XII CŒURS SOUFFRANTS

Ils étaient sur la route et déjà loin des dernières maisons du village.

– Nous marchons un peu vite, dit Claire.

– Vous sentiriez-vous fatiguée ? demanda vivement Édouard.

– Oh ! non, pas du tout, et il me semble que j’irais ainsi jusqu’à la ville ; mais nous ne sommes pas pressés de rentrer.

– Eh bien ! mademoiselle, marchons plus lentement. Après un silence, elle reprit :

– Monsieur Édouard, ne vous semble-t-il pas, comme à moi, que cette promenade est charmante ?

– Oui, mademoiselle, charmante, répéta-t-il.

Et, involontairement, il pressa sous son bras celui de la jeune fille. Elle n’eut pas l’air de faire attention à ce mouvement du jeune homme, mais elle se serra davantage contre lui.

– Comme vous le disiez tout à l’heure, monsieur Édouard, reprit-elle avec une douce mélancolie dans la voix, voilà le réveil de la belle et puissante nature ; j’ajouterai de la généreuse nature, car elle nous donne tout à profusion : de la verdure, des fleurs, des ombrages, des parfums, des chants d’oiseaux ; elle se pare comme une coquette pour attirer les regards, et en quête de sourires elle se met en fête. Encore quelques jours et ce sera dans les plaines, les buissons et les bois la joie et le bonheur des nids.

Elle eut un soupir étouffé.

– Ils sont heureux, les oiseaux, continua-t-elle, et cependant ils ont aussi à veiller sur leur tranquillité, à se défendre contre les vautours et les éperviers qui leur font la guerre.

– Partout, mademoiselle, chez tous les êtres de la création, prononça lentement l’artiste, il y a les bons et les méchants, les grands et les petits, les forts et les faibles, ceux qui souffrent et ceux qui sont heureux, et toujours les uns victimes des autres.

– C’est vrai. Mais, croyez-le bien, ceux qu’on croit le plus heureux sont souvent ceux qui souffrent le plus.

Édouard garda le silence.

– En vérité, reprit la jeune fille, nous disons là des choses bien tristes quand, autour de nous, tout rayonne, chante et sourit. Il semble que ces bourdonnements d’insectes répondent à la chanson monotone des grillons tapis dans l’herbe.

Des chrysalides sont sorties les premiers papillons, amis des premières fleurs du printemps. Quand j’étais petite fille, je m’en souviens, une de mes grandes joies était de leur faire la chasse, à ces jolis insectes, dont les ailes sont ornées de si riches couleurs. Maintenant, je ne songe plus à emprisonner même les plus beaux ; ils appartiennent à la nature et ont rang parmi ses merveilles ; mon regard aime à suivre leur vol capricieux pareil à un balancement ; et quand je les vois courir d’une fleur à une autre, il me semble que les fleurs ont été créées pour les papillons et les papillons pour les fleurs.

– Sans voir en eux l’image de l’inconstance ? dit Édouard.

Claire sourit et répondit, en appuyant sur les mots :

– Si je faisais des comparaisons, ce serait aux fleurs que je reprocherais de ne pas savoir se dérober aux trop nombreux hommages qu’on leur rend.

C’était une allusion à sa situation. Une critique d’elle-même que faisait la jeune fille.

Édouard le comprit et ne riposta point, craignant de s’avancer sur un terrain brûlant.

Claire avait encore ralenti le pas, et sur la route déserte ils marchaient maintenant comme deux amoureux sur un étroit sentier, devisant de leur avenir.

– Si je vous disais, monsieur Édouard, reprit la jeune fille, que je respire ici plus à l’aise, enfin que je m’y trouve mieux que dans les jardins et le parc du château.

– Oh ! fit le jeune homme.

– Eh bien, oui. Le parc de Grisolles est grand, les jardins sont vastes ; mais ils ont des limites, un mur pour horizon. Ici, je suis au milieu de l’immensité ; à droite, à gauche, à perte de vue, des plaines ; rien ne ferme les horizons, si ce n’est, par une illusion d’optique, le ciel qui s’abaisse, là-bas, derrière les sommets des coteaux.

Plus d’une fois il m’a pris des envies folles de me mettre à courir à travers champs, en jupe courte et les cheveux au vent, comme les fillettes du village que je vois prendre leurs joyeux ébats, ayant la gaieté dans les yeux, l’éclat de rire sur les lèvres.

Je n’étais pas née pour être riche, commença-t-elle avec une sorte d’amertume.

– Oh ! ne dites pas cela, mademoiselle, l’interrompit Édouard, vous ne pouvez pas le dire, quand vous faites un si noble usage de votre fortune.

– Je le dis, répliqua-t-elle, ébauchant un sourire, parce que, en dépit de ma nature sérieuse, réfléchie, paraît-il, et même encline à la gravité, je n’ai pas des goûts en rapport avec ma fortune. Je le dis comme je le pense, je devrais être une de ces paysannes qui travaillent aux champs du matin au soir, mordues par le hâle, brûlées par le soleil.

– Mon Dieu, mademoiselle, balbutia Édouard fort troublé, pourquoi parlez-vous ainsi ?

– Monsieur Lebel, est-ce que vous me croyez heureuse ?

– Mais…

– Ah ! heureuse, heureuse !… J’ai des aspirations, je les renferme en moi ; j’ai un cœur comme les autres femmes et, sans cesse, j’en comprime les battements ; depuis quelque temps j’ai donné un but à ma vie ; je voudrais… eh bien, oui, je voudrais une réparation, une réhabilitation… et je m’arrête, je n’ose pas !

Le jeune homme regarda Claire avec surprise.

– C’est vrai, reprit-elle, vous ne comprenez pas, vous ne pouvez pas comprendre. Oh ! désirer, vouloir une chose et s’arrêter dominée par la peur !

– Mademoiselle, vous m’effrayez !

– Non, monsieur Édouard, rassurez-vous ! Qui sait ? J’ai encore confiance en l’avenir. Hier, cela m’a fait du bien d’entendre notre bon vieux curé parler de l’espérance.

Après un silence, elle reprit :

– On vante mes qualités, mais on ferme les yeux sur mes défauts, et pourtant j’en ai un dont je n’ai pu me corriger. Je suis défiante, monsieur Édouard, et je me vois entourée de pièges qui, peut-être, n’existent que dans mon imagination ; de là mes inquiétudes, mes soucis, mes bizarreries d’humeur. Ah ! comme la jeune fille des champs, insoucieuse et insouciante, que je voudrais avoir sur les lèvres le franc éclat de rire !

Je suis grave, disais-je tout à l’heure, affaire d’éducation, attitude imposée par le monde, qui rend esclave par ses exigences. En vérité, je change ou plutôt, je fausse mon caractère, je mets un frein à mes enthousiasmes, je suis obligée de cacher mes sentiments, on trouverait singulier que j’eusse de la sensibilité ; je dois feindre, dissimuler, toujours me contraindre ; et si je me laisse aller à un élan irrésistible en dehors des idées étroites et mesquines de notre monde provincial, je blesse les convenances. Il faut que je sois cela, je le suis.

On pourrait me croire indépendante, erreur ; je ne jouis d’aucune liberté, parquée que je suis dans un cercle où ni un regard ni un sourire ne m’est permis. On ne me pardonne pas d’être triste, si je n’en donne point la raison, et je n’ai pas le droit d’avoir un éclair de gaieté avec celui-ci ou celle-là ; il faut que je sois gaie pour tous. On étudie ma physionomie, jusqu’à mes mouvements ; on voudrait pouvoir fouiller jusqu’au fond de ma pensée et mettre mon cœur à nu. Mais si je cachais une de mes pensées, le petit secret le plus innocent, ce serait un crime aux yeux de mon entourage, qui a si bien fait de moi sa chose que je ne m’appartiens plus. La châtelaine de Grisolles si enviée, que l’on croit si heureuse est prisonnière dans son château.

– Mais, mademoiselle, dit Édouard, visiblement ému, pourquoi ne vous rendez-vous pas libre ?

– Comment ? fit-elle tristement ; est-ce que je le puis ? Fermer le château ! Ah ! il y en aurait des cris, des grincements de dents, des colères terribles ! Je serais la cible sur laquelle mes bons amis d’aujourd’hui tireraient à bout portant ; les langues bien pendues auraient beau jeu, on n’aurait pas assez de ses ongles pour me déchirer, me déchiqueter, me traîner sur la claie. Et qui me protégerait contre toutes les fureurs déchaînées ? Je n’ai pour soutien que mon tuteur, et le cher homme, malgré la grande affection qu’il a pour moi, ne serait guère capable de me défendre.

Il est trop tard aujourd’hui pour que je puisse changer quelque chose à ce qui existe, à la situation difficile dans laquelle je me suis mise. Pour me délivrer, il faudrait un de ces événements… Se présentera-t-il ? J’attends !

– Oui, mademoiselle, votre mariage, prononça l’artiste d’une voix étranglée.

– Mon mariage, oui, mon mariage, répliqua Claire avec une sorte d’emportement, voilà ce que l’on voudrait. Je suis la proie ; qui se jettera dessus et la saisira ? À la satisfaction des uns et à leurs ricanements répondraient les hurlements de colère des autres. Voilà encore un des malheurs d’être riche, le pire de tous. Je suis bien une proie à saisir ; depuis dix-huit mois j’assiste, non sans écœurement, à une chasse aux millions. Et Dieu sait ce qu’il m’a fallu, jusqu’à ce jour, déployer d’adresse et de diplomatie pour que les chasseurs ne se soient pas déjà dévorés entre eux.

Eh bien, je ne me marierai pas.

– Pourtant, mademoiselle…

– Ah ! ne me répétez pas ce que M. Darimon m’a déjà dit cent fois. Je sais bien que vivre seule et vieille fille est ce qu’il y a de plus douloureux au monde ; je n’éprouve aucun éloignement pour le mariage, au contraire ; car, orpheline et sans famille, j’ai plus que beaucoup d’autres femmes besoin d’affection et de tendresse.

Vous le voyez, monsieur Édouard, je vous parle avec franchise et confiance, et je vous dis, à vous, ce que je n’ai encore confié qu’à ma plus intime amie ; je sais que vous avez de l’amitié pour moi et que bon et ayant beaucoup souffert, vous pouvez me plaindre.

Allez, je n’ai pas, comme certains paraissent le croire, un cœur de marbre ; ah ! Dieu seul sait ce qu’il contient de dévouement et de tendresse qu’il voudrait donner. La tendresse ! mais elle déborde de mon cœur ! j’ai besoin d’aimer et d’être aimée ; je ne repousse pas l’amour, je l’appelle !

Le jeune homme, haletant, tenait sa tête baissée.

– Eh bien ! continua Claire, malgré cela, je ne veux pas me marier ! Édouard se redressa brusquement.

– Mais que se passe-t-il donc en vous ? fit-il.

– Je ne serai jamais aimée ! s’écria-t-elle avec un sanglot dans la voix.

– Que dites-vous, mademoiselle ? Jamais aimée, vous ? Mais vous serez adorée !

Elle secoua douloureusement la tête.

– Ce n’est pas moi, ce sont mes millions qu’on aimera.

Édouard arrêta sur ses lèvres des paroles qui pouvaient trahir son secret et que, peut-être, Claire attendait.

Il étouffa un soupir et de nouveau sa tête s’inclina sur sa poitrine. La jeune fille, elle aussi, étouffa un soupir ; puis après un bout de silence, elle reprit :

– D’après ce que je vous disais tout à l’heure de mon existence à Grisolles, monsieur Édouard, existence toute de contrainte et de dissimulation forcée, vous devez comprendre combien je suis heureuse, en ce moment, de m’être quelque peu émancipée et combien je vous sais gré d’avoir bien voulu quitter votre travail pour me donner cette après-midi tout entière.

Elle continua d’un ton animé :

– Je ne sens plus peser sur moi l’atmosphère lourde du château, qui m’écrase et au milieu de laquelle j’étouffe, parfois ; je ne sais ce que j’éprouve à cet instant ; ma tête est dégagée des vapeurs qui l’alourdissent ; je me sens si légère que, volontiers, je croirais avoir des ailes ; c’est comme une douce et bienfaisante rosée qui tombe sur moi et qui aide à une dilatation de tout mon être. Une vivifiante chaleur circule en moi, pénètre dans mon cœur et provoque en lui des vibrations qu’il ne connaissait pas encore.

Il me semble que, pauvre recluse, je respire pour la première fois le grand air de la liberté, et je me compare à l’oiseau qui, échappé de la cage où on l’avait emprisonné, lance vers le ciel un cri de joie et de reconnaissance.

Malheureusement, poursuivit-elle tristement, ce n’est qu’une illusion, un bonheur d’un instant ; la vie qui m’est faite, à laquelle je ne puis me soustraire, va me reprendre dès demain, et les jours se suivront, toujours les mêmes.

Je suis capricieuse, fantasque, prétend-on ; oui, peut-être ; mais il ne m’est point permis d’agir selon ma volonté et ma fantaisie. Je ne suis pas libre, je ne suis pas libre !… Oh ! être garrottée comme je le suis et ne pouvoir rompre mes liens ! Il me faut quand même traîner ma chaîne.

On a constamment les yeux sur moi, on donne à mes regards de fausses interprétations ; si je ne mets pas le plus grand soin à mesurer mes paroles, elles sont l’objet d’absurdes commentaires ; je ne peux pas aller ici ou là, faire ceci ou cela sans qu’on cherche à en tirer telles ou telles conséquences.

Vous avez bien voulu m’accompagner aujourd’hui, nous sommes allés à pied et nous revenons de même, – c’est un plaisir que j’ai voulu me donner, – eh bien, demain, si ce n’est dès ce soir, on saura que M. Édouard Lebel m’a offert son bras, que nous avons causé sur la route comme deux bons amis et que pour retarder notre retour au château nous avons marché lentement.

Alors, mécontentement général : il y aura des exclamations de surprise, des cris d’indignation, des colères sourdes ; mais que m’importe !

– Mon Dieu, mademoiselle, dit gravement le jeune homme, je suis heureux et fier du grand honneur que vous avez bien voulu me faire ; mais peut-être avez-vous eu tort de ne pas songer assez à ce que pourraient-dire les personnes que vous recevez au château.

– Encore une fois, monsieur Édouard, cela m’importe peu.

– Oui, mademoiselle, mais je ne puis penser comme vous, car j’ai grand souci de votre tranquillité. Certes, notre promenade à pied ne m’a pas été moins agréable qu’à vous, mais je souffrirais cruellement si vous deviez regretter de l’avoir faite.

– Ce que j’ai fait, monsieur Édouard, je l’ai voulu ! s’écria-t-elle avec un mouvement de tête plein de fierté.

– N’y verra-t-on pas une sorte de défi ?

– Si l’on y voit cela, tant mieux, tant mieux ! Mais qu’on me provoque donc afin que je puisse enfin lever la tête et parler haut.

Les beaux yeux noirs de Claire s’étaient illuminés.

– Je suis lasse de me contraindre, reprit-elle avec véhémence, lasse d’opprimer ma volonté, lasse de tenir enfermé en moi tout ce que je pense, lasse de cette absolue réserve que l’on m’impose et qui, je le répète, n’est pas dans ma nature où tout est élan et franchise. Ah ! nul ne sait ce que j’ai déjà souffert et ce que je souffre encore !…

Riche, trop riche, hélas ! je ne sais pas ce que c’est que la joie de vivre. Je la maudis, monsieur Édouard, je la maudis tous les jours, cette fortune que mes parents m’ont laissée. C’est à cause de ces millions qu’on fait de moi une esclave ! Oui, oui, je suis l’esclave de ce monde qui m’entoure, qui m’enserre dans ses préjugés, ses convenances, et j’ai une soif ardente de liberté !

– Mademoiselle, dit doucement l’artiste, il me semble que vous pourriez vous rendre un peu plus libre.

– Comment ? répliqua-t-elle avec vivacité ; rien ne m’est permis ; je dois tenir mon rang, ah ! ah ! ah ! mon rang ! J’aime beaucoup Julie, et vous savez si elle m’est dévouée ; eh bien ! si je cause avec elle un peu familièrement, je manque de dignité, je déroge, je m’abaisse. C’est absurde, n’est-ce pas ? mais c’est ainsi.

– Que ne dira-t-on pas demain, quand on saura que je vous ai accompagnée ? dit le jeune homme, souriant tristement.

Claire s’arrêta brusquement, et, serrant le bras de son cousin :

– Vous, monsieur Édouard, dit-elle avec émotion, vous êtes un artiste, l’ami de Mlle Dubessy.

Puis, se remettant à marcher :

– Ma liberté, reprit-elle, serait, comme vous le disiez tout à l’heure, dans le mariage ; ah ! je le sais bien ; mais encore faudrait-il que je ne me donnasse pas un maître, un oppresseur. J’aimerais celui dont j’accepterais le nom de toute la force de mon cœur et de mon âme ; je l’aimerais saintement, avec dévouement, avec passion. Je le voudrais instruit, distingué, courageux, supérieur à moi par l’intelligence. Mais ce que je voudrais, surtout, ce serait qu’il m’aimât autant que je l’aimerais.

– Mademoiselle, vous trouverez cet homme vraiment digne de vous et qui consacrera sa vie à vous rendre aussi heureuse que vous méritez de l’être.

– Peut-être, soupira-t-elle.

– Celui-là, mademoiselle, ne saurait être un maître, l’oppresseur ou le tyran que vous paraissez redouter.

– J’ai aussi mes rêves, monsieur Édouard ; je me suis fait un idéal de l’existence à deux, et comme on va loin avec l’imagination, je n’ai pas exclu les enfants de l’existence rêvée, plusieurs enfants que lui et moi adorerions et qui grandiraient sous nos yeux, augmentant encore notre mutuelle tendresse, si c’était possible.

Les yeux du jeune homme se remplirent de larmes.

– Ah ! s’écria-t-il d’une voix tremblante, comme vous méritez bien d’être aimée ! Je vous le dis encore, mademoiselle, vous serez adorée, vous serez l’idole de celui que vous aimerez !

– Eh bien, oui, si je me marie, – et il le faudra, – c’est que j’aurai la certitude d’être aimée de mon mari comme j’ai besoin de l’être. Oh ! je serai exigeante : il faudra qu’il me voie au-dessus de tout, qu’il compte ma fortune pour rien, que je sois tout pour lui, que, pour moi, il soit prêt à tous les sacrifices, même à renoncer, si je le lui demande, à ses rêves ambitieux les plus légitimes. Je ne voudrais pas qu’il puisse préférer quelque chose à moi. Cependant entendons-nous, monsieur Édouard, je ne prétendrais pas m’emparer si bien de sa personne, de sa vie qu’il ne puisse plus rendre aucun service à son pays, s’il est appelé à lui en rendre. J’ai les inutiles en horreur et je ne voudrais pas que mon mari en fût un. Mais je tiendrais à être le mobile de ses efforts, de son travail, de son ambition ; et s’il arrivait à une haute situation, à la renommée, à la gloire, je voudrais que ce fût un hommage fait à sa femme.

– À celui que vous aimerez, mademoiselle, vous donnerez une force si grande que rien ne lui sera impossible ; il s’élèvera aussi haut que vous le lui demanderez. Alors, n’étant quelque chose que par vous, comment voudriez-vous qu’il ne vous dise pas : « – C’est à vous ou c’est à toi que je dois ce que je suis aujourd’hui ; ton affection m’a constamment soutenu, entretenant dans mon âme toutes les ardeurs nécessaires pour la lutte ; c’est dans ton regard, tes sourires, tes baisers, c’est dans mon amour pour toi que j’ai puisé tout mon courage ; c’est donc pour toi, uniquement pour toi, que j’ai lutté et vaincu, et je dépose à tes pieds, comme un hommage de reconnaissance, ma situation, ma renommée et ma gloire. Tout cela est à toi, puisque c’est pour toi que je l’ai conquis. »

– Monsieur Édouard, répondit Claire avec une émotion profonde, il semble que vous avez lu dans ma pensée, car ce que vous venez de dire est dans mon rêve de bonheur.

– Je sais un peu quelles sont vos aspirations, mademoiselle.

– Oui, et vous comprenez, vous, ce que je voudrais trouver dans l’homme à qui je confierais le soin de me rendre heureuse. D’abord, il faudrait qu’il fût en même temps mon ami et mon époux, mieux encore que mon époux, mon amant ! ajouta-t-elle, en baissant la voix et en rougissant.

– Le mari qui aime sa femme comme je comprends qu’on l’aime, répondit Édouard, a pour elle toutes les tendresses passionnées de l’amant.

– Voilà le mari du rêve, fit Claire en soupirant, ce n’est pas celui de la réalité. Aussi ne suis-je point pressée de me marier. Pour me débarrasser d’une foule d’importuns, je ne veux pas courir le risque de me mettre une autre corde au cou. Et cependant, c’est bien vrai, ce monde me tient en esclavage.

Ah ! que vous êtes heureux, monsieur Édouard, de pouvoir, le dimanche, faire des excursions aussi longues qu’il vous plaît ! Vous nous délaissez, mon tuteur et moi ; mais je ne vous blâme point, je trouve, au contraire, que vous avez raison. Quand on le peut, on fait bien de se soustraire à l’ennui.

Vous partez de bon matin, libre, savourant les délices d’une solitude cherchée. Vous vous en allez à l’aventure, où vous conduisent vos pas, marchant vite ou lentement, comme il vous plaît, vous arrêtant où vous voulez, traversant les plaines, grimpant les coteaux ou vous égarant au fond des bois.

Eh bien, je vous envie cette liberté d’action que je ne puis avoir. Vous êtes un homme, et tout ce qui vous est permis m’est défendu. Je ne suis qu’une jeune fille et je dois craindre sans cesse de me compromettre. Bon Dieu, que dirait le monde, si j’avais un jour l’audace de sortir seule ? Mlle Dubessy foule aux pieds toutes les convenances, elle jette son bonnet par-dessus les moulins !

J’ai des chevaux, des voitures, il ne m’est pas permis de sortir à pied, même si c’était nécessaire à ma santé ; et si je vais à la ville ou ailleurs, il faut que je sois accompagnée par M. Darimon ou ma femme de chambre. Si l’on vous voyait en jour seul avec moi dans ma voiture, monsieur Édouard, ce serait un épouvantable scandale. Voilà où j’en suis ; c’est à me sauver de Grisolles pour aller me cacher je ne sais où.

– Vous n’êtes pas heureuse, mademoiselle, je le reconnais.

– Oh ! vous pouvez dire que je suis malheureuse, très malheureuse, répliqua-t-elle d’un ton amer.

– Cela aura une fin.

– Quand ? Je me le demande. En attendant, je suis une victime, la victime de ma fortune.

– Mademoiselle, prononça l’artiste d’une voix hésitante, permettez-moi de vous le dire, vous voyez les choses un peu trop en noir.

– Non, non, riposta-t-elle avec une sorte de violence, je me débats inutilement pour échapper à une étreinte terrible. En vertu de ce que l’on appelle la bonne réputation d’une jeune fille, on paralyse toute la vitalité qui est en moi, on annihile ma volonté, on m’interdit les expansions, on m’écrase, on m’étouffe !

Ah ! vous ne savez pas tout, et si vous saviez…

Pour peu que cela continue, la lutte sera au-dessus de mes forces, je serai brisée, réduite à l’état de machine.

La promenade et le grand air me font beaucoup de bien ; une sève nouvelle pénètre alors en moi et me redonne la vigueur, la vie. J’aime l’équitation et je suis assez bonne écuyère…

– Excellente écuyère, mademoiselle.

– L’année dernière, vous n’étiez pas encore à Grisolles, je montais à cheval deux ou trois fois chaque semaine et je m’en allais seule, – je préférais cela, – ma monture lancée au grand trot sur la route. Je gagnais la forêt, je m’y enfonçais, je m’y perdais, choisissant de préférence les allées sombres, solitaires, silencieuses. Je me laissais aller à une rêverie que berçait le chant des merles, des rossignols et des fauvettes. Que de rêves j’ai ébauchés dans mes fantaisistes chevauchées ! Et comme je me sentais libre, heureuse, à l’aise, loin du monde et de ses ennuyeux bavardages !

Eh bien, on a trouvé à redire à cela : je ne devais pas m’en aller ainsi, seule, par monts et par vaux et moins encore courir les bois où je pouvais rencontrer mille dangers ; c’était une sottise, une chose inacceptable et tout à fait inconvenante ; quel droit avais-je de me faire respecter des autres si je ne me respectais pas moi-même ?

Ce qui me plaisait surtout dans ces promenades, c’était d’être seule, de m’isoler ; il me répugnait de me faire suivre par un domestique. Bref, on fit si bien que je cessai de sortir à cheval. Ce fut un sacrifice, et dans les premiers temps je le trouvai cruel.

De temps à autre, vous le savez, je monte encore à cheval ; je parcours au trot ou au galop les allées du parc et je reviens. Mes bons amis veulent bien me permettre cela, et je dois leur en être reconnaissante.

En achevant ces mots, elle essuya deux larmes qui s’étaient suspendues aux franges de ses paupières.

– Et c’est ainsi, reprit-elle en soupirant, que, peu à peu, je suis tombée dans une apathie physique qui menace de s’emparer de tout mon être.

Ah ! ce qu’il faudrait pour me forcer à me secouer, pour me faire sortir de mon inertie, de cette espèce d’énervement continuel qui me tue, ce serait un dévouement absolu, ce serait un ami sûr qui, mieux que mon tuteur, saurait me protéger et me défendre contre les autres et contre moi-même.

Édouard tressaillit violemment. Cette fois, il ne pouvait s’y tromper, l’attaque était directe. Oh ! comme il aurait voulu lui crier :

– Cet ami que vous appelez, ce cœur dévoué, qui ne demande qu’à vous protéger et à vous défendre, il est près de vous !

Mais non, il ne voulait pas parler ; imposant silence à son cœur, il le forçait à garder son secret.

Sous le regard clair et ardent de la jeune fille, il avait courbé la tête. Elle eut alors comme une explosion de douleur.

– Ah ! s’écria-t-elle, je ne le trouverai pas, ce protecteur, ce défenseur, je ne le trouverai jamais ! Je suis riche, trop riche pour être aimée ! On me range parmi les grands et les forts et on ne s’intéresse qu’aux petits et aux faibles ! Odieuse fortune, plus que jamais je te maudis !… Ah ! je voudrais être pauvre, forcée de travailler pour vivre ou obligée d’aller mendier mon pain, la besace sur le dos !

Un sanglot déchirant ponctua cette espèce d’imprécation.

– Mademoiselle, balbutia le jeune homme tout tremblant et affreusement pâle, de grâce, calmez-vous ; c’est une irritation nerveuse contre laquelle vous avez le devoir de réagir.

– Oui, vous avez raison, monsieur Édouard ; ah ! je suis folle !

Et ne pouvant plus les retenir, elle laissa couler ses larmes.

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