle était étrangère ? Elle pouvait se dire : il m’aime ; elle n’en avait pas la certitude. Impossible de découvrir ce que le jeune homme voulait tenir caché. C’était en vain qu’elle le faisait parler ; toujours d’une réserve excessive, il ne prononçait pas une parole qui pût trahir le secret qu’il s’était promis de garder.

Et Claire, après un instant d’espoir, retombait brusquement dans ses cruelles anxiétés. C’est qu’elle sentait bien qu’il fallait que son cousin l’aimât d’un amour profond, ardemment, avec passion, pour pouvoir lui pardonner d’être la fille d’Antoinette Rondac.

Or, Claire voulait être aimée ardemment, c’était une passion qu’elle devait inspirer à Édouard, afin de vaincre toutes ses résistances. Et la belle et noble jeune fille, si digne d’être adorée comme elle l’était, en était encore, hélas ! à se demander si elle était aimée.

Mais lui, Édouard, avait-il deviné les secrets sentiments de la jeune châtelaine ? Peut-être. Dans tous les cas, ce ne pouvait être pour lui ni un encouragement, ni une espérance. Avec la nature et le caractère que nous lui connaissons, l’immense fortune de la jeune fille se dressait entre elle et lui, comme une barrière infranchissable.

De même, entre son cousin et elle, Claire voyait se dresser Marceline Lebel, morte de misère, et Antoinette Rondac, qui avait été sans pitié pour sa malheureuse sœur.

Et, pour deux causes bien différentes, l’un et l’autre se sentaient arrêtés. De là, les sentiments dissimulés, les élans du cœur retenus, comprimés, la gêne, la contrainte, les mains qui se retiraient quand elles auraient dû s’unir, s’étreindre, les regards fuyants au lieu de se chercher et de s’appeler, les sourires chassés des lèvres.

Et l’un près de l’autre, elle à son bras, se serrant contre lui, ils souffraient de leur amour au lieu d’en savourer les intimes douceurs, les joies et les ravissements.

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